par Thierry Martin 24 octobre 2024
[Les échos "Culture" sont publiés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Éric Neuhoff, Lettre ouverte à François Truffaut, éd. Albin Michel, 1er oct. 2024, 144 p., 15 €.
Non seulement il faut faire attention à ce qu’on dit, mais aussi à ce qu’on écrit, car Dieu qui est facétieux nous attend au tournant. Vivement dimanche ! est sorti le 10 août 1983, ce sera son dernier film ; le dimanche 21 octobre 1984, Christine Ockrent annonce au 20h sur l’A2 que François Truffaut vient de mourir à l’Hôpital Américain de Paris à Neuilly-sur-Seine. L’animateur de Vivement Dimanche, l’hypocondriaque Michel Drucker, devrait se méfier. « Son but était de réaliser trente films. Il parvint au chiffre 22, » écrit Éric Neuhoff dans Le Figaro de lundi dernier [1]. Quand Balzac épousa Eve Hanska en mars 1850, quelques mois avant de mourir, la Comédie Humaine inachevée, il lui avait écrit dès 1844 que la Comédie Humaine se composerait de 125 ouvrages, "il n’y en a pas plus de 40 à faire, c’est ce qui occupera doucement notre vie pendant dix années, tout doucement car je n’y veux pas sacrifier une minute de ce que Dieu nous laisse de jeunesse, d’amour heureux, de plaisirs."
Avant la rentrée universitaire, le père de Nathalie nous avait loué un mobil home à Sainte-Cécile-Plage sur la côte d’Opale à côté de la très chic Hardelot. Il y avait une affiche publicitaire qui disait « Vivement dimanche, vivement Hardelot. »
Nathalie et moi étions à l’université de Lille qui était divisée en trois à l’époque. Nous suivions en parallèle de notre cursus sur le campus de Lille I, les cours de filmologie de Louisette Faréniaux à Lille III. Nous avions deux cinémas classés Art et Essais à Villeneuve d’Ascq, un sur le campus, l’autre le Kino, au lieudit Pont de bois. Truffaut était déjà au firmament, il demeurera dans le panthéon du cinéma pour les siècles des siècles. Nathalie était un peu ma Christine Darbon – Claude Jade – dans Baisers Volés. Je me serai bien vu en Antoine Doinel, mais à l’époque j’étais plutôt le Jean-Pierre Léaud de la Chinoise de Jean-Luc Godard.
« Que faut-il donc faire pour qu’une femme dont on a été amoureux se souvienne de vous ? » écrit Neuhoff. Ce que j’aurais dû mettre en exergue de mon roman L’Américaine.
J’ai connu Neuhoff grâce à Patrick Besson qui écrivait des billets plein d’esprit dans L’Humanité essentiellement contre les socialistes, contre les écrivains de l’establishment et particulièrement contre les écrivains de gauche comme Didier Daeninckx. Relire Didier Dénonce. Mais aussi dans le cahier littéraire du Figaro. Ce fut l’époque où, sur le plan littéraire, je renonçais au Monde pour le Figaro.
Anthony Palou, les a surnommés Les frères amis [2]. « La première fois qu’ils se sont rencontrés, c’était au printemps de l’année 1980 au café Cluny, à l’angle des boulevards Saint-Germain et Saint-Michel » écrit-il. « Le café a aujourd’hui disparu. Une pizzeria l’a remplacé. C’était sous Giscard. » Éric Neuhoff, alors âgé de 24 ans, avait écrit un papier dans Le Quotidien de Paris sur le cinquième roman de Patrick Besson, qui fut l’adolescent prodige que l’on sait. Besson a publié son premier livre en 1974 ; il avait 18 ans. Un vrai lièvre. Ça l’avait bluffé, Neuhoff, de voir ce jeune type - son jumeau en quelque sorte - qui sortait un roman (Les Petits Maux d’amour) l’année de son bac et, par-dessus le marché, de voir cet insolent juvénile être invité chez Pivot. En 1974, l’émission ne s’appelait pas encore « Apostrophes » mais « Ouvrez les guillemets ».
Patrick Besson dira en 2019 : « je lis tous les livres d’Éric, c’est un principe de vie. » L’ami qui me lit à l’instant comprendra-t-il le message ?
Truffaut aimait vraiment les livres, à la différence de Godard qui les montrait mais ne les lisait plus comme il l’avouera à Marguerite Duras. Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve Balzac, Le Lys dans la vallée, Peau de Chagrin, William Irish, La Sirène du Mississippi, et les films tirés de Jules et Jim en 1961, Les Deux anglaises et le continent en 1971, de Henri-Pierre Roché marchand d’art de profession, malheureusement parti dès 1959 à 79 ans. Depuis Annie Ernaux a eu le Nobel. Tout fout le camp. François Truffaut partira bien avant l’âge. 52 ans. Huit films nous manqueront à jamais.
En lisant Les Hanches de Laetitia, en 1989, prix Roger Nimier, j’ai compris pourquoi ces deux-là s’aimaient, et pourquoi moi-même je les aimais, et les ai mis tous les deux sur un commun piédestal à la meilleur place de ma bibliothèque.
La Lettre ouverte à François Truffaut a paru en 1987, soit deux ans auparavant, en pleine cohabitation sous Mitterrand, Chirac étant Premier ministre.
Page 60. « Attaquons par les jambes puisque les garçons, dès leur plus jeune âge, grandissent au milieu d’une forêt de genoux. Justement vos héros épient les jambes des femmes par en dessous, comme s’ils étaient restés des enfants. Vous êtes pareil, vous qui n’avez jamais vu les femmes qu’en contre-plongée. Les jambes des femmes autour de votre tombe auraient été une vision exquise. »
Page 59. « Les jambes des femmes « sont des compas qui arpentent en tous sens le globe terrestre, lui donnant son équilibre et son harmonie. » Qu’écrire de mieux sur les femmes ?
Page 33. « Les livres se taillent la part belle, dans vos films. Vos confrères doivent trouver ça indécent, de la publicité déloyale. Lorsque vous adaptez un livre, une voix off (la vôtre, en général) débite de long passage du bouquin. » La voix de Truffaut au timbre voilé, si particulière. Je suis toujours prêt à me taper Rencontre du troisième type pour réentendre ces passages où le savant français Claude Lacombe – Truffaut – parle. Steven Spielberg a dit qu’il y avait quelque chose d’authentiquement innocent et de pur chez lui.
Page 33. « Doinel finit par devenir romancier. »
« Claude Jade refusera qu’il lui envoie un exemplaire des Salades de l’amour. C’est bien les femmes, ça. »
Page 34. « La fine mouche c’était Daniel Ceccaldi dans Baisers volés. Claude Jade s’amusait à deviner le nouveau métier d’Antoine. Elle suggère : « Ecrivain ? » « Mieux payé ! » rétorque son père. » Bon, j’arrête sinon je vais citer tout le livre et serais accusé de plagiat.
Truffaut – Godard, eux aussi « au début ils sont comme deux frères. Au bout d’un moment, ils se détestent. En littérature, le phénomène s’est produit avec Aragon et Drieu La Rochelle. Tout avait pourtant bien commencé. Ils aimaient les mêmes films, écrivaient dans les Cahiers (Les Cahiers du Cinéma). Truffaut passe le premier derrière la caméra et c’est Les 400 Coups. Truffaut fournit à Godard l’argument d’À bout de souffle. On connait la suite, » écrit Neuhoff dans le Figaro [3]. Godard affirme que le cinéma, c’est la vérité 24 fois par seconde, quand Truffaut dit : « Ne fais pas l’idiot Alphonse, tu es un très bon acteur. Le travail marche bien. Je sais, il y a la vie privée, mais la vie privée, elle est boiteuse pour tout le monde. Les films sont plus harmonieux que la vie Alphonse, il n’y a pas d’embouteillage dans les films, il n’y a pas de temps mort. Les films avancent comme des trains, tu comprends ? Comme des trains dans la nuit. Les gens comme toi, comme moi, tu le sais bien, on est faits pour être heureux dans le travail, dans notre travail de cinéma. Salut Alphonse, je compte sur toi. » [4]
Dans la vraie vie, Albin Michel vient de rééditer Lettre ouverte à François Truffaut d’Éric Neuhoff. Doté d’une nouvelle préface :
Page 11. « Le cinéma français, vous savez, est devenu un repaire de gendarmes et de bas bleus. Vous vous imaginez en train de tourner La pacsée était en noir ? L’homme qui aimait les femmes se voit taxé de misogynie. Vous voilà l’archétype du macho. Cela vous aurait sans doute amusé. »
Page 12. « Vous pour qui les pneumatiques représentaient le comble de la modernité, je vous imagine mal un portable vissé à l’oreille. »
Page 13. « Deneuve est là. Elle se dresse comme un menhir sur la lande. En un sens, elle a repris votre rôle. C’est elle désormais qui tient notre cinéma à bout de bras. » Elle a tenté d’empoisonner à la mort-aux-rats Belmondo raide dingue de ce visage qui est un paysage disait-il dans La Sirène du Mississippi, et puis ils sont partis ensemble dans la neige.
« Fanny Ardant veille au grain. Elle vieillit bien. La dignité l’accompagne. » Magnifiée dans la chanson Fanny Ardant et moi du compositeur Vincent Delerm, chanteur à la diction étrange, avec un quelque chose de Brigitte Bardot dans le phrasé.
« Ils sont tous mort, sinon. »
« Comment vont-ils ? Dans votre chambre verte, il y a foule. Bientôt elle affichera complet. (…) Vous êtes vous réconcilié avec Godard ou le traité vous de « merde sur un socle » dès que vous l’apercevez ? »
Page 15. « Vous nous avez prouvé que le cinéma était plus important que la mort » (…) « L’idée d’habiter un monde où vos films n’existeraient plus serait un cauchemar. »
On se retrouve chez Neuhoff comme on se retrouve chez Truffaut. On a envie de dire "Moi-aussi". "Me too" en anglais. "Me too" ? Oh my God !
Thierry Martin [5]
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