Revue de presse

"Evitons le terme d’« islamophobie »" (L. Zimmermann, lemonde.fr , 24 mars 15)

Laurent Zimmermann, maître de conférences à l’université Paris-Diderot. 26 mars 2015

"Il y a des mots dont on se demande parfois s’ils n’ont pas été inventés pour créer une sorte de confusion. Le mot « islamophobie », que l’on peut lire si souvent dans des articles et que l’on entend beaucoup après ce triste mois de janvier, en fait probablement partie.

Il ne s’agit pas de réclamer, comme l’a fait Michel Houellebecq, le droit d’être islamophobe. Le véritable problème est qu’il se pourrait bien que, dès que l’on emploie le mot « islamophobie », les questions soient mal posées, et que l’on soit entraîné, quoi que l’on dise, oui, sur la pente de la confusion.

La critique de l’islam peut bien entendu être, comme le disent les défenseurs de ce mot, le masque d’un propos raciste ; alors elle doit être combattue. S’il s’agit de faire d’un être humain né musulman le porteur de défauts ou de vices du fait de cette naissance, nous avons affaire à du racisme, exactement comme avec l’antisémitisme, qui n’est pas la critique d’une religion, mais la déclaration de haine à l’égard des individus nés juifs.

On ne peut cependant qu’être surpris, et même inquiets, de la manière dont notre époque tend à disqualifier discrètement, mais fermement, toute critique, en elle-même, de la religion. Comme si critiquer une religion, pour tout ou partie, revenait à attaquer les personnes, ce qui n’est pas le cas. Le droit de critiquer une religion, ou la religion en général, de déconstruire ses dogmes et de questionner ses pratiques, est un acquis démocratique – quand la démocratie reste, sur tant de points, encore à construire – parmi les plus importants.

Mais le terme d’« islamophobie » pose également, dans la situation contemporaine, un autre problème. C’est qu’il fait de l’islam et des musulmans un bloc. Ce bloc, on aurait, ou non, le droit de le critiquer. Tant que l’on reste pris dans cette alternative, et que l’on se focalise sur le choix à opérer entre les deux réponses possibles, on oublie complètement le présupposé que l’on accepte, celui de ce bloc uni face auquel on se trouverait. Comme s’il n’y avait qu’un islam, et qu’un musulman au fond !

Critiquer une partie de ce qu’est l’islam aujourd’hui n’est pas nécessairement critiquer tout l’islam, ni tout le monde islamique. Pour celles et ceux qui ne sont pas musulmans – comme l’auteur de ces lignes –, accepter de se laisser entraîner dans un tel présupposé revient à ne pas entendre ce que disent un grand nombre d’intellectuels musulmans. Or c’est justement cette écoute qui doit être aujourd’hui la moindre des choses pour éviter les « amalgames ».

Certains trouvent honteux de « sommer » les intellectuels musulmans de s’exprimer. Comme si la situation était celle-là ! La réalité est que les intellectuels musulmans se sont exprimés, certains au péril de leur vie, et s’expriment encore, mais qu’ils ont bien du mal à se faire entendre. Leur donner sympathiquement le droit de ne pas s’exprimer revient ainsi – surtout – à vouloir les faire taire. Faisons le contraire.

Ecouter ce que disent un certain nombre d’intellectuels musulmans permet de se rendre compte qu’il n’existe pas un monde islamique, mais au moins deux. Celui du fascisme islamiste, fasciné par l’idée d’un sujet du savoir absolu, celui du Dieu du Coran, tout-puissant et dont la toute-puissance se retrouve finalement entre les mains de ceux qui lui ont fait allégeance. Et, par ailleurs, celui de ce que le psychanalyste d’origine tunisienne Fethi Benslama appelle le « musulman séparé », celui qui accepte que la religion n’ait pas le dernier mot sur tout, et donc deux choses : que la foi et la politique soient séparées, qu’il existe un savoir et une raison distincts du Coran.

Cette séparation, interne à l’islam, est la lutte à laquelle nous assistons, et par rapport à laquelle, sans aucun doute, nous devons prendre position. Au moins, en donnant davantage d’écho et de poids à ce que disent les intellectuels musulmans opposés au fascisme islamiste, dont certains ont payé de leur vie leur combat. Affirmer cela, ce n’est en rien refuser de se poser des questions sur notre société.

Oui, nous devons nous interroger sur la politique de la ville et la situation des banlieues ; oui, nous devons encore et toujours combattre les peurs de l’autre qui traversent notre société, celle de l’étranger, du « sans-papiers » (dont les événements récents nous ont ironiquement rappelé combien elle est ridicule) ; oui, nous devons combattre certaines politiques, au plan international, qui mènent à des situations de misère et d’injustice.

Mais nous ne le ferons certainement pas avec ce redoutable mot d’« islamophobie », menant à confondre les racistes et celles et ceux qui luttent contre la folle revendication identitaire du fascisme islamiste. A commencer par un grand nombre d’intellectuels musulmans, que l’on juge important de dispenser de parler, alors qu’en fait, ce sont eux-mêmes qui aimeraient être davantage entendus.

Il est donc urgent de se méfier d’un usage trop large de ce mot d’« islamophobie », et de bien veiller à ne pas laisser dériver son sens, de manière à ce qu’il reste synonyme de « racisme ».

S’il désigne un discours appelant, sous couvert de critique envers l’islam, à la méfiance et au soupçon envers tout individu de culture musulmane, alors il est justifié de l’employer. Mais s’il devait entretenir la confusion, empêcher de lutter contre le fascisme islamiste, et, en général, contre toutes les pensées totalitaires et les refus de la critique, alors nous aurions mis en circulation un mot extrêmement dangereux.

Certains le pensent. Salman Rushdie, par exemple, dans son autobiographie, Joseph Anton (Plon, 2012) : « Un nouveau mot a été inventé pour permettre aux aveugles de rester aveugles : l’islamophobie. »"

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