Revue de presse

G. Brustier : « Il y a un monde entre Jean Jaurès et François Hollande » (Le Figaro, 31 juil. 14)

31 juillet 2014

"Jean Jaurès fut assassiné il y a tout juste 100 ans. Aujourd’hui, François Hollande peut-il revendiquer son héritage ?

Gaël Brustier : Jaurès figure sur un mug de la boutique du Parti socialiste (PS) : « What would Jaurès do ? » (« Que ferait Jaurès ? »). La question taraude donc nombre de socialistes le matin en prenant leur café ! C’est la prolongation en version merchandising d’une revendication d’héritage qui a été celle de tous ceux qui se sont réclamés de l’idéal socialiste depuis cent ans. Pas un seul n’a manqué à l’appel. Ni dans la « vieille maison » ni parmi ses dissidents, qu’ils aient été communistes en 1920 ou, plus tard, néosocialistes en 1933. Plus tard encore, les scissions du Mouvement des citoyens de Jean-Pierre Chevènement (1993) puis du Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon (2008) se sont réclamées de Jaurès. C’est une constante. Ce n’est pas toujours illégitime.

Les usages politiques de Jaurès tranchent cruellement, ces derniers jours, avec la richesse des études jaurésiennes… On ne peut se réclamer de Jaurès en le réduisant à quelques sympathiques citations qu’on utilise dans le seul but de faire croire que cet homme assassiné il y a cent ans aurait souscrit aux politiques actuelles. Jaurès est mort à la veille de la Première Guerre mondiale, avant la Révolution de 1917 et des soubresauts des années 1930. Aller raconter qu’aujourd’hui il voterait le « pacte de stabilité » ou qu’untel ou untel est sa réincarnation tient de l’absurdité la plus achevée. Personne, d’ailleurs, ne va aussi loin (sourire)… [...]

La gauche française et plus largement toute la social-démocratie européenne se sont-elles éloignées des fondamentaux de celui qui a contribué à unifier le mouvement socialiste ?

D’abord Jaurès est entré plusieurs fois en conflit avec la social-démocratie européenne de l’époque, en particulier avec la social-démocratie allemande, à laquelle il reprochait notamment de n’avoir aucune tradition révolutionnaire et de se réfugier dans l’intransigeance du verbalisme. La « tension amicale », lui, il l’a pratiquée ! Parlons de la période présente : comme l’ont montré Fabien Escalona et Mathieu Vieira dans leurs travaux, la social-démocratie a, depuis une trentaine d’années, perdu environ 20 % de sa base électorale en Europe. Elle a participé au consensus européen, celui qui a fait de « l’intégration négative », de la déréglementation et de l’orthodoxie économique et financière le moteur de l’unification de l’Europe. Elle a été confrontée à une grave crise d’identité (qui défend-elle ?) et à une incapacité à maintenir son hégémonie culturelle (quelle est sa vision du monde ?).

Quant à la gauche française, si elle veut être fidèle à l’idéal de Jaurès, elle doit non seulement rechercher ses sources républicaines, qui ne se résument pas à marteler des formules sur « l’ordre républicain » mais également puiser dans l’analyse de la société, de ses évolutions, les clés pour rebâtir un horizon et un projet émancipateurs. Ce que l’on appelle assez injustement « social-démocratie » est le plus souvent un simple social-libéralisme, actuellement mué en « social-conservatisme ». Quant à la gauche radicale, elle semble parfois s’égarer dès qu’elle perd le fil rouge de l’unité… S’il y avait une leçon à tirer de Jaurès pour l’actuel PS, ce serait le refus de laisser la République être confisquée par une classe sociale. Il avait été, en tant que député républicain modéré, particulièrement marqué par cette tendance de la bourgeoisie. En ce sens, l’utilisation des mots de la République à des fins de maintien d’un ordre social manifestement injuste n’a rien de jaurésien.

L’époque de Jaurès et la période actuelle sont-elles vraiment comparables ?

L’essor du socialisme, à l’époque de Jaurès, a deux causes : la Révolution française et la révolution industrielle. C’est dans cette réalité que le socialisme républicain puise alors sa force. On peut comparer, sur le plan international, les deux mondialisations (ainsi que l’a fait Suzanne Berger) et percevoir, à travers les réalités différentes de bouleversements de même ampleur, la nécessité d’une nouvelle synthèse intellectuelle pour y répondre. On peut aussi essayer de comprendre les formidables mutations que nos sociétés sont en train de vivre avec les bouleversements sociologiques de l’époque.

Jaurès cherche, comme les pionniers de la sociologie de l’époque, au premier rang desquels Émile Durkheim, à comprendre les processus sociaux. Il bâtit sa conception du socialisme républicain sur les interdépendances entre le prolétariat et la bourgeoisie et cherche à opérer une synthèse non seulement entre socialisme et République mais également entre l’humanité et Dieu… L’ambition intellectuelle qui est la sienne est immense, comme en témoigne L’Armée nouvelle, sa dernière grande œuvre.

Si on peut se demander si François Hollande aurait voté Jaurès aujourd’hui, Jean Jaurès voterait-il pour l’actuel président ?

L’UMP nous avait habitués, chaque année à Colombey, à manifester un gaullisme de profanation. La gauche devrait éviter d’en faire autant avec Jaurès. Penser l’œuvre de Jaurès, y puiser des outils pour la nouvelle synthèse à bâtir demain est nécessaire. Cela ne peut pas consister en une récupération hasardeuse, quelques analogies mal pensées, voire en quelques anachronismes… Jaurès mérite mieux."

Lire « Il y a un monde entre Jean Jaurès et François Hollande ».


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