Guylain Chevrier, docteur en histoire, enseignant et formateur en travail social, membre du Conseil d’administration du Comité Laïcité République. 17 avril 2024
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Le responsable d’un magasin près de Strasbourg est violemment accusé d’« islamophobie », de « racisme », avec menaces de mort, après avoir refusé une jeune intérimaire se présentant en portant un voile. La scène filmée du côté de la jeune femme voilée a été postée sur les réseaux sociaux. S’en sont suivis de nombreux appels à salir la réputation de l’enseigne avec raids numériques malveillants. Il a été déposé plainte par le gérant.
Lire "Derrière le cas Geox, le défi de l’entrisme islamiste pour les entreprises françaises".
Mélange des genres et ignorance, pour un procès en « islamophobie »
Alors que l’employeur lui dit que « c’est la loi en France », sous-entendu ce n’est pas illégal, elle répond, « Liberté égalité fraternité, un pays laïque. Sur mon contrat ce n’est pas écrit que je ne dois pas mettre le voile… » On voit ici un mélange des genres et une ignorance qui est aussi une des dimensions de ce genre de provocation, ouvrant des failles à toutes les mises en accusation, intimidations, susceptibles de faire accepter tout et n’importe quoi en matière de manifestation religieuses dans l’entreprise. La « devise » de la République ne s’applique pas directement à cette dernière, et pour cause, nous ne sommes pas dans le domaine public, pour autant, elle a un sens mais pas celui de toute évidence qu’elle croit. Parler d’un « pays laïque », sans en examiner les espaces et ce qui s’applique où et à quoi, ne signifie pas grand-chose. Le salarié de l’entreprise privé n’est pas agent de l’Etat et n’est pas dû à la neutralité vestimentaire, pour autant, il peut se la voir appliquer dans des cas limités prévus par la loi.
Lorsqu’elle dit pour se défendre que l’interdiction du voile n‘est pas écrite dans son contrat de travail, cela ne risque pas de l’être, car ce serait alors une discrimination directe, en ne visant que cette religion. Rappelons que la liberté de conscience est la règle, et donc qu’un salarié peut manifester ses convictions dont, religieuses, dans le privé, dans la mesure où cela n’entraîne pas de trouble. Aussi que, le contrat de travail est neutre, et ne peut comporter aucune référence aux convictions du salarié. De même, que le temps de travail doit être entièrement consacré à l’exécution du contrat de travail (pas de prière sur le temps de travail, le cas échéant pendant les pauses sans que cela ne trouble le travail des autres salariés). Il n’y a aucune obligation pour l’employeur à prendre des mesures favorables à tel ou tel croyant en le dispensant totalement des exigences propres aux buts poursuivis par l’entreprise. Et que, répondre favorablement à telle demande d’aménagement d’un salarié ne saurait entraîner un désavantage envers un autre qui ne demanderait rien.
La question de l’hygiène ou de la sécurité, peut justifier des restrictions en matière vestimentaire par exemple, ainsi que la nature de la tâche à accomplir, comme dans le cas de la représentation d’une marque qui impose un uniforme (On exclura ici d’évoquer les « entreprises de tendance » au cadre spécifique et qui sont marginales). Depuis l’adoption de la loi « travail » (El Khomri), en 2016, les entreprises peuvent introduire dans leur règlement intérieur une clause de neutralité qui élargit cette possibilité de neutralité vestimentaire, mais uniquement dans les relations avec la clientèle. Des restrictions qui doivent être « justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise », et « proportionnées au but recherché ». La Cour de justice de l’Union européenne, par un arrêt du 14 mars 2017 (CJUE, arrêt du 14 mars 2017, X… et ADDH, C-188/15), confirmé par un autre arrêt du 15 juillet 2021, a indiqué qu’une règle interne à l’entreprise interdisant le port visible de tout signe « politique, philosophique ou religieux » ne constitue pas une discrimination directe. Faut-il que cette politique de neutralité soit générale et systématique. La Cour de cassation dans son arrêt du 22 Novembre 2017 en a tiré les conséquences en droit français. Il a été laissé au juge national de vérifier la proportionnalité du but recherché, et donc la cause réelle et sérieuse à l’origine de cette clause dans le RI. On voit les précautions que l’on peut prendre avec les signes religieux, mais accepte-t-on qu’un salarié affiche son athéisme sur un tee-shirt ou « A bas le capitalisme ! » ? La question de la cohésion des équipes ou de « la paix sociale » dans l’entreprise ne saurait être ici évacuée.
Dans un communiqué, l’entreprise Geox assure que son « règlement intérieur respecte strictement les termes de la législation française (notamment l’article L1321-2-1 du Code du travail) qui autorise les employeurs pour ce qui est de la liberté religieuse à insérer une clause de neutralité ou une note de service relevant des mêmes règles ». La société exprime « tout son soutien aux équipes et aux clients menacés depuis (jeudi) et souhaite que le calme revienne le plus rapidement possible ». Comme on le voit, la loi prévoit bien cette situation et la possibilité d’une telle interdiction sans qu’il en aille du racisme ou de « l’islamophobie », terme dont on connait la puissance toxique.
Les enjeux du religieux en entreprise, entre provocation et islam rigorisme
La jeune femme à l’origine de l’esclandre s’est exprimée dans une vidéo postée sur Tiktok. « Je suis une nouvelle voilée », répète-t-elle plusieurs fois, tout sourire. Avant de poursuivre : « Mon entourage me demande pourquoi je me suis voilée du jour au lendemain. Est-ce que je dois avoir une raison ? ». Mettant en avant un risque de discrimination, elle révèle cacher volontairement aux agences d’intérim le fait qu’elle porte le voile. « Bien évidemment que j’ai pas changé mon profil Linkedin, ni sur mon CV, de peur que les recruteurs abandonnent toute poursuite avant de m’avoir vue », explique-t-elle, en riant. Se rend-t-elle compte seulement de de sa légèreté au regard de la portée de cette provocation ?
Selon le rapport de l’Observatoire du fait religieux en entreprise 2022-2023 (OFRE), on assiste à une nouvelle progression du fait religieux non sans problèmes. 23 % des situations repérées sont à forte densité de faits religieux, un chiffre en hausse : il était de 22 % en 2019/2020 et 19 % en 2018. Le nombre d’entreprises françaises déclarant être régulièrement ou occasionnellement concernées par un questionnement lié au fait religieux était d’une sur quatre en 2013, contre deux sur trois dix ans plus tard. Ces faits concernent très majoritairement l’islam puis l’évangélisme et autres. Des attitudes qualifiées de rigoristes, comme le refus de réaliser certaines tâches, de travailler avec des coreligionnaires, avec une femme, ou de la saluer pour motif religieux, remettent « intrinsèquement en cause l’organisation du travail, les relations entre les collègues ». En 2022, 14 % des interrogés repèrent régulièrement des comportements religieux considérés comme rigoristes, contre 7,8 % en 2019. Dans 89 % des situations dans lesquelles « des comportements considérés comme rigoristes sont repérés, la principale religion présente est l’islam ». On constate une nette dégradation de la perception des comportements religieux, davantage gênant dans la bonne réalisation du travail pour les salariés, passant de 29% en 2020-2021 à 35% en 2022-2023.
Plus d’un fait sur deux à caractère religieux nécessite une intervention managériale. La part des situations nécessitant une telle intervention et aboutissant à des tensions et des conflits est en progression régulière. Elle atteint 21 % en 2022 contre 19,5 % en 2020-2021 et 6% en 2013, année du premier rapport de l’Observatoire. Bien des situations sont plombées par le « pas de vagues », et des managers isolés sur tel ou tel site doivent se débrouiller, pouvant aller de tout accepter à tout refuser, en se mettant à la faute. La connaissance par les encadrants du droit et de la politique de leur entreprise, n’est décrite comme satisfaisante que dans environ 48% des cas. Quant à l’efficacité du soutien reçu pour gérer les situations difficiles côté hiérarchie, c’est loin d’être satisfaisant, environ 35 % des cas.
On notera que, une majorité des répondants (70 %) considèrent que le principe de liberté en matière de religion doit être pris en compte par les entreprises, ce qui n’est que le reflet de la liberté de conscience comme conviction partagée, mais « la même proportion considère que le champ d’application du principe de laïcité devrait être étendu aux entreprises privées » (70 %, contre 68,7 % en 2021 et 64 % en 2019). En réalité, on oublie fréquemment une dimension dans cette perception de plus en plus contentieuse du religieux dans l’entreprise par les salariés, c’est un phénomène d’affichage des convictions non simplement individuel, comme le revendique cette jeune femme voilée, mais de groupe, qui fait pression. Des comportements religieux ostensibles qui se multiplient dans le prolongement d’une logique communautaire, sinon communautariste, contraire à une cohésion sociale fondée sur une République indivisible, celle de « liberté – égalité – fraternité » précisément, qui volerait en éclats si on laissait notre société par un bout ou un autre être livrée à elle-même. Il n’y a pas de rejet global du fait religieux au travail, ni racisme ni rejet de l’islam comme religion, mais une réaction face à la montée de comportements qui « sont non-admis. » et posent de plus en plus légitimement et sainement problème.
L’enquête présentée par Hakim El Karoui, membre associé de l’Institut Montaigne, en 2018, défendant la réorganisation d’un « islam français », en témoigne. Elle soulignait la progression de l’idéologie islamiste chez les croyants musulmans dont, par « Les salafistes - branche rigoriste de l’islam - " qui « gagnent du terrain à l’intérieur de la communauté". Phénomène qui concerne surtout "les jeunes" (les moins de 35 ans), qui prônent une application littérale du Coran, de la charia, et s’opposent à toute adaptation. Selon un sondage Ifop de septembre 2020 pour Charlie Hebdo, 74% des Français musulmans de moins de 25 ans affirment mettre l’islam avant la République. « Nous sommes en face de problèmes immenses » avait lâché en son temps Gérard Collomb, faisant un constat alarmant lors de son départ du ministère de l’Intérieur.
Finalité économique de l’entreprise, mais aussi sociale dont il faut protéger le rôle !
Si la première finalité de l’entreprise demeure d’abord et avant tout économique, notre Ministre du Travail Muriel PENICAUD entend rappeler que l’entreprise est également devenue un lieu de socialisation, de discussions et d’interactions puisque le salarié tend de plus en plus à être considéré non plus seulement comme une ressource humaine, mais aussi comme un individu avec une histoire, une culture, une croyance (ou une non-croyance), des convictions et des préjugés propres. La tendance nous dit-on, de mouvements au sein de la société civile cherchant à faire reconnaître une égalité de traitement des populations, serait aussi engagée autour de la question du fait religieux en entreprise... Il ne faudrait pas se tromper de genre encore ici, en faisant comme on l’a fait avec l’école, pour laisser pendant des années désarmés les établissements scolaires et les profs, avant que par la loi enfin en 2004, on y réaffirme la laïcité. Il faut réaffirmer l’entreprise dans son rôle de premier agent de socialisation, d’intégration sociale, qui doit aussi savoir faire respecter les libertés de tous, en contrant les velléités de déstabilisation religieuses dont les signaux faibles et plus, sont indéniables. Pour cela, il faut garantir pour les chefs d’entreprises et les managers les outils pour agir, en ayant la pleine liberté d’avoir recours à une politique de neutralité dans les rapports avec les clients. Selon une étude Harris Interactive pour l’Institut supérieur du travail (IST), le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) et Le Point d’octobre 2021, sept salariés sur dix (72 %) se disent « opposés » à « des aménagements de travail formels » en fonction de « la pratique religieuse ». Ils refusent par exemple des « aménagements d’espace comme des salles de prière » (71 % s’y opposent) et le « port du voile » (68 % contre) dans leur entreprise ou établissement. On souligne qu’il existe dans ce contexte des discriminations qui renvoient à la mise en œuvre des processus de gestion de l’entreprise, le plus concerné étant l’embauche (situation repérée par 28 % des répondants- Rapport OFRE). On en arrive ainsi, par manque de réponse aux situations citées qui ne cessent de progresser, à des employeurs démunis qui font parfois le choix d’une sorte de « discrimination préventive » silencieuse, qui est à la fois inacceptable et ne fait que des perdants. C’est en prenant la mesure de cette réalité qu’on contrera les désordres dus au rigorisme religieux dans l‘entreprise, et particulièrement, l’entrisme islamiste qui guette chaque élargissement de la liberté religieuse vis-à-vis des autres libertés pour s’en prendre à la liberté tout court."
Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
Voir les mentions légales