Guylain Chevrier, docteur en histoire, ancien membre de la Mission laïcité du Haut conseil à l’intégration. 21 décembre 2016
"Malgré des modifications apportées à cette loi depuis sa première présentation à l’Assemblée nationale en avril, celle-ci demeure toujours en décalage avec les véritables fractures politiques du pays.
[...] La loi fait retour devant le Sénat après une navette parlementaire, où il s’était montré très prudent sur certaines propositions en les repoussant. Celles-ci se résumaient dans une volonté d‘instaurer des éléments de discrimination positive en contresens de l’intitulé de la loi. Ceci, au nom d’une égalité réelle dont on connait le credo dans les pays qui la pratiquent, qui contribue à renforcer les différences et au final, conduit tout droit au multiculturalisme.
Cette façon de recentrer la loi sur la question des discriminations par exemple, avec un rapport biennal sur "la lutte contre les discriminations et la prise en compte de la diversité de la société française dans la fonction publique de l’État, la fonction publique territoriale et la fonction publique hospitalière", est d’une démagogie assez déconcertante. Qu’est-ce donc à dire, qu’il y aurait des discriminations dans la Fonction publique à ce point qu’une telle initiative se justifierait, alors que c’est précisément le lieu où il en existe le moins, justement parce que l’entrée s’y fait essentiellement sur concours. C’est l’Etat lui-même qui est ici mis en procès à travers cette présomption, que d’aucuns accusent par ailleurs d’être par essence raciste, ce que l’on alimente ainsi. En toute cohérence avec cette lecture des choses, on entend favoriser l’accès à la fonction publique par un tutorat à des jeunes en difficulté d’intégration sociale en leur réservant des places aux concours en interne, au niveau de 20%. On entend pour cela demander aux candidats de fournir des données relatives à leur formation et leur environnement social ou professionnel afin de produire des études et statistiques sur l’accès aux emplois mentionnés. Nous sommes en pleine discrimination positive ! Rien à voir donc avec plus d’égalité, comme on aurait pu le faire en passant par des dispositifs existants, comme les écoles de la seconde chance, avec des partenariats via, par exemple, le Centre national de la formation des fonctionnaires territoriaux (CNFPT), voire par un renforcement de dispositifs innovants à l’école. On est ici en pleine dérive. Mais le meilleur vient ensuite.
Au titre des dispositions relatives aux emplois soumis à condition de nationalité, avant le 31 mars 2017, le gouvernement doit remettre au Parlement un rapport sur la possibilité de lever la condition de nationalité "empêchant" les étrangers non ressortissants d’un État membre de l’Union européenne d’accéder au statut d’agent au cadre permanent de la SNCF. De la même façon, sera aussi remis un rapport sur les conditions d’emploi des étrangers extra-communautaires dans la fonction publique. On est en train rien de moins que de considérer qu’il faut ouvrir les emplois publics, ceux de la Fonction publique, à des personnes qui ne se sont pas des nationaux mais des étrangers de pays tiers, et donc, devraient ainsi pouvoir représenter l’action de l’Etat républicain dont ils ne partagent pas ce qui est contenu dans la citoyenneté politique, ce lien juridique qui unit le citoyen français aux institutions de son pays et à travers lequel il manifeste de s’y reconnaitre. L’accès à la nationalité française pour des étrangers ne passe-il pas par la Charte des droits et devoirs du citoyen français, texte juridique sur le fondement duquel, on évalue chez les candidats à la nationalité le partage des valeurs, principes et symboles de la République, la connaissance de ce sur quoi repose tout simplement notre société ? Il semble que l’on ait décidé de tout lâcher comme manifestation de l’aphasie politique de ceux qui aujourd’hui parle de citoyenneté et d’égalité et ne cherchent, semble-t-il, qu’à en saper les fondements. A être incapable d’avancer, on recule, au point de s’attaquer à la Nation et de créer une voie d’eau irréversible à des désordres qui nous conduisent tout droit dans le fossé sinon à terme, si on n’y remédie pas, au chaos.
L’égalité, c’est que tout passe par les mêmes règles et droits, ce qui n’élimera jamais les différences de classes sociales, mais garantit un cadre commun de penser et de culture qui seul est viable pour faire société. On va créer encore plus de frustrations avec cela, sans rien résoudre, car c’est le chômage qui est la première cause des inégalités, et on ne crée pas plus d’emplois avec la discrimination positive. On valide par cette démarche l’idée selon laquelle, le racisme dominerait la France et que ce serait pour cela que de nombreux jeunes d’origine étrangère seraient exclus, alors que justement certains encouragent cette lecture totalement erronée pour les rabattre vers eux, en les faisant se tromper de colère, à faire passer des difficultés sociales pour des discriminations. On sait depuis le dernier rapport (sur l’année 2015) de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), que l’indice de tolérance des Français à l’égard de la diversité de notre population n’a jamais été aussi bon, et ce, malgré les attentats [1]. Le déni de la réalité qui ressort de cette loi nous emmène vers plus de radicalisation et de fractures sociales, culturelles, ethniques, avec un FN en embuscade qui, une fois de plus, peut se frotter les mains. Espérons que le texte de loi évolue, pour qu’en soient levées ces graves hypothèques, mais il est à craindre que l’Assemblée nationale où la majorité gouvernementale domine, qui doit avoir le dernier mot, n’entende pas les voix de la raison.
Concrètement, en quoi l’ensemble des mesures proposées par cette loi vont-elles réellement aider les jeunes les plus fragilisés ? Ne se focalisent-elles pas plutôt sur des jeunes d’ores et déjà intégrés ? Quel est réellement l’objectif de cette loi et dans quelle mesure le remplit-elle réellement ?
Guylain Chevrier : On insiste sur la volonté de répondre, avec cette loi, à une situation de mal-être social chez les jeunes, et d’inquiétude de notre société au regard d’une partie d’entre eux, qui apparaissent comme ne se reconnaissant plus en elle. On pense à ceux qui ont perturbé dans les établissements scolaires la minute de silence suite aux attentats de janvier 2015 et qui n’étaient pas Charlie. Ces jeunes en mal-être social et identitaire, révélaient ce que l’on savait déjà mais que l‘on déniait, qu’une partie de la population des quartiers en difficulté, essentiellement immigrée ou issue de l’immigration, est en situation de détachement de nos principes communs, de la République. Une réalité particulièrement mise en relief derrière ce qui a été désigné par le Premier ministre, pour frapper les esprits, comme des quartiers connaissant "un apartheid territorial, social et ethnique", ou encore, à travers les propos tenus récemment par le ministre de la ville, Patrick Kanner, parlant de l’existence en France d’une centaine de quartiers pouvant présenter des "similitudes potentielles" avec Molenbeek [2].
Aussi, la question qui est posée, est de savoir si on répond effectivement à cette réalité, et comment on va pouvoir prévenir le risque d’un basculement dans la radicalisation. Ce qui est proposé là n‘est pas à la hauteur de ce défi, à travers des mesures qui s’adressent en réalité à ceux qui ne sont pas touchés par ce risque, ou sont les plus éloignés de celui-ci. Qu’il s’agisse de l’extension d’"une réserve citoyenne", qui doit permettre l’existence d’une armée de bénévoles pour "répondre à des crises urgentes", telle des catastrophes naturelles et donc, déjà capable d’être animés par l’idée de grande cause, de la création d’un "congé d’engagement" se définissant comme un droit imposable de six jours fractionnables par an, pour se consacrer à l’engagement associatif, ou encore, de l’extension du "service civique" conçu comme une "digue à la radicalisation", devant passer de concerner aujourd’hui environ 100.000 jeunes à 350.000 demain. Des propositions qui vont avoir un écho auprès de jeunes qui, déjà, sont donc dans l’état d’esprit de s’en saisir. Celles-ci constituant d’ailleurs un ensemble assez hétéroclite.
Certes, cela peut éviter que ces jeunes se rapprochent du risque de radicalisation, mais quid des autres, les principaux concernés, ceux qui sont déjà en risque, loin de tout sentiment d’adhésion à la République, voire qui la rejettent en bloc ? Ceux qui considèrent par exemple que la nationalité française, qui leur a été donnée par leur naissance en France, n’a aucune valeur à leur yeux, tel que le reportage de la série Infrarouge a pu le dévoiler (intitulé "Les Français, c’est les autres" et diffusé le 3 février sur France 2), en montrant des élèves de collège tenir un discours de déni de tout sentiment d’appartenance à notre communauté nationale, et revendiquant un droit à la différence comme supérieur à toute mise en commun de normes et de valeurs. Où prend-t-on en compte dans cette loi la fracture culturelle, religieuse, dite ethnique, le loupé de l’intégration des enfants de l’immigration qui peut être révélé derrière cette situation ? Un loupé qui tient avant tout à une baisse des exigences au regard des valeurs communes, alors qu’on a laissé se cultiver un droit à la différence dans les quartiers, qui a clairement abouti à la différence des droits particulièrement entre hommes et femmes, dans le cadre de la montée du communautarisme islamique. La loi à ce sujet est muette !
On peut s’inquiéter d’avoir vu ressortir dans ce contexte, la question de la dépénalisation du cannabis par la majorité gouvernementale, interrogeant le signe qui a entendu être donné là, à la fois aux jeunes qui ont fait contre la loi El Khomri les "nuits debout" un peu partout en France, et ceux des quartiers qui ne sont pas nécessairement les mêmes. La légalisation d’un expédient, pour répondre à la désespérance d’une partie de la jeunesse en mal d’avenir, est une sorte d’aveux d’impuissance politique pour ceux qui nous gouvernent, au regard de leur capacité à pouvoir proposer un idéal qui la valorise. L’encourager ainsi à se tourner vers des « paradis » artificiels dont le caractère néfaste pour leur santé et leur état moral n’est plus à démontrer, c’est du cynisme.
Réduire l’indispensable lutte contre l’exclusion à une telle loi ne revient-il pas à poser un cataplasme sur une jambe de bois ? Que traduit-elle du constat et du bilan que nos politiques dressent de la radicalisation d’une partie croissante notre société ?
Evidemment, on a le sentiment avec ces propositions que l’on pense pouvoir résoudre une situation d’une gravité extrême avec des dangers potentiels considérables, par des mesures qui ne seraient que des compléments à l’existant, qui ne constituent en aucun cas un changement de nature dans l’engagement de l’Etat avec les politiques passées, qui n’ont pas réglé le problème.
La critique que font les bailleurs sociaux dans l’accueil de cette loi, nous éclaire particulièrement. Cette loi a été conçue dans l’esprit de redonner une dimension forte au credo de la mixité sociale en matière de politique de la ville. Pour autant, les bailleurs sociaux posent la question de savoir comment on entend redonner envie aux classes moyennes, voire aux populations d’origine européenne, de réinvestir des quartiers qu’ils ont abandonnés ? Il n’en va d’ailleurs pas seulement d’une débauche de moyens de réaménagement tous azimuts, mais du recul d’un phénomène de communautarisation de certains quartiers bien ancrés que les bonnes intentions ne suffiront pas à freiner, qui est un repoussoir à cette dynamique. Le refus du mélange au-delà de la communauté de croyance, qui s’affirme à travers les manifestations ostensibles d’appartenance à un groupe à caractère religieux, qui domine nombre de quartiers de nos banlieues aujourd’hui, est en totale opposition avec l’idée de mixité et donc, un obstacle à l’un des buts affichés, problème pourtant ignoré par ce projet de loi. On ne préviendra pas le risque de radicalisation sans en passer par mettre en jeu cette question de l’ouverture à l’autre, qui est à l’opposé d’une forme de religion qui enferme, qui fait passer les valeurs religieuses et/ou culturelles avant celles de la République. Une réalité de plus, qui a été encouragée par des pratiques de clientélisme politico-religieux, vis-à-vis desquelles le déni est parfois total là où les problèmes sont les plus graves. On a récemment vu, en réponse à des témoignages comme ceux de Nadia Rémadna, de la Brigade des mères, dénonçant le laisser-faire de certains élus pour acheter la paix sociale dans les quartiers en Seine-Saint-Denis, une initiative prise, dénommée "Observatoire de la fraternité", être dans un déni total de cette réalité de certains quartiers. Un déni qui ne suffira pas à conjurer le pire.
Il en va d’une réponse globale à apporter à ces quartiers, où les élus soient incités par la loi à une politique de la ville qui intègre la promotion des valeurs de la République, en ne cédant rien sur nos principes communs, nos valeurs. Des principes et des valeurs qui inspirent d’ailleurs les politiques de cohésion sociale, de lutte contre les exclusions qui mettent en œuvre des moyens considérables, dont on ne peut faire reconnaitre la valeur qu’à la condition de nourrir l’aspiration à faire société ensemble. Redonner aux élus un rôle majeur, c’est les rétablir dans leur rôle démocratique, tant mis à mal au travers de la crise du politique et de ses fractures.
Quelle réponse apporter à cette fracture identitaire, morale et religieuse, pour proposer une alternative au communautarisme ? Comment revenir sur les territoires perdus de la République qui s’ancrent dans son rejet ?
L’égalité et la citoyenneté, ce sont des mots forts, même très forts, de haute exigence. Ils résonnent de principes communs, de droits, de libertés, mais aussi de responsabilités, de devoirs qui sont loin d’être partagés par l’ensemble de notre société et spécialement par l’ensemble des jeunes. Nos droits et libertés ne sont pas qu’un bien de chacun, individualiste, mais aussi un bien commun dont nous avons tous la responsabilité, ce qu’on a laissé tomber dans l’étrange depuis bien trop longtemps, à la faveur de chacun sa différence."
Lire aussi J.-P. Le Goff : La loi “égalité et citoyenneté” ou la démocratie rêvée des anges (lefigaro.fr/vox , 12 oct. 16), G. Chevrier : Les réponses gadgets du projet de loi égalité et citoyenneté (atlantico.fr , 13 av. 16), voir aussi VIDEO "Les Français, c’est les autres" ("Infrarouge", France 2, 3 fév. 16) (note du CLR).
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