Revue de presse

"Face à la concurrence, CNews fait le pari d’une parole décomplexée" (Le Monde, 12 sept. 20)

5 avril 2022

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"La chaîne d’information de Vivendi, deuxième en audience derrière BFM-TV, n’hésite pas à miser sur la provocation. Payant en audience, le pari de CNews est plus périlleux sur le plan économique.

Par Sandrine Cassini

Lundi 31 août. Sur CNews, après deux mois d’absence, Eric Zemmour fait sa deuxième rentrée sur le plateau de Christine Kelly, dans « Face à l’info ». Après deux mois de repos, le polémiste et figure d’extrême droite est particulièrement en forme. En quelques phrases, il multiplie les philippiques provocatrices sur ses thèmes de prédilection : l’islam et les immigrés.

« On sait bien qui ensauvage, agresse, roule sur le gendarme, tue le chauffeur de bus de Bayonne [Philippe Monguillot, mort le 10 juillet]. Ce sont à 99,9 % des enfants de l’immigration maghrébine et africaine. On sait que les victimes s’appellent Mélanie, et les assassins Youssef », s’enflamme-t-il, sans émouvoir Christine Kelly. « Cet été, on n’a jamais eu autant de faits divers. Pourquoi ? Parce que la plupart des jeunes ne sont pas allés au bled. On a eu le premier été du vivre-ensemble », ironise l’essayiste. « N’est-ce pas un raccourci ? », lui rétorque mollement l’animatrice.

En juin, Eric Zemmour, recruté personnellement par Vincent Bolloré en 2019, a renégocié avec la chaîne info de Vivendi le prolongement de son contrat de deux ans. La première année a été plus que concluante. Grâce à « Face à l’info », l’ex-i-Télé, dont la ligne a été remaniée en 2017, a dépassé LCI en juin, se hissant à la deuxième place des chaînes d’information. La rentrée commence fort : entre le 31 août et le 6 septembre, la chaîne affiche une part d’audience de 1,3 % (+ 0,6 point en un an), encore loin de BFM (2,3 %, soit + 0,3 point), mais largement devant LCI, qui, elle, a réuni 0,9 % du public, comme en 2019.

Le cocktail gagnant de la chaîne de Vincent Bolloré : une gestion au cordeau des dépenses et des débats d’« opinion », où fusent les phrases-chocs. Délinquance, immigration, islam, et faits divers prennent une place considérable chez Eric Zemmour, Pascal Praud, Laurence Ferrari, Jean-Marc Morandini ou encore Sonia Mabrouk.

Depuis la rentrée, la chaîne exploite ad nauseam la polémique autour de l’insécurité, et l’« ensauvagement », terme qui a divisé le garde des sceaux, Eric Dupond-Moretti, et le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin. Le plan de relance de 100 milliards d’euros annoncé jeudi 3 septembre par le premier ministre, Jean Castex, a été évoqué de manière marginale.

« Nous sommes proches des attentes des téléspectateurs, en abordant les thèmes de la machine à café, sauf que nous ne le faisons pas en secret », assume Gérald-Brice Viret, le directeur général des antennes de Canal+.

Pas question en revanche de revendiquer une couleur politique, la convention signée avec le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) l’obligeant à rester neutre. La chaîne souligne la présence de chroniqueurs classés à gauche, comme Laurent Joffrin. Ses concurrents, eux, ne s’y trompent pas. « Nous avons face à nous une Fox News à la française. Ce n’est pas péjoratif », lance David Pujadas, qui officie sur LCI. « C’est une chaîne conservatrice assumée. Ils ne vendent pas autre chose », corrobore Marc-Olivier Fogiel, patron de BFM-TV.

Parmi les secrets de fabrication, les sondages accréditent les thèses à rebours de la « bien-pensance ». Le 2 septembre, Pascal Praud consacre une partie de « L’Heure des pros », son émission du matin à « l’islam en France : le sondage choc ». Les conclusions de l’étude menée par l’IFOP pour Charlie Hebdo sont explosives : un quart des musulmans de moins de 25 ans ne condamneraient pas les attentats du 7 janvier 2015 contre l’hebdomadaire satirique, tandis que 74 % d’entre eux feraient passer « leurs convictions avant les valeurs de la République ».

Du pain bénit pour les débatteurs : « On est quelques-uns à dire que l’islam n’est pas compatible avec la République », embraye le chroniqueur conservateur du Figaro, Ivan Rioufol. « Je suis effrayé », commente, pour sa part, Pascal Praud, qui feint de représenter l’homme de la rue. « On est en train d’effrayer les Français par des chiffres bidons », réplique Abdallah Zekri, délégué général du Conseil français du culte musulman.

« Bidon », l’enquête IFOP ? A l’antenne, Frédéric Dabi, directeur général adjoint de l’institut, défend sa méthodologie, en isolant deux échantillons, l’un composé de Français et l’autre de Français de confession musulmane.

« Avec un échantillon aussi faible, de 515 personnes, ce sondage n’a aucune valeur et ses conclusions sont discutables. La faiblesse méthodologique est délirante, et, en même temps, il y a une croyance indéboulonnable que ces sondages sont de la science », fustige Alexandre Deze, professeur en science politique à l’université de Montpellier. « Dans ces émissions, on voit un monde horrible qui n’existe pas. A la télé, il y a une banalisation de ces idées, qui sont ensuite très difficiles à déconstruire », poursuit le chercheur.

CNews oblige ses concurrents à se livrer à des exercices d’équilibriste compliqués, en particulier pour LCI. « Nous sommes une chaîne de débat et d’opinion, mais au sens pluriel. On ne nie pas les préoccupations des Français, mais on ne fait pas de politique. Quand on parle d’insécurité, on invite [l’avocat] Georges Kiejman, [le criminologue] Alain Bauer ou [l’ex-premier ministre] Manuel Valls, et surtout on ne va pas consacrer quinze ou seize heures d’antenne au sujet », défend Fabien Namias, directeur général adjoint de LCI.

LCI surfe sur une ligne de crête : soucieuse de sa respectabilité, elle ne doit pas être soporifique. D’un côté, à la rentrée, elle a placé à 20 heures Darius Rochebin, journaliste suisse bon teint, professionnel, bienveillant mais pointu. De l’autre, elle a recruté Eric Brunet, sur la tranche 10 heures-12 heures. Le journaliste, tendance libéral de droite, adepte du franc-parler, rêvait de présenter un « show d’opinion ». « Mais je lui ai dit non », explique Marc-Olivier Fogiel.

Sur LCI, l’ex-animateur de RMC anime un débat qui n’aurait pas dépareillé sur CNews. La chaîne a d’ailleurs tenté de le recruter. LCI s’est adjoint de nouveaux chroniqueurs au verbe fort : l’académicien Alain Finkielkraut, l’essayiste Caroline Fourest ou l’ancien conseiller de Marion Maréchal ex-Le Pen, Arnaud Stephan.

Mais au petit jeu de la parole décomplexée, le style CNews captive plus que les autres. Lundi 7 septembre, Pascal Praud et ses acolytes, parmi lesquels Jean-Claude Dassier, du comité éditorial de Valeurs actuelles, ou Ivan Rioufol, séduisaient, entre 20 heures et 21 heures, 400 000 téléspectateurs, quand Darius Rochebin, qui interrogeait Robert Badinter, convainquait moins de 100 000 téléspectateurs.

David Pujadas, quant à lui, est chaque soir étrillé par Eric Zemmour et ses près de 500 000 fidèles. Entre 18 heures et 21 heures, CNews devance aussi BFM, et son « 120 % News ». « Nous ne sommes pas une chaîne d’opinion pour un public âgé », lâche Marc-Olivier Fogiel, en allusion à CNews, qui attire surtout des plus de 50 ans vivant en province.

Qu’y a-t-il là qui plaît tant au public ? « Dans ces émissions, on ne vient pas y chercher le débat argumenté, mais le spectacle. On a perdu l’esprit des Lumières », analyse Jacques Walter, professeur de sciences de l’information à l’université de Lorraine, qui associe le succès des émissions de débat au reflux de la presse d’opinion. Les chaînes d’information se disputent les jeunes journalistes tendance « réac’ de droite ». « Ils apportent quelque chose de frais, en parlant le langage de la droite avec les mots de 2020, sans être aux ordres d’un parti », relève Jean-Yves Camus, politologue spécialiste de l’extrême droite.

Eugénie Bastié, du Figaro, a quitté BFM-TV pour CNews, où l’on a aussi l’habitude de croiser Charlotte d’Ornellas (Valeurs actuelles, Radio Courtoisie). LCI, de son côté, s’est non seulement résolue à se passer du directeur de la rédaction de Valeurs actuelles, Geoffroy Lejeune, après le tollé lié aux caricatures de la députée (La France insoumise) de Paris Danièle Obono, mais elle a aussi renoncé – le temps que la situation s’apaise – à Louis de Raguenel, ex-rédacteur en chef de l’hebdomadaire droitier passé chez Europe 1, qui devait accroître sa présence à l’antenne.

Payant en audience, le pari de CNews est plus périlleux sur le plan économique. Entre le 31 août et le 6 septembre, la chaîne a engrangé 3 millions d’euros de recettes publicitaires brutes (avant remises), selon une agence médias, soit autant qu’en 2019, alors que son audience a progressé de 0,6 point. La filiale de Canal+, qui a perdu 10 millions d’euros en 2019, a dû abandonner l’idée de passer de la publicité autour de « Face à l’info », repoussoir pour les annonceurs.

« La mission de Serge Nedjar [le directeur général de CNews] est d’atteindre la rentabilité en 2022 », explique Gérald-Brice Viret. En attendant, l’actionnaire est satisfait. « Vincent Bolloré m’a dit cet été qu’il était très content des audiences de CNews. Il est en support et en soutien », se félicite le directeur de l’antenne. A tel point que le milliardaire a voulu capitaliser sur ce succès, en rachetant cet été Europe 1, propriété de Lagardère. Jugeant que la radio est gangrenée par des journalistes de gauche, il avait l’idée d’y placer les animateurs de la maison. A la dernière minute, Arnaud Lagardère a suspendu l’opération.

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