Revue de presse

G. Bronner : Non, "le peuple" n’a pas voulu lancer un avertissement à Macron (L’Express, 13 juil. 22)

Gérald Bronner, sociologue, universitaire. 16 juillet 2022

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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Lire "Les législatives, un avertissement à Macron ? Faux, selon Gérald Bronner".

"Les spécialistes de la Rome antique l’ont souvent souligné : peu de peuples dans l’Histoire se sont abandonnés avec une telle application aux méthodes magiques de prédiction de l’avenir. Les affaires publiques, notamment, y étaient régies par l’interprétation qu’on pouvait donner d’un vol d’oiseau, du passage d’une souris ou du bruit du vent. L’inflation de la présence de ces techniques divinatoires dans l’espace public n’était pas un signe de sérénité. Elle indiquait l’ambition de réduire l’incertitude en externalisant les décisions plutôt que d’en assumer la pleine responsabilité. Comme Cicéron l’expliquait dans De la divination, quelle que soit la technique utilisée, ce sont toujours les dieux qu’on interroge. Et quand il s’agit des affaires de la ville de Rome, c’est à Jupiter que l’on s’adresse...

Quelques centaines d’années plus tard, les cieux sont devenus vides, et les dieux ne répondent plus. Qui questionner alors ? Le roi, qui représentait le lien entre Dieu et les hommes, fut décapité, et il fallut donc trouver un autre corps pour incarner la légitimité politique. Ce corps, la Révolution française institua que ce serait le "Peuple". Dans les démocraties, ce n’est donc plus Jupiter que l’on est censé invoquer, mais le Peuple. Et, d’une certaine façon, on ne cesse de le faire. Ces dernières décennies, le recours au sondage est devenu inflationniste. On est même allé jusqu’à demander aux "Français" ce qu’ils pensaient de l’efficacité de l’hydroxychloroquine pour soigner le Covid-19 en avril 2020, alors même que la science n’avait pas encore tranché cette question ! Il s’en est trouvé 79 % pour avoir un avis.

On n’interroge jamais autant la "volonté" des Français que lors des soirées électorales. Après les dernières élections, on a constaté une certaine unanimité chez ceux - journalistes, sondeurs ou universitaires - qui se proposaient d’en analyser les résultats : les Français auraient confirmé leur souhait qu’Emmanuel Macron soit aux commandes (lors de la présidentielle), mais ils auraient voulu lui donner un avertissement (aux législatives) en le privant d’une majorité absolue et en l’incitant, ce faisant, à un autre exercice du pouvoir.

Gare à la "populomancie"

Les sondages et les élections sont des choses sérieuses qui ne peuvent être comparées à la divination. Par contre, cette façon d’interpréter la "volonté du Peuple" ne me paraît pas beaucoup plus solide que l’exercice auquel se livraient, jadis, les Romains face à un vol d’oiseau. Lors de ces rituels démocratiques que sont les élections, personne ne rappelle qu’il n’est pas possible que le corps électoral ait décidé, préféré ou voulu quoi que ce soit. Lorsque nous affirmons qu’il a choisi ceci ou cela, nous le traitons comme s’il était un personnage réel doué d’assez d’esprit pour avoir fait ce choix, alors qu’il n’a que l’existence logique d’un concept qui ne désigne rien de plus que l’ensemble des personnes susceptibles d’exercer leur droit de vote. Ce vote n’est qu’un produit agrégé d’intentions individuelles qui ne peut autoriser une interprétation globale.

Si l’on reprend ce qu’il s’est produit lors des dernières élections, dans le fond, l’interprétation qui s’est imposée comme un consensus ne correspond qu’à la part des électeurs qui auraient voté Emmanuel Macron au premier tour de la présidentielle, mais pas pour Ensemble ! au premier tour des législatives (j’exclus de mon raisonnement les seconds tours car l’on sait qu’ils donnent lieu à des votes de "barrage", par exemple, qui n’expriment pas une volonté de soutien). Pour cette part d’électeurs, on peut, en effet, approximer qu’ils ont voulu reconduire Macron mais affaiblir son pouvoir. Un sondage Ipsos/Sopra Steria nous apprend que seuls 12 % des 27,84 % d’électeurs qui ont voté Macron au premier tour de la présidentielle souhaitaient qu’ils ne disposent pas d’une majorité absolue. Soit 3 % de l’électorat qui correspond aux motivations que l’on a attribuées au Peuple français.

Le biais d’intentionnalité, c’est-à-dire le fait d’attribuer des intentions à des entités ou des objets collectifs qui ne peuvent en être dotés, offre une certaine plasticité dans l’interprétation du réel. Elle permet notamment aux acteurs politiques de lire des signes qui leur sont favorables et pratiquer une sorte de "populomancie". Ce n’est pas autrement que faisaient les Romains d’ailleurs lorsque les magistrats s’affrontaient en manipulant le code de la croyance qu’est le rite, avec des finalités tenant plus de la lutte de pouvoir que de celle pour la vérité."


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