(Le Figaro, 10 juin 24). Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion et stratégies d’entreprise de l’Ifop, auteur de "La France d’après. Tableau politique" (Éd. Le Seuil, 2023). 10 juin 2024
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Par Ronan Planchon
Lire "Jérôme Fourquet : « Pouvoir d’achat, insécurité, immigration... Carburants de la fusée Bardella »".
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LE FIGARO. - Comment expliquer le score inédit de Jordan Bardella ?
[...] Jordan Bardella a construit sa victoire en bétonnant le socle acquis par (88% des électeurs de Marine Le Pen de 2022 étant allés voter dimanche, ont voté RN), en siphonnant, sur une logique de vote utile, plus d’un tiers de l’électorat zemmouriste, mais également en captant une dizaine voire une quinzaine de pourcents des électorats mélenchoniste, macroniste et pécressiste de la dernière présidentielle. Ces apports multiples illustrent la force d’attractivité de cette liste qui a notamment joué sur le ressort l’anti-macronisme pour attirer à elle tous les électeurs voulant sanctionner le président (dans le dernier baromètre Ifop/JDD, 41% des Français se disaient « très mécontents » d’Emmanuel Macron contre 34% en mai 2019 à la veille des précédentes européennes).
Dans quelles catégories de la population le RN a-t-il le plus progressé ? Ce parti a-t-il réussi à briser le plafond de verre du vote des retraités ?
Cette progression a été générale et s’observe dans toutes les catégories. Elle correspond à une « montée des eaux bleu-marines » c’est-à-dire une diffusion de l’audience du RN dans toutes les strates de la population. Dans les milieux populaires, traditionnellement déjà assez acquis, les seuils atteints à l’issue de cette nouvelle poussée sont spectaculaires dans l’ensemble ouvriers/employés, où le RN est désormais totalement hégémonique. Mais les scores sont également très conséquents parmi les classes moyennes et les retraités ainsi que chez les cadres. Ces niveaux qui constituaient hier des plafonds pour le FN sont désormais des planchers pour le RN. Ce constat vaut également au plan géographique. Les scores enregistrés aujourd’hui dans les départements situés dans ce que j’appelle la « diagonale bucolique » courant du Limousin à la Bretagne en passant par le Poitou et les Pays-de-Loire correspondent à ceux qu’on observait il y a 20 ans dans le Var ou le Vaucluse, bastions frontistes historiques.
La personnalité de Jordan Bardella a-t-elle joué un rôle dans cette victoire ? Dans quelle mesure ?
L’équation personnelle de la tête de liste a bien sûr constitué un facteur important dans ce succès. Sa notoriété, nettement plus importante que celles de bon nombre des autres têtes de liste et de la sienne en 2019, quand il menait déjà la liste RN, a pesé. Tout comme sa forte visibilité sur les réseaux sociaux (1,3 million d’abonnés sur TikTok contre seulement 60.000 par exemple pour Manon Aubry ou 10.000 pour François-Xavier Bellamy) n’est pas pour rien dans les scores obtenus notamment chez les jeunes. Par son nom et son prénom, qui disent à la fois son origine immigrée mais également son extraction populaire [1], Jordan Bardella est devenu le symbole à la fois d’une assimilation réussie et d’une ascension sociale, soit une incarnation de ce que le modèle républicain à la française a historiquement pu produire (le sous-titre de son autobiographie à paraître serait d’ailleurs Venu d’ailleurs, devenu d’ici.
Mais sans minimiser le rôle de la tête de liste dans ce succès, et pour employer une métaphore rugbystique, Jordan Bardella a été comme le rapide et talentueux trois-quarts aile qui marque l’essai brillamment après qu’à l’issue d’un long et laborieux travail, le pack des avants ait gagné du terrain et lui ait transmis le ballon pour conclure l’action.
Ce succès vient donc de loin ?
Pour filer la métaphore rugbystique, cet essai transformé vient du fond du terrain. Il y a 40 ans exactement, en 1984, Jean-Marie Le Pen obtenait 11% aux élections européennes. On mesure à ce chiffre l’ampleur du chemin parcouru par cette famille politique sur la longue durée. La victoire électorale d’hier trouve son origine à la fois dans une stratégie et dans un contexte marqué par les tensions sur le pouvoir d’achat et par les problématiques migratoires et sécuritaires, terreau très porteur pour le RN.
Ce résultat est-il le fruit de la politique de dédiabolisation amorcée par ce parti dans les années 2010 ?
La montée des eaux bleu-marines a été rendue possible par la stratégie de dédiabolisation mise en place par Marine Le Pen lors de son arrivée à la tête du FN en 2011. Depuis le second tour de l’élection présidentielle de 2022, où Marine Le Pen a rallié 41,5% des voix, et les législatives qui ont vu l’entrée de 89 députés frontistes à l’Assemblée nationale, cette stratégie a franchi un nouveau stade : celui de la respectabilisation. On a parlé de la « stratégie de la cravate » à propos de l’attitude et du comportement de ces députés RN jouant la carte de la notabilisation et de la respectabilité républicaine, quand à l’inverse, les députés Insoumis pratiquaient l’agit-prop et le chahut dans l’hémicycle. La récente image de députés LFI et écologistes revêtant les couleurs du drapeau palestinien face à des députés RN arborant leur écharpe tricolore a offert un contraste saisissant et cette bataille d’image a clairement viré à l’avantage du RN. La dramatique réactivation du conflit israelo-palestinien a d’ailleurs offert quelques mois plus tôt au RN l’occasion de franchir une étape décisive dans sa longue marche vers la respectabilisation. Marine Le Pen et des cadres frontistes ont ainsi pu prendre part à la grande manifestation contre l’antisémitisme, marche à laquelle Jean-Luc Mélenchon et ses lieutenants n’ont pas participé. Le 14 mai 1990, lors de la grande manifestation contre l’antisémitisme organisée après la profanation du cimetière juif de Carpentras, Jean-Marie Le Pen et le FN avaient été pointés du doigt et avaient été mis au ban de l’arc républicain. Trente-trois ans plus tard, sa fille a pu défiler et c’est désormais Jean-Luc Mélenchon qui fut rejeté à la marge. On mesure ici encore l’ampleur des mouvements tectoniques intervenus au cours des dernières décennies et dont les résultats électoraux d’hier ne sont que la traduction mécanique.
Cette stratégie de respectabilisation au long cours a permis de faire sauter les verrous qui empêchaient au RN l’accès à certaines catégories. Cela a été le cas parmi les retraités et dans certains milieux patronaux, mais également dans une composante essentielle de la population : les femmes. Alors qu’en 2019, la liste Bardella atteignait 28% chez les hommes contre seulement 19% parmi les femmes, le score est aujourd’hui à parité avec une très forte augmentation dans la gent féminine. Ce bond dans l’électorat féminin, qui représente, rappelons-le, la moitié du corps électoral, a assuré à lui seul une grande partie de la progression globale du score.
Le contexte a-t-il aussi été porteur pour la liste Bardella ?
En effet, parallèlement aux dividendes de la stratégie de respectabilisation, le succès enregistré hier par la liste Bardella tient également au contexte dans lequel évoluent les Français. Plusieurs des préoccupations majeures de nos concitoyens se trouvent être en résonnance avec des thématiques sur lesquelles le RN s’est positionné de longue date. Il en va ainsi du pouvoir d’achat. Au cours des deux dernières années, le prix des produits alimentaires a augmenté de plus de 20%. Sur cinq ans, le tarif de l’électricité s’est envolé de 70% (et un million de procédures pour impayés de gaz ou d’électricité ont été engagées en 2023, un record), le RN fustigeant à ce propos le mode de fixation des prix sur le marché européen de l’électricité. Le gasoil, carburant le plus usité dans la France péri-urbaine et rurale qui constitue le cœur de l’électorat RN, s’affichait à 1,4 euro le litre en novembre 2018 au déclenchement de la crise des gilets jaunes, contre près de 1,9 euro aujourd’hui. Signe des temps, Action, hyperdiscounter hollandais, est devenue l’enseigne préférée des Français. Cette inflation sur l’énergie comme sur les produits de première nécessité vient cruellement éroder le niveau de vie des plus modestes, dont beaucoup se tournent vers « Marine » et « Jordan », telle Colombe cette sympathisante RN perpignanaise au RSA, dont le témoignage filmé a fait le tour des réseaux sociaux au début du mois de mai.
La dégradation de la situation sécuritaire a elle-aussi puissamment alimenté la dynamique frontiste. Les émeutes de l’été 2023, qui ont touché plus de 530 communes et causé plus d’un milliard d’euros de dégâts, l’assassinat de Dominique Bernard dans son lycée d’Arras, le drame de Crépol, la mort du jeune Matisse poignardé à Châteauroux, l’attaque meurtrière d’un fourgon cellulaire en Normandie ou bien encore la litanie des rixes à l’arme blanche entre jeunes et des règlements de compte entre dealers, sans parler des home jacking de célébrités (nourrissant le sentiment que plus personne n’est à l’abri – 25% des Français disposant d’une alarme à leur domicile), tout cela alimente un bruit de fond et une forte demande de protection, mais également de reprise en main de la situation par la puissance publique. Les statistiques des homicides comme ceux du nombre de détenus (70.000 en 2019 lors des précédentes élections européennes contre 77.500 d’après les derniers chiffres publiés) indiquent que la situation sécuritaire est très dégradée et le RN ne se prive pas pour tirer à boulets rouges sur le bilan du gouvernement en la matière.
Il en va de même en matière d’immigration, qui pour ce scrutin s’est invitée à la seconde place des thèmes ayant le plus compté pour les électeurs. L’implication régulière de personnes sous OQTF (obligation de quitter le territoire français) non appliquées, dans de nombreuses affaires, signe de manière accablante pour de nombreux Français l’impuissance publique, tout comme les atteintes à la laïcité dans des établissements scolaires ou les violentes prises à partie de jeunes filles vêtues « à la française » démontrent les ratés de l’intégration dans de nombreux territoires de la République.
C’est ce mélange détonnant (pouvoir d’achat, insécurité, immigration) qui a constitué le carburant à haute performance que la fusée Bardella a utilisé pour se propulser dimanche à des niveaux jamais atteints jusqu’ici."
[1] Voir "Jordan n’est pas Cosette" (Challenges, 30 mai 24) dans Rassemblement national (RN, ex-FN) dans Extrême droite (note de la rédaction CLR).
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