Revue de presse

"Fazil Say, jugé pour blasphème et pour l’exemple" (lemonde.fr , 17 oct. 12)

18 octobre 2012

"L’athéisme militant devient-il un délit en Turquie ? Les poursuites pénales lancées contre le pianiste de renommée internationale Fazil Say, qui sera jugé à Istanbul à partir de jeudi 18 octobre, le laissent penser. La justice de son pays l’a inculpé au printemps pour "insulte aux valeurs de la religion musulmane" après qu’il a publié sur son compte Twitter quelques tirades provocatrices.

Le compositeur clame régulièrement son athéisme et tourne ouvertement en ridicule la bigoterie du gouvernement islamo-conservateur au pouvoir et d’une partie de la population turque, sur un ton que n’apprécie guère l’entourage du premier ministre Recep Tayyip Erdogan. En avril, M. Say avait moqué l’appel à la prière d’un muezzin. "Le muezzin a terminé son appel en 22 secondes. Prestissimo con fuoco !!! Quelle est l’urgence ? Un rendez-vous amoureux ? Un repas au raki ? " Il avait également eu l’audace de reproduire sur les réseaux sociaux des vers du poète persan Omar Khayyam, auquel il a consacré un concerto pour clarinette : "Vous dites que des rivières de vin coulent au paradis. Le paradis est-il une taverne pour vous ? Vous dites que deux vierges y attendent chaque croyant. Le paradis est-il un bordel pour vous ?"

Depuis, l’artiste, très populaire parmi les Turcs laïques , a cessé de pianoter sur Twitter et s’est fait le plus discret possible dans les médias, se concentrant sur la musique. En juin, la première de sa symphonie, Mésopotamie, a été acclamée pendant dix-sept minutes par un public conquis. Il ne sera pas présent à l’ouverture du procès et espère une décision clémente de la justice. Mais il risque, en théorie, de neuf à dix-huit mois de prison pour avoir enfreint l’article 216 du code pénal turc, qui punit toute "offense propageant la haine et l’hostilité" contre une institution, mais aussi "le dénigrement des croyances religieuses d’un groupe". Une définition suffisamment large pour laisser libre cours à l’interprétation des magistrats.

"Je n’ai pas insulté l’islam, di-il, juste "retweeté" des vers que je trouvais amusants. 165 autres personnes ont fait de même, mais je suis le seul à avoir été poursuivi." Après l’ouverture d’un procès contre lui, le musicien a déclaré qu’il songe à s’exiler au Japon. [...]

"La Turquie aime persécuter ses artistes", a rappelé la presse locale avant ce procès, citant notamment le cas du romancier et Prix Nobel Orhan Pamuk, jugé pour insulte à l’identité nationale turque en 2006 pour avoir déclaré : "Dans ce pays, un million d’Arméniens et 30 000 Kurdes ont été tués."

L’"honneur" de la patrie, de l’armée, de Kemal Atatürk et de la religion sont garantis par le code pénal. A plusieurs reprises, la protection des valeurs religieuses a servi à justifier d’autres poursuites. Même si la laïcité fait partie des fondements institutionnels de la République turque, le blasphème, ou supposé tel, est de plus en plus souvent dénoncé, même si les condamnations sont rares. Le caricaturiste Bahadir Baruter reste sous la menace d’une peine d’un an d’emprisonnement pour avoir réalisé un dessin à la "une" de l’hebdomadaire satirique Penguen, en 2011, où était écrit sur le mur d’une mosquée : "Il n’y a pas de Dieu, la religion est un mensonge."

Le romancier franco-turc Nedim Gürsel a lui aussi subi les foudres de la justice pour Les Filles d’Allah, une biographie romancée du prophète Mahomet. Quarante et un passages de son livre avaient été jugés irrespectueux par le procureur d’Istanbul. Nedim Gürsel avait finalement été acquitté en 2009. Un procès avait aussi visé un ouvrage du biologiste britannique Richard Dawkins. Des organisations islamistes et un auteur créationniste, Adnan Oktar, sont souvent à l’origine de ces plaintes. La simple représentation du prophète de l’islam est contraire au dogme majoritaire.

La réaction de la Turquie a pourtant été modérée après la publication le mois dernier sur Internet du film islamophobe, L’Innocence des musulmans. Si le brûlot a été censuré par la version turque du site Internet YouTube, les manifestations de protestation sont restées limitées. Les officiels turcs se sont contentés de rappeler leur intention de pénaliser l’insulte aux valeurs religieuses dans la nouvelle Constitution que la Turquie devrait adopter prochainement. "Jurer et insulter ne peut pas être considéré comme de la liberté d’expression", a estimé le vice-premier ministre Bekir Bozdag, théologien de formation. Ce dernier a réclamé qu’une enquête soit ouverte contre l’intellectuel d’origine arménienne Sevan Nisanyan. Ce linguiste, volontiers provocateur, déclarait fin septembre : "La moquerie d’un chef arabe qui a prétendu il y a des siècles être entré en contact avec Dieu et a fait des bénéfices politiques, financiers et sexuels, n’est pas un crime de haine ; c’est la liberté de parole." "

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