Note de lecture

F. Teulon : Le mérite d’être bien né

13 septembre 2006

Frédéric Teulon, Les FFD, La France aux mains des Fils et Filles De, Bourin éditeur, 270 p., 20 e.

Est-on revenu à l’Ancien Régime, quand on héritait des charges de ses parents ? La formule de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit » semble avoir été rayée d’un trait de plume, tant « l’accès aux plus hauts postes de responsabilité est devenu aussi fermé que sous l’Ancien Régime », ne craint pas d’affirmer l’universitaire Frédéric Teulon, dans cet essai très documenté, que, curieusement, la plupart des grands organes d’information n’ont pas remarqué…

Gilles Pelisson, Justine Lévy, Franck Riboud, Benjamin Castaldi, Michel-Edouard Leclerc, etc. ne sont que les représentants médiatisés d’un phénomène massif qui gangrène toute les states de la société : le népotisme. « Les individus sont célèbres par naissance ou par relation, et non plus pour ce qu’ils sont capables de faire ». Une remise en cause, sans précédent depuis l’installation de la République il y a quelque 130 ans, de la méritocratie républicaine, remplacée, de fait sinon de droit, par une « népotocratie ». « Pour réussir dans la vie, plus besoin d’être doué, ni de travailler dur, il suffit d’avoir des parents connus. » Ce qui nous rappelle une fameuse histoire. « Comment êtes-vous devenu riche ? » demandait-on à un milliardaire. « C’est simple. J’ai trouvé une pomme, je l’ai nettoyée et frottée longtemps pour la faire briller, puis je l’ai vendue. Puis avec l’argent j’ai acheté deux pommes. Je les ai frottées, et ainsi de suite jusqu’à avoir un panier de pommes. – Et alors ? – J’ai reçu un télégramme m’annonçant que j’héritais de la fortune de mon père. »

La dénonciation est certes salutaire, mais Frédéric Teulon va plus loin, et c’est là le principal intérêt de son travail : il s’attache à détecter les causes du phénomène. C’est au début des années 1970 que « l’ascenseur social s’est arrêté » et que « son moteur a été soigneusement démonté ». Dans ce démontage et dans la consécration du népotisme, l’école et les médias ont joué un rôle décisif.

Le système éducatif, d’abord. « Aujourd’hui, les inégalités face à l’école empêchent de corriger les inégalités liées à la naissance. Cette impuissance est le résultat direct d’une idéologie qui a déconstruit l’école. » Les leaders soixanthuitards, qui aborrhaient un système éducatif fondé (officiellement) sur la méritocratie, se sont acharnés à le démolir. « En détruisant l’école, en dénonçant les hiérarchies et en promouvant la logique du “tout marché”, les soixante-huitards ont cassé le moteur de l’ascenseur social. Puis ils se sont engouffrés dans le carriérisme en oubliant rapidement la classe ouvrière qu’ils avaient un moment portée aux nues », tranche Frédéric Teulon. A l’appui de ce diagnostic, on exhumera une phrase, parue dans Rouge, le 29 mars 1974 : « L’école est par essence, par nature, par origine, un appareil de sélection sociale, de diffusion de l’idéologie bourgeoise. Cette école-là, elle n’est pas amendable, il faudra la détruire ». C’était signé Joseph Krasny, pseudonyme d’Edwy Plenel (cité par Eric Conan, La Gauche sans le peuple, Fayard, 2004)… La nouvelle école, moins exigeante, a, logiquement, avantagé ceux qui recevaient ailleurs qu’à l’école, dans leurs familles, ce que l’école se refusait désormais à transmettre. Le penseur étatsunien Christopher Lasch (Culture de masse ou culture populaire ? Climats, 2001) avait en premier diagnostiqué cette dérive qui, comme d’autres, a traversé l’Atlantique : « Sous prétexte de respecter le droit des minorités à posséder leur “culture propre” et sous celui, plus généralement, de respecter le droit des jeunes, les écoles ont abandonné tout effort réel de transmettre “ce que l’on sait et ce que l’on pense de mieux dans le monde”. Elles travaillent sur la base du postulat qui veut qu’une culture de haut niveau soit intrinsèquement élitiste, que personne ne devrait être obligé d’apprendre quoi que ce soit de difficile, et que les valeurs de la classe moyenne ne devraient en aucun cas être “imposées” aux “pauvres”. Les enseignants américains invoquent des slogans démocratiques pour justifier en pratique des programmes qui condamnent la plupart de nos concitoyens à un quasi-illétrisme. »

Ce qui signifie, selon Frédéric Teulon : « Plus de méthode logique pour apprendre à lire, mais une méthode intuitive. Plus de dictées pénalisant les enfants de milieux défavorisés. Plus de travail à la maison pour ne pas faire le jeu des parents reproducteurs. Surtout plus de sélection systématique, ni de classements devenus inutiles. Interdits les tableaux d’honneur et les prix d’excellence. Supprimés les bons points qui excluent et humilient les pauvres chéris. » Résultat : « La remise en cause de l’autorité des maîtres, la dévalorisation des diplômes et la suppression de la sélection conduisent à la promotion automatique des “fils et filles de…” » Les statistiques montrent que les chances pour un enfant d’ouvriers ou d’employés d’accéder à une catégorie socio-professionnelle supérieure étaient sensiblement plus importantes il y a trente ans qu’aujourd’hui. Ainsi, les enfants des classes populaires sont aujourd’hui quasi-inexistants parmi les élèves des grandes écoles. « Le pourcentage d’étudiants d’origine populaire admis à l’ENA, à Normale Sup et à Polytechnique, lieux de formation de la haute élite, a baissé de moitié entre 1968 et 1990 » (Eric Conan, La Gauche sans le peuple, Fayard, 2004). Une dégringolade de l’« ascenseur social » démontrée de façon implacable par le sociologue Louis Chauvel (Le destin des générations, PUF, 1998 ; « Le retour des classes sociales ? » Revue de l’Observatoire français des conjonctures économiques, octobre 2001).

Les médias, qui « occupent désormais une place centrale dans la vie des Français », jouent aussi un rôle moteur dans le retour du népotisme. Celui-ci « s’est généralisé dans les métiers du journalisme, de la télévision, de la chanson et du cinéma ». La médiatisation l’amplifie, « car elle donne au nom de famille une importance toujours plus grande et elle le transforme en un phénomène visible par tous. Le nom de famille est devenu un moyen de marketing social ». « Mettre en avant l’enfant d’une personnalité connue, c’est faire l’économie de la promotion du nom. Le patronyme est un produit d’appel qui garantit un minimum d’écoute. » Et Frédéric Teulon de déplorer qu’« en reportant ses ambitions sur les FFD, le public se fait du tort. Il empêche les nouvelles Romy de sortir de l’anonymat. L’actrice autrichienne aurait eu plus de mal à percer si, à l’époque, les plateaux de cinéma avaient été encombrés par la progéniture des vedettes. Le réflexe fataliste de la famille Michu diminue les chances des “enfants de personne” de s’imposer par le mérite ». Une fois de plus, c’est Mozart qu’on assassine !

Car l’auteur ne fait pas l’impasse sur le principal allié du népotisme : la complaisance dont les « FFD » bénéficient dans l’opinion publique : « Que les enfants Riboud, Arnault, Vuitton, Bébéar, Lévy-Lang, Tapie ou Trigano prennent la place de cadres talentueux n’émeut plus personne ». C’est le signe d’une inquiétante démission. « N’est-il pas plus sensé de se dire que tout est une question de naissance dès le départ, que de montrer de quoi l’on est capable ? C’est plus confortable. N’est-il pas plus facile de se choisir une idole à son image que de chercher à faire fructifier ses propres talents ? C’est plus économique. » « La légitimation des FFD permet à tout un chacun de renoncer, à moindres frais narcissiques, à ses ambitions personnelles. » L’arbitraire a imposé sa loi : « Les pratiques de “piston” et de népotisme sont tellement généralisées que même ceux que ce type de pratique révulse sont contraints d’y recourir s’ils ne veulent pas que leurs enfants ou leur conjoint restent durablement au chômage. » D’ailleurs, « en privé, les directeurs des ressources humaines ou les membres de cabinets de recrutement reconnaissent que près de 80 % des postes de travail à pourvoir dans le secteur privé le sont dans le plus strict secret : l’information n’est diffusée nulle part ou seulement auprès d’un cercle très restreint de personnes », révèle l’auteur, qui exerce des fonctions dirigeantes au Pôle universitaire Léonard de Vinci (enseignement supérieur privé).

Ces dernières années, les médias ont abondamment relayé des initiatives affichant comme objectif de « corriger » une reproduction sociale trop flagrante pour ne pas susciter l’indignation : quotas d’élèves issus de ZEP à Sciences Po, « CV anonymes » proposés par Claude Bébéar (Axa)... L’auteur ne cache pas son scepticisme. « En 1992, Claude Bébéar a nommé Matthieu Bébéar, son neveu – qui venait de décrocher un tout petit diplôme dans une école de commerce réservée aux fils à papa – comme responsable de produit chez Axa. Si, ce jour-là, il avait embauché Mouloud ou Rachid, plutôt que son parent, il aurait fait beaucoup plus pour la lutte contre la discrimination par le nom qu’en publiant un rapport 100 % démagogique. » Bébéar et ses pairs seraient plus clairvoyants s’ils réalisaient que lorsque des « caissières de supermarché, doctorantes en littérature comparée ou en physique des particules (les atomes, pas les titres de noblesse !), observent des “fils de…” tout juste sortis de boîtes à bac, marquer leur territoire et préempter les postes de direction, la révolte n’est pas loin ». Finalement, les élites auraient-elles ressuscité la lutte des classes ?

E. M.


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