11 août 2014
"En dépit des scandales et de la contestation de rue, le Premier ministre turc islamo-conservateur a été élu à la présidence de la République laïque, au risque d’une dérive autocratique. [...]"
[...] « Le poste de président n’est pas fait pour se reposer. Le peuple veut voir un président qui s’active et qui transpire », a martelé tout au long de sa campagne le leader de l’AKP, convaincu de remporter dès le premier tour cette première élection présidentielle au suffrage universel direct qui se tenait dimanche. Scrutin qu’il a remporté dès le premier tour dimanche soir avec 52% des voix. Ses ambitions sont clairement affichées : « Le système présidentiel est en vigueur dans la plupart des grands pays développés et nous devons changer notre système politique. » L’objectif est l’instauration d’une république présidentielle à l’américaine ou semi-présidentielle à la française.
Dans l’immédiat, faute d’une majorité suffisante à la Chambre pour changer la Constitution ou même pour convoquer un référendum, il va élargir au maximum les prérogatives dont dispose déjà le chef de l’Etat. « Le président peut, selon la Constitution, diriger les réunions du gouvernement, mais il peut aussi faire plus », assure-t-il, clamant que « l’heure de la fin de la vieille Turquie et de ses politiques partisanes a sonné ».
Bustes. Régnant sans partage sur l’AKP (Parti de la justice et du développement), la formation islamo-conservatrice au pouvoir depuis novembre 2002 qui contrôle tous les rouages de la République, le Premier ministre est déjà l’homme politique turc le plus puissant depuis Mustafa Kemal Atatürk. « Président du peuple », comme il se présente désormais, « Recep bey », comme l’appellent respectueusement ses partisans, va s’installer au palais de Çankaya dominant Ankara qui était celui du fondateur de la république laïque, inspirée du modèle jacobin, créée sur les décombres de l’Empire ottoman après la Première Guerre mondiale. Atatürk (« le père des Turcs »), figure tutélaire omniprésente dont les bustes et les portraits ornent tous les bâtiments officiels, le révulse autant qu’il le fascine. Erdogan hait celui qui a déposé le sultan, supprimé le califat et changé l’alphabet, imposant par la force la modernité occidentale.
Lui est un visionnaire qui rêve d’une Turquie revenant dans le sillon de l’islam et de son histoire ottomane. « Nous voulons forger une jeunesse religieuse et moderne […], une jeunesse qui revendique sa religion, son langage, sa sagesse, sa chasteté et ses rancunes », lançait-il il y a deux ans dans l’un de ses discours les plus fameux, appelant à « une génération dorée ». Mais Erdogan est aussi subjugué par le personnage d’Atatürk. « Au lieu de dépasser le kémalisme, il reste dans le même paradigme d’ingénierie sociale autoritaire. Il en copie les méthodes pour aller dans l’autre sens en s’estimant d’autant plus légitimé pour le faire qu’il a gagné toutes les élections depuis 2002 », analyse Menderes Çinar, professeur de sciences politiques à Ankara, reconnu comme un des meilleurs spécialistes de l’AKP. « De Gaulle, Margaret Thatcher ou Tony Blair ont dû abandonner le pouvoir après dix ans, mais lui veut encore rempiler jusqu’en 2023 pour le centenaire de la République », soupire Cengiz Çandar, politologue et éditorialiste de renom, soulignant qu’« Erdogan se voit comme un nouveau sultan et se sent investi d’une double mission : redonner à l’islam toute sa place en Turquie et redonner à la Turquie, héritière de l’Empire ottoman, son rang dans le monde ». [...]
En 1996, Necmettin Erbakan devient Premier ministre d’un gouvernement de coalition. L’armée l’oblige à démissionner un an plus tard, puis le Refah est interdit. « Erdogan a alors compris qu’il était impossible de défier ouvertement l’Etat et qu’il fallait inventer quelque chose de neuf, mêlant tradition et ouverture au monde », témoigne Mehmet Metiner, un de ses anciens conseillers à la mairie d’Istanbul. Ce sera l’AKP, créé fin 2001, alors que lui-même part en prison, condamné à dix mois de détention et déchu de son titre de maire pour « incitation à la haine religieuse » pour avoir récité dans un meeting des vers de Ziya Gökalp, un des pères du nationalisme turc : « Les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casques et les mosquées nos casernes. » [...]
Ses adversaires le pourfendent comme « un Poutine turc ». Au printemps 2013, quelque 2,5 millions de Turcs ont manifesté pendant trois semaines sur la place Taksim d’Istanbul comme dans toutes les grandes villes du pays pour dénoncer l’autoritarisme du Premier ministre et l’islamisation croissante du pays.
Longtemps son alliée, l’influente confrérie islamiste de Fethullah Gülen, imam septuagénaire réfugié aux Etats-Unis, devenue toute puissante dans la magistrature, a tenté de l’abattre à coups d’enquêtes judiciaires et de révélations via des publications d’écoutes téléphoniques sur la corruption des hautes sphères de l’AKP, éclaboussant directement son second fils, Bilal. Mutant des milliers de policiers et reprenant en main la justice, Erdogan a tenu le choc, pourfendant « un gang infiltré dans l’Etat ». Face à la contestation de rue, il dénonçait « le complot de l’étranger », celui de la finance mondiale… [...]
Son rêve le plus cher est une immense mosquée à Çamlica, non loin de chez lui, sur une haute colline de la rive asiatique. Avec au moins six minarets, qui devraient être « les plus hauts du monde », prévue pour héberger jusqu’à 30 000 fidèles, cette mosquée « sera visible de toute la ville », a précisé le Premier ministre. A Istanbul, il existe déjà la Süleymaniye, la mosquée de Soliman le Magnifique, il y aura donc un jour, si Dieu le veut, la Tayyipiye."
Comité Laïcité République
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