Guylain Chevrier, docteur en histoire, formateur et chargé d’enseignement à l’université, ancien membre de la mission Laïcité au Haut Conseil à l’Intégration. 3 mai 2017
"En visite à Sarcelles, Emmanuel Macron est venu à la rencontre des "communautés" qui composent cette commune de Val d’Oise. Mais est-ce réellement une bonne idée d’encourager le multiculturalisme dans une République Française bâtie autour de l’interculturalisme ?
Ne sommes-nous pas dans une campagne qui oppose des candidats aux visions antagonistes, entre d’un côté le racisme anti immigrés et de l’autre le racisme anti blanc ? Comment on peut passer au-delà des deux visions pour établir un bilan clair qui reflète la réalité ?
Guylain Chevrier : Résumer le face à face entre les deux candidats à cela serait une erreur, mais ne pas voir que parmi leurs électeurs se dessinent ces deux tendances en serait une autre. Du côté de Marine Le Pen, le discours anti-immigrés a drainé ceux qui ont toujours vu dans l’étranger la cause de tous les problèmes, avec des slogans du FN mettant en parallèle le nombre d‘immigrés et le nombre de chômeurs, tant d’immigrés de trop en France c’est tant de chômeurs en plus... La culture de l’identité nationale au travers de la proposition de la préférence nationale, devenue aujourd’hui la priorité nationale, entendant donner la priorité dans certains domaines aux seuls Français, favorise cette tendance, et à générer un sentiment de rejet de l’autre.
Il y a derrière cela implicitement l’idée que l’immigration ne peut être stoppée que grâce à ce type de mesure coercitive. Il faut bien dire qu’en matière d’immigration, le laxisme des gouvernements qui se sont succédé n’a rien arrangé, à quoi on peut rajouter la crise des migrants. Il y a aussi, l’idée moins clairement énoncée mais sous-jacente au discours sur l’identité nationale, de la perte de celle-ci en raison du mélange des populations de différentes origines avec la population française, jouant sur l’héritage d’une France catholique et blanche, seule viable aux yeux de ce parti. Il y a sans doute quelque chose de postcolonial à cette attitude, dans le prolongement de la nostalgie d’une France coloniale pour laquelle l’étranger était le dominé, adapté seulement à son pays d’origine et amenant avec lui en France les maux de celui-ci.
C’est François Fillon qui a parlé d’un racisme anti-français, levant un tabou politique qui a constitué un tournant dans la campagne, sur lequel on est passé un peu vite. Pour illustrer son propos, il suffit de voir le reportage diffusé sur France 2, "Les Français c’est les autres", en février 2016 [1], enquêtant dans des classes de collèges de quartiers populaires à forte présence de populations immigrées, des élèves lever la main lorsqu’on leur demande s’ils sont Français et ne plus la lever lorsqu’on leur demande s’ils se sentent Français, rejetant dans leurs propos une France qui les scolarise et procure à leurs parents l’ensemble du droit commun dû comme à tout un chacun. Ceci montrant la prédominance d’identités religieuses ou d’origine signant un échec de la politique d’intégration, là où elle est au cœur des enjeux, à l’école. On peut y voir le reflet de la montée des affirmations identitaires depuis une bonne vingtaine d’années, auxquelles on a laissé le champ libre, comme lorsque la République a flotté pendant quinze ans après les premiers voiles islamiques apparaissant dans une école à Creil en juin 1989, jusqu’à la loi du 15 mars 2004 qui y a mis fin, en interdisant les signes religieux ostensibles dans l’école publique.
On peut y ajouter un Collectif contre l’islamophobie en France qui fait recette, en jouant sur une victimisation à outrance des musulmans dans notre pays, présentés comme l‘objet d’un racisme d’Etat, qu’on banalise et laisse faire. On a vu s’organiser dans le cadre du mouvement « Nuit debout » des réunions non-blanches, et dans ce prolongement des camps dits dé-coloniaux, auxquels on invitait à s’inscrire uniquement ceux qui se considéraient comme victimes de discriminations en France, interdits de fait aux blancs. Le journal Le Monde a même relayé, dans le cadre de la campagne électorale ce thème, mettant en exergue dans son édition du week-end (29-30 avril), les propos d’un électeur de la France insoumise, expliquant : « J’ai compris que l’absence de toute peur de Le Pen, c’était le privilège d’homme blanc hétéro ». Ceci en disant long sur l’état de confusion et de dégradation de notre société, de plus en plus pensée par certains au regard de références identitaires : blancs/non-blancs, hétéros/homos, lesbiennes…
Le candidat d’En marche, lorsqu’il déclare qu’il n’y a pas une culture mais des cultures en France, flatte ce sentiment anti-français. Il le fait encore, lorsqu’en déplacement à Sarcelles, au cœur de la banlieue où le communautarisme va bon train, il fait l’éloge de la diversité, sans précaution, en faisant passer la République et ses valeurs, l’égalité, au second plan. Il y défend avant tout l’égalité des chances, en s’adressant, non pas aux milieux populaires, mais à cette diversité à laquelle il aime faire appel, en avançant des mesures de discrimination positive qu’il entend mettre en place. Il le fait encore, lorsqu’il déclare dans un entretien au journal Marianne, s’agissant du rapport à Dieu, "je ne demande pas aux gens d’être modérés, ce n’est pas mon affaire (…) Dans sa conscience profonde, je pense qu’un catholique pratiquant peut considérer que les lois de la religion dépassent les lois de la République". N’est-ce pas donner des gages à ceux qui pensent leur religion comme devançant toute autre identité, comme c’est le cas selon l’étude récente de l’Institut Montaigne sur l’islam en France, dévoilant qu’un tiers pratiquement de nos concitoyens musulmans considèrent comme normal de faire passer la religion avant les lois de la République ?
Il en va d’un sentiment qui se fait jour dans une partie de la population de notre pays et qui exprime un rejet de la volonté de vivre ensemble sur des principes communs qui sont ceux de la Nation, de notre République, d’écrire une histoire commune, de se considérer comme partageant une même culture et un même destin.
La réalité, c’est que ni l’un ni l’autre de ces argumentaires ne sont en phase avec la société, comme le dernier rapport sur le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie de la CNCDH le montre, en soulignant que l’indice de tolérance dans la population française au regard des étrangers, de la diversité, est très bon, ainsi que le sentiment de cohésion nationale et ce, malgré les attentats qui ont marqué l’année 2015. Mais ces sentiments de rejet anti-immigré ou anti-français, sont bien présents dans la campagne, autour desquels une partie du résultat pour chacun des deux candidats se joue.
Quels sont les arguments et les ambitions politiques qui se cachent derrière ces prises de positions ?
Guylain Chevrier : Les arguments sous-jacents à ces deux discours, et leurs publics électoraux, sont diamétralement opposés. Marine Le Pen surfe sur un vote protestataire radical, qui rejoint la question identitaire, avançant ainsi parler directement au peuple. Elle tire derrière le projet d’une France conservatrice, catholique et nationaliste, bien des courants contestataires de notre société. Sa posture antisystème participe de la mobilisation du vote protestataire sur sa candidature. Des dégâts de la mondialisation mettant en concurrence les peuples à l’Union européenne, ou semble se perdre la capacité des États à décider pour eux-mêmes, à minorer les peuples jusqu’à mettre en doute la démocratie, jusqu’à la légitimité des grandes formations politiques qui ont contribué à l’installation de cette situation, avec un mouvement de libéralisation depuis des années dont la soumission à une monnaie unique n’est que la partie émergée de l’iceberg.
Elle porte aussi le rejet des grands médias acquis au système, où domine un discours de consensus avec le libéralisme et de victimisation permanente de l’immigré, des « minorités » dites « visibles », mondialiste, européiste, parisianiste. Elle fait recette bien plus dans les campagnes et à la périphérie des centres urbains. Elle mobilise tous ceux qui se sentent à tort ou à raison abandonnés par l’Etat, où l’on trouve toujours une certaine résonnance identitaire. Des perdants des campagnes au regard de ceux des grands centres urbains qui réussissent, aux ouvriers, à la fois victimes de la mondialisation et de la perte de ce statut de classe au rôle pilote des luttes, longtemps perçus comme vecteur du progrès social, jusqu’à cette France insoumise qui refuse des règles du jeu où les élites dominent et ont tendance à se reproduire entre elles, alors que l’ascenseur social pour les autres, en période de crise, semble freiné sinon grippé. En passant par la montée de l’islam politique et radical qui n’est malheureusement pas un fantasme, qui alimente la tendance à un discours anti-immigré du FN, qui a toujours été au cœur de l’idéologie de ce parti. Sans oublier une politique de la famille très conservatrice qui bien au-delà du FN touche un électorat de la droite classique, correspondant à une dimension fondamentale d’un vote catholique qui y reste bien présent.
Concernant Macron, ses électeurs sont globalement les gagnants du système, ceux des réseaux, pour lesquels l’ouverture à la mondialisation ne fait pas ressentir ses effets, ou des électeurs socialistes qui ne se sont pas reconnus dans le projet autant que dans la personne d’un Benoît Hamon. Des socialistes acquis à une sociale démocratie à l’européenne, à la realpolitik des gestionnaires, et non plus à un PS à la française, de tradition plus ou moins révolutionnaire. Ce sont ceux des grands centres urbains, plutôt jeunes, aux mœurs libérées, qui voient les problèmes des banlieues de loin, sont acquis au multiculturalisme derrière la seule idée de tolérance, à un modèle anglo-saxon libéral fondé sur l’hyper-individualisme. Macron est du côté de la réussite et de l’élite, comme le modèle d’un capitalisme de la séduction, au risque d’une apparence trompeuse. Il bénéficie aussi d’un vote communautaire, celui de parties de certaines banlieues à forte population immigrée résistantes à la l’intégration, aux yeux desquelles il apparait comme le moins laïque des candidats. Il y a eu aussi, il faut le souligner, un « vote utile » en sa faveur, apparaissant comme le seul candidat susceptible de rassembler pour faire barrage au FN en cas où ce parti soit qualifié pour le second tour. Il joue sur la jeunesse, l’intelligence de la conduite des choses, la compétence, la méritocratie, l‘ouverture, mais la réalité est sans doute plus complexe qu’elle veut bien se laisser voir derrière des arguments peut-être un peu trop faciles, séduisants.
Marine Le Pen a l’ambition de porter pour la première fois l’extrême droite au pouvoir, de plus une femme, le projet d’une France un peu intemporelle et irréelle, repliée, nationaliste, discriminatoire, mais qui, dans la confusion générale, risque de bien correspondre à une crise de confiance que traverse la société française, atteinte par la mondialisation, minorée, critiquée, mal représentée, avec des populations populaires ayant tendance à être méprisées par les médias dès lors qu’elle ne sont pas immigrées. Un projet qui était inimaginable il y a seulement trente ans. Mais avec quels risques à jouer sur des divisions, des affrontements, pour quel résultat ? Il est vrai aussi pour gouverner avec qui, quelle majorité sortant des urnes des élections législatives ?
Macron entend faire gagner le « ni droite ni gauche », l’homme providentiel, le culot, l’ambition. Il est l’homme de la troisième voie à la façon d’un Tony Blair, mais peut-être plus encore d’un Gerhard Schröder, qui a réalisé comme social-démocrate en Allemagne des réformes structurelles d’une rare violence, que la droite n’avait pas pu ou su faire, avec la libéralisation du marché du travail, la baisse des prestations sociales et la réforme des retraites. Il est aussi l’homme de la mondialisation et de la fin des frontières, européen convaincu, le multiculturalisme ne lui fait pas peur. Mais attention à ne pas sous-estimer le vote protestataire et antisystème qui a fait environ quarante pour cent lors de ce premier tour, et une France républicaine laïque, égalitaire, qui n’a pas dit son dernier mot.
Comment adapter une vision correspondant à la réalité du terrain à un programme politique ?
Guylain Chevrier : Cette élection est au croisement d’un conflit moral, relativement au choix de société qui se joue derrière les nombreuses contradictions et protestations qui dominent, à quoi ni l’un ni l‘autre des candidats ne pourra, chacun pour des raisons différentes, répondre. Il a été souligné que la France était coupée en quatre au vu des résultats du premier tour, et elle n’est pas prête de se réconcilier sous les auspices des politiques ici proposées. Elle pourrait même, un cran plus loin, être vue comme coupée en deux, entre ceux perçus comme l’émanation du système et les anti-systèmes. Les élections législatives diront aussi beaucoup sur la majorité qui gouvernera, ce qui ne se règle pas qu’avec le second tour de l‘élection présidentielle. Si beaucoup, qui sont en désaccord avec Macron, qui a toutes les chances d’être élu, vont voter pour lui pour faire barrage au FN, et heureusement, il est fort à parier qu’ils se « vengeront » si je puis dire, aux législatives.
Mais pour ce qu’il en est de la question identitaire, qui l‘air de rien est au cœur des programmes et des ambitions des deux candidats, avec d’un côté une France conservatrice, monolithique autant que possible, jusqu’à l’affrontement avec tout ce qui n’est pas national aux relents catholiques, et de l’autre, une vision mondialiste qui entend faire de la France un pays impersonnel dans la mondialisation, livré au culte des différences confinant à la différence des droits, il y a de la place pour une toute autre réponse, en matière de programme politique.
Nous avons la chance d’avoir entre les mains une belle République comme elle est exposée à l’Article premier de notre Constitution : Indivisible, unie autour d’une même langue et du principe selon lequel une même loi s’applique à tous sur le territoire national, la liberté étant cette Nation constituée d’un peuple érigé en corps politique souverain ; Laïque, c’est-à-dire qui autorise toutes les convictions, opinions et croyances, qui porte au-dessus des différences l’égalité par-delà la couleur, l’origine, la religion, favorisant ainsi que nous nous mélangions, meilleure prévention contre le racisme ; Démocratique, qui préserve la possibilité pour le peuple de choisir son destin, voire de le reprendre face aux officines qui tentent de l’en déposséder ; Sociale, permettant à tout un chacun sans considération de différences d’accéder à la protection sociale, à l’aide sociale, à l’école, d’avoir un droit du travail protecteur comme nulle part ailleurs. N’est-ce pas avant tout cela qu’il faudrait faire partager et même pousser jusqu’au bout, au lieu de jouer sur les contradictions identitaires, sur les communautarismes, faire un travail d’homogénéisation de ces valeurs qu’on laisse être malmenées, contestées, qui sont inscrites dans le triptyque républicain : Liberté-Egalité-Fraternité ? Sans pour autant nier les différences, mais les mettre à la place qui convient, dans la sphère privée. L’intégration républicaine de ceux qui arrivent sur notre sol passe sans aucun doute aussi par la maitrise des flux migratoires, si on veut éviter le communautarisme et accentuer la crise économique et sociale, entre contrôle rigoureux de l‘immigration illégale et respect de la loi, aide au développement des pays d’origine des migrants, voire sanctions en cas de refus de coopérer.
L’identité de la France a fait l’objet d’une belle œuvre, celle de Fernand Braudel, le grand historien. Il faut reprendre cette tâche sérieusement, car la France est dépositaire d’une belle identité, d’une culture riche inspirée par le souffle de la liberté contenu dans la Déclaration des droits de l‘homme et du citoyen, mais aussi d’exigences relatives à la responsabilité que cela engage, dans un contexte en mouvement aux mille possibles et aux mille dangers. Si cela concerne bien sûr avant tout les choix de la France, c’est aussi un enjeu de modèle, et celui de notre pays s’il a éclairé à un moment le monde, n’a sans doute pas fini de ce côté de produire de la lumière, à condition de ne pas le livrer aux divisions identitaires ou/et à la dissolution de la mondialisation. Quel que soit le candidat qui gagne, c’est sans doute autour de ce qui apparait là comme un véritable combat nouveau des Lumières, que l’avenir de notre pays se dira."
[1] Voir VIDEO "Les Français, c’est les autres" ("Infrarouge", France 2, 3 fév. 16) (note du CLR).
Voir aussi "Les Français sont plus tolérants mais restent pétris de préjugés" (lefigaro.fr , 30 mars 17), "Intolérance, racisme et antisémitisme restent à un niveau bas" (lemonde.fr , 30 mars 17), "Forte baisse des actes anti-musulmans : en finir avec la culpabilisation ?" (G. Chevrier, M. Bezouh, atlantico.fr , 22 oct. 16), M. Chebel : "Les Français ne peuvent pas être plus tolérants qu’ils ne le sont déjà" (leparisien.fr , 20 juil. 16), La France est plus tolérante, selon la Commission consultative des droits de l’homme (scienceshumaines.com , 14 juil. 16), Enquête de l’Institut Montaigne : 28 % des musulmans seraient « ultras » (20minutes.fr , 19 sep. 16), Sondage sur l’islam : "l’échec de l’intégration culturelle" (F. Saint Clair, lefigaro.fr/vox , 19 sept. 16), "Musulmans de France, l’enquête qui fait peur" (E. Lévy, causeur.fr , 19 sept. 16) (note du CLR).
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