Revue de presse

"Finkielkraut, trotskisme, "Tontons flingueurs"… Pap Ndiaye, enquête sur sa jeunesse méconnue" (L’Express, 17 mai 23)

18 mai 2023

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Avant ses 40 ans, le ministre de l’Education n’avait presque rien écrit sur les discriminations, le sujet qui l’a consacré. Ses engagements de jeunesse révèlent un cheminement complexe.

Par Etienne Girard

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Avril 1986. Pap Ndiaye et Philippe Ducat, élèves de khâgne du prestigieux lycée parisien Henri-IV, passent les épreuves écrites de l’Ecole normale supérieure (ENS). Le matin du concours, le premier tend au second l’exemplaire de Libération du jour, un sourire au coin des lèvres. L’article porte sur le Parti communiste internationaliste, un groupuscule trotskiste dirigé par le très secret Pierre Lambert. Plusieurs de ses dirigeants viennent de démissionner. Ducat sursaute. C’est son parti. Voilà un an qu’il tracte à Jussieu, à la cantine d’Henri-IV. Pap Ndiaye, son meilleur ami, lui achète souvent le journal militant Informations ouvrières pour lui faire plaisir. Mais il n’a pas voulu adhérer à la mystérieuse organisation d’extrême gauche, même si une rumeur prétend aujourd’hui le contraire.

"Je n’ai jamais été attiré par les aventures radicales. Je votais PS", nous confirme le ministre de l’Education nationale, qui nous reçoit dans son bureau de la rue de Grenelle, ce jeudi 11 mai, après une réunion avec les recteurs sur la mixité scolaire. Quelques mois après ce concours, les deux jeunes hommes seront en revanche réunis, non seulement à l’ENS, mais à Convergences socialistes, un collectif d’ex-lambertistes désormais rattachés au Parti socialiste (PS). Son principal animateur s’est longtemps fait appeler Kostas. L’alias de Jean-Christophe Cambadélis.

"Pap est pour moi le nom d’une énigme"

On pense cerner Pap Ndiaye. Convictions antiracistes, travail universitaire sur les Noirs américains, compagnonnage avec les socialistes… Un grand chercheur engagé, saluent ses amis ; un parangon de la "gauche morale", disent ses détracteurs, quand ce n’est pire. Il y a pourtant un mystère Ndiaye. Jusqu’à ses 40 ans, ce grand spécialiste de l’histoire des minorités n’a rien publié sur ce sujet, ou si peu. Plus troublant encore, il a appartenu à cette gauche dite républicaine, qui préfère parler de classe que de race. Non pas qu’il ait éludé le problème du racisme, il s’en indignait, mais sans s’y investir outre mesure. Sans non plus que la question de sa couleur de peau ne se pose, lui qui rejoindra le Conseil représentatif des associations noires à sa fondation, en 2005. "Pap est pour moi le nom d’une énigme… Il ne donnait pas l’impression de faire attention à ses origines, il n’en parlait pas à l’époque", lance Philippe Ducat, aujourd’hui professeur de philosophie à l’université de Pau. Jean-Christophe Cambadélis a tout de même noté "que son combat spécifique avec nous était celui de l’égalité réelle, au-delà des principes", une idée qu’il développera à partir de La Condition noire, en 2008.

Derrière les engagements de jeunesse perce un esprit plus complexe qu’on ne le présente, adepte de synthèses subtiles. "Je suis effaré par la caricature qui est faite de Pap. C’est quelqu’un qui adore la culture française, amateur de vins, féru de citations des Tontons flingueurs ! Il n’a jamais été dans la revanche", témoigne son ami le mathématicien Bertrand Monthubert. Pap Ndiaye est ainsi capable de juxtaposer une "fascination" – il utilise le mot – pour les luttes des Noirs américains et… une vieille passion pour l’armée française. "Je suis resté "fana mili". Je suis le plus grand spécialiste mondial, peut-être, des films de sous-marins", rit Pap Ndiaye. Avant un aveu plus sérieux : "Si je n’avais pas fait hypokhâgne, j’aurais fait une prépa Saint-Cyr". Pour devenir militaire de carrière, général peut-être. "Par sens du patriotisme. Pour moi, ce n’est pas la défense ou l’école. C’est la défense et l’école", poursuit-il. En 1990, l’étudiant insiste pour faire son service militaire, non pas en coopération, comme la plupart des littéraires, mais en uniforme. Il sera professeur d’histoire à l’Ecole navale de Brest. Encore aujourd’hui, un sous-marin miniature trône sur la cheminée de son bureau ; un modèle du programme Barracuda, offert par Naval Group.

Pas un "petit chose"

Prenez un cliché, Pap Ndiaye s’en extrait. Métisse, père ingénieur sénégalais, mère professeure de SVT originaire du Loiret, on s’attendrait à ce qu’il ait intégré l’élite dans un mélange d’embarras et d’envie, avec un peu de défiance, peut-être, à l’égard d’une intelligentsia pas si ouverte, comme il l’écrira à partir de La Condition noire. Pas du tout. A Henri-IV, le bachelier du lycée Lakanal de Sceaux n’arrive pas en étudiant complexé, voire "humilié", selon le mot de Maurice Barrès. Il est prêt pour l’ambition, mais sans esprit de revanche. "Je ne me suis jamais senti "petit chose". J’avais confiance en moi", se remémore le ministre. Seule trace d’un cheminement identitaire, ce prénom de naissance, Papa, que les enseignants prononcent le premier jour lors de l’appel, et que l’élève demande à changer. "C’est Pap", précise-t-il.

Les références personnelles se mêlent aux lectures demandées en classe. Proust, Gracq, Arendt, François Furet… Les coups de cœur du natif des Hauts-de-Seine sont des auteurs classiques, modérés, loin des Malcolm X ou Angela Davis qui agitent déjà le débat. "J’ai été profondément influencé par l’anti-totalitarisme. Et je suis resté extrêmement méfiant à l’égard des expressions politiques qui me semblent faillir par rapport à la garantie des institutions démocratiques", se rappelle le professeur d’histoire. Comme les récents propos de Jean-Luc Mélenchon sur la mauvaise République, suggère-t-on ? "Quand j’entends ça, j’ai tout de suite une espèce de signal d’alarme, ça me fait peur", nous dit-il.

"J’aurais aussi pu être rocardien"

A l’ENS, il s’emballe pour… Alain Finkielkraut, qui publie La Défaite de la pensée, un plaidoyer pour une politique culturelle exigeante à destination du plus grand nombre, en 1987. "Je me régalais de Finkielkraut ! Il a été une source de formation intellectuelle très précieuse. Sa revue, Le Messager européen, m’a permis de découvrir de nombreux auteurs anti-totalitaires. J’ai toujours gardé de la reconnaissance pour lui, même s’il est devenu réactionnaire", révèle Pap Ndiaye. En parallèle, il fraye avec les déçus du lambertisme. "Je le rencontre à la rentrée 1987, à une de nos réunions. Philippe Ducat m’avait dit : "Je vais ramener un mec vachement bien". Il avait fait une présentation sur l’actualité littéraire. On avait été surpris par son style oratoire, calme, précis, très différent du nôtre", retrace Philippe Campinchi, alors dirigeant de l’Unef-ID, très liée aux réseaux cambadélistes.

Sans jamais s’investir dans l’appareil, Pap Ndiaye s’arrime à cette petite bande d’anciens trotskistes. Il anime plusieurs formations de jeunes militants de Convergences socialistes, "sur les Révolutions de 1789, celle de 1848", se souvient-il. Dès l’automne 1986, il a cofondé la section socialiste de l’ENS puis est devenu, en 1988, le président du comité de soutien de François Mitterrand à la Sorbonne. La même année, premier déjeuner concluant avec Jean-Christophe Cambadélis, élu député. Le futur ministre devient, avec Philippe Ducat et Eric Osmond, le directeur de cabinet du parlementaire, un de ses trois conseillers sur les idées. Cafés-débats à la terrasse de L’Ecritoire, dans le Quartier latin, réunions à la permanence parlementaire… Le trio alimente toutes les semaines "Camba" en notes. Même si, au fond, ce compagnonnage comporte une part de hasard, analyse Pap Ndiaye : "J’appréciais le travail intellectuel mené par Jean-Christophe Cambadélis, mais j’aurais aussi pu être rocardien. Ce qui a fait la différence, c’est mon amitié avec Philippe Ducat."

Républicains contre démocrates

Le normalien s’implique particulièrement dans Le Manifeste contre le Front national, une nouvelle association fondée par le député en 1990. La démarche de "Camba" s’oppose à celle de Julien Dray, vice-président de SOS Racisme, résumée par son slogan Touche pas à mon pote. "SOS, cela me semblait sympathique mais un peu superficiel. Leur approche, moralisante, visait à fustiger les héritiers du nazisme. Notre perspective, plus politique, était de dégager ce qu’il y avait de neuf dans le Front national, de dire que ce n’était pas une variation du fascisme", se souvient Pap Ndiaye, qui écrit régulièrement des textes pour Le Manifeste.

On peine a priori à discerner derrière le Pap Ndiaye critique de SOS Racisme le lanceur d’alerte de La Condition noire. Eric Osmond a pourtant perçu l’évolution de la sensibilité de son ami au moment du débat ouvert par Régis Debray dans L’Obs, en novembre 1989, entre "républicains" et "démocrates" français [1] : "On en avait discuté, j’avais remarqué que j’étais un républicain, attaché aux principes, et lui plutôt un démocrate, qui souhaitait qu’on entre dans la question des discriminations par le vécu social. Son approche était plus pragmatique, plus anglo-saxonne". Philippe Ducat se rappelle d’ailleurs qu’avant l’élection présidentielle américaine de 1988, son camarade de l’ENS avait collé sur un ses cahiers un autocollant… de Michael Dukakis, le candidat démocrate, finalement défait par George Bush.

Choc des réunions non-mixtes

Lors d’un séjour à l’université de Virginie, en 1992, le futur ministre découvre les réunions non mixtes de la fraternité noire Black Student Alliance. Ses conceptions sont ébranlées. "Découvrir cette réalité, ça a été tout à fait fort pour moi", relate-t-il, précisant qu’il est "contre" ces réunions interdites aux Blancs. Il n’opte pas, pour autant, pour une thèse sur les minorités, mais sur DuPont de Nemours, l’entreprise américaine qui a révolutionné l’usage du plastique. Le sujet ne l’a pas encore happé. Lorsqu’il est élu à l’Ehess, en 1998, c’est au titre de spécialiste de l’histoire des sciences. L’expérience du racisme participe-t-elle à son évolution ? Philippe Ducat raconte qu’en 1994, son ami se plaint d’être contrôlé par la police gare du Nord. Il y passe tous les jours pour se rendre à l’université Paris-IV, où il donne des cours. "Je dois être le seul professeur de Sciences Po à avoir été contrôlé par la police", glisse Pap Ndiaye, qui refuse toutefois de se décrire en victime de discriminations, hormis "de petites avanies".

Il y a chez cet intellectuel en politique une caractéristique qui l’éloignera toujours des théoriciens décoloniaux desquels on tente parfois de le rapprocher : un refus systématique de l’affect, auquel il préfère toujours un raisonnement distancié. "Pap est comme ça, très réfléchi, jamais dans l’impulsivité", constate Bertrand Monthubert. D’où la maturation nécessaire pour oser aborder la question des discriminations. Le fameux "déclic" se produit en 2005 lorsque le pharmacien Patrick Lozès, militant de la cause noire, lui demande de s’engager : "Je me suis dit, il a raison, c’est sous mes yeux, il faut que je fasse quelque chose. Mais quelque chose de posé, de rigoureux." Beaucoup auraient publié des tribunes cinglantes, lui préfère se consacrer à une histoire de la minorité noire en France. Sa trajectoire est lancée. Elle l’a amené jusqu’au gouvernement. Aurait-elle pu être différente ? Le ministre reste en suspens cinq secondes avant de réagir : "C’est comme les chats qui retombent sur leurs pattes. Les vies peuvent toujours s’aiguiller différemment, mais qu’à la fin, on se ressemble." Une réponse distanciée, subtile, habile aussi. Comme une signature."


Voir aussi dans la Revue de presse le dossier Pap Ndiaye, la rubrique Ecole (note du CLR).


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