Note de lecture

G. Bouchet – Les pères de l’Ecole laïque : la cacophonie (E. Marquis)

par Eric Marquis. 29 janvier 2023

[Les échos "Culture" sont publiés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Gérard Bouchet, Ils ont pensé l’Ecole républicaine, éd. L’Harmattan, coll. Débats Laïques, 2022, 208 p., 20,50 e.

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Après l’assassinat de Samuel Paty, les adeptes de la thèse de « l’huile sur le feu » ont ressorti la fameuse Lettre aux instituteurs de Jules Ferry (1883) : « Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ».

Une approche bien éloignée de celle d’autres « penseurs » et pères de l’école républicaine.

L’un des principaux intérêts de la remarquable synthèse de leurs réflexions (Rousseau, Talleyrand, Condorcet, Quinet, Ferry, Buisson, Jaurès, Alain) effectuée par Gérard Bouchet, est de montrer, à l’encontre d’une lecture manichéenne « bloc contre bloc » (comme aurait dit Clemenceau), que les grands ancêtres de la laïcité de l’école, s’ils se retrouvent sur la nécessité que l’instruction soit séparée de l’institution religieuse [1] et que l’école (primaire, dans un premier temps) soit laïque, obligatoire et gratuite, affichent des positions extrêmement diverses, voire divergentes, sur la façon de mettre en oeuvre ces lignes directrices.

. Pour apprécier le chemin parcouru, il est d’abord indispensable de se souvenir d’où l’on vient, ce qu’était l’enseignement sous l’Ancien régime : « L’Education n’a été envisagée que comme une action exercée sur les hommes – en leur enfance en particulier – au service de la foi chrétienne et, comme telle, relevant de la responsabilité et de l’autorité exclusives de l’Eglise dominante ». Par exemple, « savoir lire a une utilité principale : prier Dieu dans les bonnes formes ».

Les créations d’écoles « restent toujours sous l’autorité de l’Eglise ». « Il est hors de question que le contrôle de l’enseignement échappe, de quelque manière que ce soit, à l’institution religieuse. » Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’enseignement est pour l’essentiel réservé aux classes aisées. Les enseignants sont des religieux, ce sera encore le cas pour la plupart d’entre eux en 1879.

. Et l’auteur, docteur en philosophie, de distinguer donc au sein de sa recension les penseurs qui se sont efforcés, eux, « de donner corps à un projet d’école au service de l’égalité, de la liberté et de l’émancipation intellectuelle : Talleyrand, Condorcet, Quinet, Jaurès, Alain ».

Quand Jules Ferry assène aux instituteurs « Vous êtes l’auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille », Jean Jaurès écrira, vingt ans plus tard, qu’« il n’appartient à personne, ou particulier, ou famille, ou congrégation de s’interposer entre le devoir de la nation et ce droit de l’enfance » à l’instruction, puisque celle-ci est un devoir de la puissance publique à l’égard de tous les citoyens.

Plus tôt, Edgar Quinet relevait que « l’instituteur a un dogme plus universel que le prêtre, car il parle tout ensemble au catholique, au protestant, au juif et il les fait entrer dans la même communion civile ». On mesure tout le chemin fait... en arrière, quand, en 2007, le président Sarkozy proférait au Latran que « l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur » [2].

La famille, l’Eglise et l’école sont partenaires dans l’éducation des enfants, chez Ferry et d’autres laïques de premier plan du XIXe siècle, certes anticléricaux mais majoritairement déistes plutôt qu’athées.

La laïcité 1882/1905 « éloigne certes l’école des Eglises mais ne l’écarte pas, bien loin de là, du religieux », écrit Gérard Bouchet. « La laïcité des « pères de l’école » est très loin d’une laïcité antireligieuse […] Le rationalisme de [Ferdinand] Buisson, pour ne parler que de lui, le conduit à une position dans laquelle les libres penseurs athées d’aujourd’hui peuvent difficilement se reconnaître. » Directeur de l’enseignement primaire en 1882, Buisson proposait déjà en 1869 la création d’une Eglise sans dogme, sans magistère clérical...

Cette tension va se traduire par une application, disons, disparate, de la laïcisation des "contenus" enseignés. La loi du 28 mars 1882 supprime à l’école l’instruction religieuse mais introduit l’ « instruction morale et civique ». S’ensuit pendant plusieurs années un bras de fer très révélateur.

En théorie, « les républicains affirment qu’une morale qui ne trouve pas son fondement dans les commandements divins peut parfaitement exister », tandis que pour l’opposition conservatrice une école sans dieu est une école sans morale.

En réalité, les républicains eux-mêmes sont divisés.

Résultat, un flagrant « décalage » « entre la lettre de la loi et l’interprétation qui en a été faite dans les instructions ». Par exemple, voici ce qu’on peut lire dans les programmes scolaires officiels : il s’agit de « fortifier et d’enraciner dans l’âme des élèves les notions de moralité humaine acquises au cours d’un enseignement religieux qui les a familiarisés avec l’idée de Dieu auteur de l’univers et père des hommes » !

Cette légèreté va conduire à une « guerre des manuels ». Certains ouvrages d’instruction civique sont carrément mis à l’Index par le Vatican, comme celui de Paul Bert, lequel prétend, oh scandale, former des hommes « qui puissent être moraux sans avoir été ou après avoir cessé d’être croyants ». Mais la plupart édictent des « devoirs envers Dieu » : en les passant méticuleusement en revue, Gérard Bouchet distingue une « continuité flagrante entre les valeurs portées par le catéchisme catholique et les valeurs de la morale laïque ». On est loin de Condorcet quand il avançait que « les principes de la morale enseignée dans les écoles et les instituts seront ceux qui, fondés sur nos sentiments naturels et sur la raison appartiennent également à tous les hommes »...

Déjà, ce sont les enseignants qui font les frais des atermoiements des politiques. « Beaucoup d’instituteurs ont du mal à trouver la ligne juste entre l’abstention confessionnelle qu’on exige d’eux et l’engagement religieux qu’on leur demande d’assurer ».

. Autre point d’achoppement, la priorité de l’école doit-elle être de transmettre des connaissances ?

Avec le recul, on pourrait lancer « Ce serait déjà pas mal ! » Pour Talleyrand, le but majeur de l’instruction est « d’empêcher que les inégalités naturelles en matière de connaissances laissent qui que ce soit dans la dépendance de ceux qui savent – ou prétendent savoir – lesquels pourraient exercer sur les ignorants un pouvoir tyrannique ». Et l’ancien évêque résume : « l’Homme ignorant est à la merci du charlatan et beaucoup dépendant de l’Homme instruit ».

Ainsi, il recommande de « ne jamais confondre la connaissance et la croyance » ; « le savoir a son domaine à l’école. La croyance trouve le sien dans les lieux de culte ».

Pour d’autres, l’instruction laïque et républicaine doit aller, sinon contre, du moins au-delà de la transmission du savoir. Et Gerard Bouchet, président de l’Observatoire de la laïcité Drôme-Ardèche, ne cache pas qu’il se situe dans ce camp. Des écrits de Condorcet, il retient notamment que l’école républicaine « ne cherche pas à brimer les élites au profit de la médiocrité pour les aligner sur un savoir moyen partagé. Elle cherche au contraire à porter chacun vers le meilleur de ce qu’il peut atteindre quel que soit le niveau qui lui est accessible ».

L’auteur des Mémoires sur l’instruction publique (1791) considère qu’« une croyance, même s’agissant d’une croyance vraie quant à son contenu, place l’homme dans une situation de dépendance à l’égard de ce qu’il croit ou de celui qui énonce l’objet de cette croyance ». Aussi, « tant qu’il y aura des hommes qui n’obéiront pas à leur raison seule, qui recevront leurs opinions d’une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auraient été brisées, en vain ces opinions de commande seraient d’utiles vérités ; le genre humain n’en resterait pas moins partagé en deux classes, celle des hommes qui raisonnent et celle des hommes qui croient, celle des maîtres et celle des esclaves ».

Alors, il ne suffit pas de répéter une vérité. Il s’agit de « développer toutes les aptitudes dont chaque être est porteur dans sa triple dimension, personnelle, sociale et politique, c’est un principe de justice pour Condorcet ». Qui écrit : « Le citoyen doit être instruit certes, mais en même temps il doit être institué, c’est-à-dire qu’on doit le former à exercer son jugement et son esprit critique pour n’obéir désormais qu’aux injonctions de la seule raison. »

Ainsi, Condorcet place la barre très haut en rappelant que le rôle des enseignants n’est pas seulement de transmettre des connaissances mais de participer à l’émergence de la liberté individuelle : « Celui qui en entrant dans la société y porte des opinions que son éducation lui a données n’est plus un homme libre ; il est l’esclave de ses maîtres, et ses fers sont d’autant plus difficile à rompre que lui-même ne les sent pas et qu’il croit obéir à sa raison, quand il ne fait que se soumettre à celle d’un autre. »

Bref, résume Gérard Bouchet, « les lois de 1881/1882/1886 marquent donc le début, et non l’achèvement, de la mise en place effective d’une école portée par les idées héritées de Talleyrand, Condorcet ou Quinet. »

Dans cette cacophonie, certains verront une fragilité, d’autres une diversité féconde. Les uns et les autres n’ont plus qu’à s’attacher, ici et maintenant, à réunir ce qui est épars.

Eric Marquis

[1Mirabeau (1791) : « La religion n’est pas, et ne peut pas être un rapport social, elle est un rapport entre l’homme privé et l’être infini. »



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