Revue de presse

Eva Illouz - « Aux sources de l’antisémitisme des campus » (E. Bastié, Le Figaro, 28 nov. 24)

(E. Bastié, Le Figaro, 28 nov. 24). Eva Illouz, sociologue 29 novembre 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Eva Illouz, Le 8-octobre. Généalogie d’une haine vertueuse, Tracts Gallimard, 3 oct. 2034, 64 p. 3,90€.

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Eugénie Bastié : « Aux sources de l’antisémitisme des campus »

CHRONIQUE - Dans un « Tract » percutant, la sociologue Eva Illouz lie l’élan de sympathie envers le Hamas dans les facultés occidentales au lendemain du 7 octobre à la progression de la French Theory au sein de ces mêmes universités.

Par Eugénie Bastié

Le dimanche 8 octobre 2023, dans les rues de New York, une manifestation « All Out for Palestine » rassemblait des personnes en liesse. Au cœur de la capitale du progressisme globalisé, des étudiants, des profs d’université manifestaient, côte à côte avec des islamistes, leur jubilation et leur ivresse, après les massacres commis par le Hamas. Certaines mimaient l’acte d’égorger, tandis que d’autres arboraient les symboles mortifères des deltaplanes ayant fondu sur les jeunes du festival Nova. Un historien de l’université Cornell se disait « exalté » par l’annonce du massacre.

L’inventeur de la théorie du genre, Judith Butler, y voyait un acte de résistance. 33 groupes étudiants de Harvard attribuaient l’entière responsabilité du 7 octobre à Israël. Quant à Andreas Malm, la vedette de l’écologie radicale, voici ce qu’il déclara : « La première chose que nous avons dite dans ces premières heures (du 7 octobre) ne constituait pas tant dans des mots qu’en des cris de jubilation. » Cela ne l’a pas empêché d’être l’invité de l’Institut La Boétie, laboratoire de pensée de La France insoumise quelques mois plus tard.

Jamais aucune atrocité commise dans le monde n’a suscité autant de joie dans l’intelligentsia occidentale. Insistons sur un point. Ces réactions n’ont pas eu lieu après la riposte israélienne dans la bande de Gaza, qu’on peut légitimement trouver disproportionnée, mais dès le lendemain ou les jours qui ont suivi le massacre du 7 octobre, avant même qu’Israël ne commence à riposter. C’est cette absence totale d’empathie qui s’est déployée dans les bastions mêmes de la gauche occidentale, qu’a voulu décrypter la sociologue Eva Illouz dans son texte 8-Octobre, généalogie d’une haine vertueuse.

Eva Illouz est une intellectuelle ancrée à gauche. Elle a publié plusieurs essais remarquables sur les liens entre les sentiments et le capitalisme, dans une perspective empruntant au marxisme. Cette personnalité progressiste écrit dans le quotidien de gauche israélien Haaretz et critique régulièrement le gouvernement Netanyahou. Cela rend d’autant plus percutante sa critique. « Une partie importante de la gauche globale - aux noms variés : gauche identitaire, éveillée, décoloniale ou progressiste - a nié l’existence de ces atrocités ou bien les a célébrées comme un acte de “résistance anticoloniale” ». Comment cela a-t-il été rendu possible ?

Le pouvoirisme
Au passage, Eva Illouz fait preuve d’un peu de naïveté, en affirmant comme absolument contre nature le fait que la gauche, à qui « nous devons notre progrès social et moral », manque d’empathie envers une partie de la population. Ce n’est pas la première fois. Les tricoteuses hurlaient de joie à la vue du cadavre de la duchesse de Lamballe, et Annie Ernaux a écrit la jouissance que lui avait procurée le 11 Septembre. Mais il est vrai que la haine jubilatoire anti-israélienne, dans son caractère ostentatoire, élitaire et immédiat, avait quelque chose d’inédit.

Un premier indice sur la nature de cette haine tenait dans la liste des pétitionnaires de deux lettres publiées par les étudiants de Columbia : ceux qui étaient en faveur du Hamas provenaient principalement des sciences humaines, ceux qui étaient en faveur d’Israël provenaient des sciences dures et technologiques, des départements d’économie ou de commerce. Se pourrait-il que le problème vienne des sciences molles, gangrenées par une forme de militantisme ? C’est la thèse d’Eva Illouz qui voit, dans la progression du cancer de la French Theory dans ces universités, le terreau fécond de l’antisémitisme.

Beaucoup de choses ont été dites sur le wokisme. Mais ces pages lumineuses viennent apporter un nouvel éclairage avec un brio remarquable. Illouz synthétise les éléments de cette « théorie » qui posent problème. Tout d’abord le pantextualisme, c’est-à-dire l’idée que tout est langage, que la société serait un vaste réseau de signes, le pouvoir étant le signifié ultime. Le réel n’a plus d’importance.

Deuxièmement, le pouvoirisme. Le pouvoir devient constitutif de toutes les relations sociales. « La notion de pouvoir se généralisa à ce point que les omissions elles-mêmes du langage étaient désormais interprétées comme des exclusions, voire des formes d’oppression. » Dès lors, le rôle du chercheur n’est pas de découvrir ou de comprendre mais de démasquer, de subvertir, de déconstruire. L’herméneutique est conçue uniquement comme performance de contestation et de résistance. C’est le troisième élément : la supercritique qui fait de la connaissance un acte moral.

Concurrence des minorités
Quatrième élément : la structure itinérante. L’économie, la politique et l’idéologie sont considérées comme des structures imbriquées au service de l’intérêt des puissants. Ces structures sans agents deviennent des agents d’oppression fixes invisibles, puissants et quasiment ontologiques. « Le patriarcat », « la colonialité », « le capitalisme » se retrouvent partout, peu importent les contextes historiques ou culturels. C’est ainsi par exemple que l’histoire des Noirs américains est plaquée sur celle des Palestiniens. Qu’Israël est décrit comme un État colonial, nonobstant le fait qu’il ait été créé au départ par un acte de décolonisation.

Pour le dire plus simplement, le déconstructionnisme issu de la French Theory est une mentalité complotiste qui est un terrain propice à l’antisémitisme, qui est le complotisme ultime. Cette vision paranoïaque, anhistorique et manichéenne du monde fait d’Israël le mal ultime, coupable de colonialisme, d’écocide, de capitalisme et de patriarcat. Même la tolérance des Israéliens à la cause homosexuelle est décrite comme du pinkwashing, c’est-à-dire un procédé masquant la réalité d’une entreprise de domination.

Eva Illouz décrit l’alliance contre nature verte-rouge entre islamistes et gauchistes, qu’a permis le magma théorique de la déconstruction. D’une part, ce radicalisme a accentué la mise en concurrence des minorités, les Noirs se montrant jaloux du privilège sociologique (mobilité sociale) et mémoriel (accent mis sur la Shoah plus que sur l’esclavage) des Juifs. De l’autre, l’idée de « colonialité », c’est-à-dire d’une « mentalité coloniale » qui survivrait aux institutions de la colonisation, concept aussi gazeux que mouvant, qui peut être plaqué un peu partout en Occident.

La sociologue, qui a travaillé sur les émotions, insiste sur une dimension essentielle : le « confort cognitif » que procurent ces théories. Organiser le monde autour d’une grille de lecture simpliste entre dominés et dominants procure un sentiment de sécurité et donne du sens à un monde, qui semble échapper au chaos de l’histoire. Le 8 octobre a été à la fois l’acmé de cette illusion intellectuelle et, en même temps, le début de son déclin. Espérons que le goût de la vérité et l’attachement à la complexité reviennent au centre des universités occidentales.


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