Revue de presse

En Occident, les attentats n’ont réduit ni les conversions à l’islam ni l’inspiration suscitée par Daech (O. Hanne, causeur.fr , 18 & 19 août 16)

Olivier Hanne, islamologue, agrégé et docteur en histoire, chercheur associé à l’université d’Aix-Marseille. 27 août 2016

"Après l’assassinat du père Hamel à Saint-Etienne-du-Rouvray, des musulmans de France ont investi les églises en signe de solidarité. La radicalité ultraviolente de Daech condamne-t-elle la nébuleuse terroriste à la marginalité parmi les communautés musulmanes d’Occident ?

Olivier Hanne. Logiquement, cela devrait être le cas mais dans les faits, on observe le phénomène exactement inverse. Après les attentats de janvier 2015 contre Charlie Hebdo et l’Hyper cacher, les responsables musulmans ont indiqué qu’il y avait de plus en plus de conversions à l’islam alors que ces attentats auraient dû être répulsifs. L’ultraviolence qui s’est déchaînée valide la capacité de nuisance anti-occidentale du mouvement et peut être pris comme un élément de revanche, à l’instar du terrorisme palestinien des années 1960/1970. Certains milieux accueillent cette ultraviolence de façon très positive. Les freins au recrutement de l’E.I. sont plutôt son déclin territorial en Syrie, en Irak, ou en Libye, et les difficultés d’accéder à ses frontières depuis un an. Les gens savent qu’ils auront du mal à se rendre sur un théâtre de guerre où la défaite est garantie.

Vous faites allusion aux volontaires internationaux du djihad, mais le recul territorial de l’E.I. n’a manifestement pas réfréné les vocations de djihadistes made in France, comme l’ont prouvé les attentats de Nice et Saint-Etienne-du-Rouvray…

Les responsables du ministère de l’Intérieur et de la Défense confirment que l’inspiration suscitée par Daech, sinon le recrutement direct, n’est absolument pas en voie de réduction. La différence avec les précédentes vagues du terrorisme islamiste, c’est que jusqu’aux années 1990, le terrorisme avait comme objectif de s’en sortir. On voyait déjà des attentats kamikazes, mais pas à ce degré-là. Daech a réussi à créer une inspiration en jouant notamment sur un élément de mobilisation : la certitude de la mort. [...]

On imagine la future campagne présidentielle se dérouler dans un tel climat de peur et de tension… En 2012, une majorité écrasante de catholiques avait voté pour Nicolas Sarkozy tandis que les musulmans plébiscitaient François Hollande. Cette répartition religieuse du vote risque-t-elle de se reproduire en 2017 ?

Dans l’opinion publique musulmane française telle que je la connais, c’est-à-dire surtout chez les Frères musulmans, la haine de la gauche et du gouvernement atteint des sommets. Ce qui ne veut pas dire que les musulmans feront confiance à Sarkozy, lequel a des paroles très dures ou très opportunistes contre l’islam. Les gens ne sont pas dupes. Une chose me frappe : l’organisation des Frères musulmans a donné beaucoup de signes d’ouverture vers le vivre-ensemble, l’esprit républicain, etc. Ils ne sont pas allé jusqu’à défiler avec les pancartes « Je suis Charlie » car cela aurait été excessif, mais ils ont mis beaucoup d’eau dans leur vin depuis dix ans. Le gros problème, avec ce changement de discours, c’est de savoir où sont passés les plus radicaux des Frères musulmans. Au sens propre, les Frères musulmans ne posent pas de problème de sécurité à la France puisqu’ils ont changé leur discours – par stratégie, diront certains – , mais, comme on le constate sur les réseaux sociaux, leur base exprime une exaspération vis-à-vis des leaders du mouvement. Une exaspération notamment dirigée contre Tariq Ramadan.

… que la rue musulmane juge trop modéré ?!

Chose assez amusante, Tariq Ramadan, que le gouvernement, un grand nombre de Français et d’intellectuels considèrent comme le diable, est aussi devenu le diable aux yeux d’une certaine frange de la base des Frères musulmans. Certains n’en peuvent plus de son discours trop républicain à force de « pas d’amalgame » et d’éloges du vivre-ensemble. Or, un organisme comme les Frères musulmans a pignon sur rue ; on peut facilement le surveiller, et on dispose d’énormément de renseignements à son sujet. Si cette structure ne fédère plus les radicaux les plus virulents, ces gens-là vont aller ailleurs, et on aura bien plus de mal à les surveiller.

À chaque attentat islamiste, la même mécanique victimaire se reproduit : des associations communautaires telles que le CCIF dénoncent le risque de « stigmatisation » islamophobe, alors que le djihadisme a provoqué 230 morts en un an demi en France, et « l’islamophobie » (heureusement) aucun…

Le problème, c’est que plus les imams feront des pas vers un esprit républicain et vers une relecture de l’islam, plus leur base se fracturera. Dans une certaine mesure, la vie quotidienne partagée peut influer sur la situation mais de plus en plus de Français n’ont plus du tout envie de cohabiter avec leurs compatriotes musulmans. Autre facteur de changement, l’imprégnation d’un nouveau discours, comme ceux que proposent certains Frères musulmans réformistes. Par sincérité ou par stratégie, une partie des Frères adopte un nouveau discours qui s’approprie tout le verbiage autour de la société française cosmopolite, métissée. [...]

La République française, laïque et démocratique, peine à élaborer un contre-discours efficace pour contrer la propagande djihadiste. L’invocation de « valeurs » consensuelles n’a-t-elle donc aucun poids face au message politico-mystique de l’E.I. ?

Non seulement la République est désarmée, mais elle utilise les armes et le vocabulaire de son ennemi. On parle d’ « entreprise djihadiste », de « réseaux salafistes » au point que le cadre législatif semble adopter le vocabulaire des terroristes. Or, notre système légal doit impérativement rester ce qu’il est sans adopter les qualificatifs de l’ennemi. Sinon il faudrait définir ce qu’est un djihadiste – en fonction de quels critères et de quel corpus légal ? – , ce qu’est le vrai djihad, le bon et le mauvais. L’Assemblée nationale et la République ont-elles autorité à définir un élément de la religion musulmane ? Depuis quelques années, face à la déferlante islamisto-djihadiste, on est incapable de rappeler des éléments aussi fondamentaux que notre cadre légal. Un acte violent doit être condamné en fonction d’éléments classiques du droit, sans besoin de l’adapter à la sémantique ennemie. De ce point de vue, les déclarations de Manuel Valls voire d’Alain Juppé contre le salafisme, « ennemi de la France » sont également problématiques.

Pour quelle(s) raison(s) ?

Le salafisme est un problème culturel, car il développe des idées sur la famille et sur la femme qui ne sont pas les nôtres, et non pas sécuritaire, puisque la majorité des salafistes désavouent le djihadisme. Bien que ce dernier soit issu de la mentalité salafiste, le législateur ne peut pas interdire le salafisme en France. Ce serait un délit d’opinion et un délit de religion. La République doit au contraire rester dans son rôle, qui consiste à protéger les citoyens contre des délits identifiés comme criminels. La République commet une erreur fondamentale en cédant à la tentation de définir ce qu’est l’islam. [...]

Lorsqu’ils égorgent un prêtre comme à Saint-Etienne-du-Rouvray, les djihadistes rompent-ils avec la tradition islamique califale ?

Au nom de sa prétention à incarner le califat abbasside, l’Etat islamique est obligé de justifier tous les débordements militaires qu’il a commis. Pour ce faire, ses membres ont récupéré toutes les théories militaires du djihad, mais aussi les hadiths de Boukhari, un savant du IXe siècle ayant fait une compilation des dits et faits prophétiques, dont un livre entier consacré au djihad. Dans tous ces livres de piété liés au Prophète ou à la tradition, on trouve un descriptif très précis de la manière dont on fait le djihad et dont on ne le fait pas. Entre la fin 2013 et la mi-2015, Daech a globalement respecté les traités de djihad. A partir de la mi-2015, les djihadistes ont mis le doigt dans un engrenage jusqu’auboutiste dans la violence exercée.

Quel a été l’événement déclencheur de ce virage ultraviolent ?

Cela a commencé avec l’exécution par les flammes du pilote jordanien en janvier 2015. Les djihadistes ont voulu justifier théologiquement ce crime qui n’était pas justifiable dans la tradition prophétique. Le seul élément dont on pouvait se servir est que Mahomet, au retour d’une de ses expéditions contre les Byzantins, s’en est pris à un de ses ennemis qui avait construit une mosquée à Médine sans son accord. Il a fait brûler la mosquée. C’est le seul précédent d’incendie qui peut vaguement servir de justification théologique. Pour justifier l’immolation du jordanien, ils ont dû convoquer Ibn Taymiyya, penseur du XIVe siècle, très postérieur à la tradition prophétique du VIIe siècle, qui affirme qu’on peut exécuter un infidèle de la manière dont il a tué des musulmans. Le pilote ayant bombardé des civils, Daech a considéré pouvoir l’incendier. La justification doctrinale arrive donc dans un second temps après la méthode d’exécution, l’important est que les djihadistes voulaient le brûler. Car dans l’islam, contrairement au christianisme médiéval, brûler les gens est une faute majeure. L’Etat islamique a été pris dans l’engrenage médiatique qu’il a lui-même déclenché.

Le dernier numéro de Dabiq, magazine francophone de l’E.I, est dirigé spécifiquement contre les chrétiens. Il contient une réfutation théologique assez approfondie du christianisme. Comment expliquez-vous cette offensive intellectuelle ?

Dabiq, Inspire, Dar-al-islam et les autres publications de l’Etat islamique ont toujours contenu une dimension apologétique, c’est-à-dire une défense raisonnée de la foi. Dans les premiers numéros, il y a eu des réfutations anti-alaouite, anti-chiite, sur trois pages. Dès la fin 2014, une vidéo de Daech d’une bonne demi-heure mélangeait une réfutation antichrétienne avec un passage montrant comment les chrétiens vivant sur le territoire de l’Etat islamique étaient respectés suivant les règles prophétiques. En fin de compte, Daech occupe beaucoup plus le terrain doctrinal qu’Al-Qaïda : la revendication des attaques du 11 septembre par Oussama Ben Laden tenait en moins d’une page sans grande argumentation ! Sans être originale, puisqu’elle renvoie à des polémiques médiévales, l’apologétique de Daech montre une prétention juridique assez nouvelle.

On imagine le jeune public djihadiste de Daech plutôt féru de technologie mais assez étranger à la controverse théologique…

Détrompez-vous. Le public de l’Etat islamique est très varié. On parle beaucoup des jeunes djihadistes de 15 à 25 ans mais sur les réseaux sociaux francophones et arabophones, ce sont souvent les femmes qui tiennent la dragée haute en matière de polémique religieuse. Des femmes souvent mariées, d’une trentaine d’années. [...]"

Lire « La base des Frères musulmans juge Tariq Ramadan trop modéré » et "Daech, c’est le wahhabisme plus le martyre".


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