Revue de presse

Emmanuel Todd : Les régimes politiques résultent des structures familiales (Marianne, 10 nov. 22)

13 février 2023

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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"[...] J’avais affirmé, il y a quelque quarante ans, dans la Troisième Planète. Structures familiales et systèmes idéologiques (1983), que la distribution planétaire des régimes politiques (libéraux, sociaux-démocrates, communistes, etc.) résultait de structures familiales paysannes variées, engendrant des prédispositions libérales ou autoritaires, égalitaires ou inégalitaires. La carte du communisme reproduisait, pour l’essentiel, celle de la famille communautaire exogame, associant un père et ses fils mariés, patrilinéaire donc, autoritaire et égalitaire.

On m’avait ri au nez. Ma théorie était une insulte à la liberté humaine. Odieuse était l’idée d’une liberté engendrée par la famille nucléaire (qui exige une émancipation précoce des enfants). La liberté déterminée par la famille ? Au pays de Pétain, la famille ne peut qu’être antilibérale par nature. Après 1990, j’avais suggéré que des traces communautaires subsisteraient et qu’on ne pouvait attendre de la Russie une démocratie d’alternance. Indifférence générale. Mais nous y sommes. La Russie de Poutine est exactement ce que l’anthropologie prédisait. Et pas seulement la Russie. Le monde entier, soulevé par l’alphabétisation, l’urbanisation et l’industrialisation, a été activé idéologiquement, et il n’est pas le plus souvent libéral.

Les insultes entre nations sont toujours politiques mais les alignements de la « troisième guerre mondiale » suivent la carte des taux de patrilinéarité de Paola Giuliano et Nathan Nunn (Ancestral Characteristics of Modern Populations 2014, corrigée des erreurs de l’Atlas ethnographique de George Murdock). L’Occident trouve ici sa base anthropologique : la parenté bilatérale et la famille nucléaire, qui assuraient un statut élevé aux femmes. L’Allemagne et le Japon n’appartiennent pas anthropologiquement à cet Occident : leur inclusion résulte de leur conquête en 1945. Et l’autre camp, au cœur de l’Ancien Monde ? C’est celui du communautarisme et du non-individualisme. L’effondrement du communisme athée a paradoxalement élargi la séduction de la Russie, qui se trouve désormais des affinités avec toutes les cultures patrilinéaires, de Ouagadougou à Pékin. Nous comprenons la sympathie pour Moscou de la Turquie, de l’Iran, de l’Inde, de l’Arabie saoudite.

Nous avons le devoir d’affirmer nos valeurs. Nous devons espérer qu’elles s’étendront au monde. Les systèmes familiaux, d’ailleurs, changent au cours des millénaires. Mais soyons sûrs que la guerre ne fera pas avancer la liberté, au contraire. L’affirmation impérieuse par l’Occident de son militaro-libéralo-fémino-LGBTisme (écrit sans ironie, j’ai besoin d’un concept global) ne peut qu’exaspérer les 75 % patrilinéaires de la planète, qui ne sont pas dans un état d’esprit favorable à des élections incessantes, à une émancipation immédiate des femmes, à l’homosexualité et à la négation de la différence entre les sexes (dans des cultures patrilinéaires, c’est un peu normal). Peut-on raisonnablement prêcher une tolérance interne aux nations en pratiquant l’intolérance dans les relations internationales ? Nous devons éviter ce qui serait pire qu’un conflit de civilisations, parce que plus profond, ancré dans l’inconscient des peuples : une guerre des mondes. Nous devons accepter et négocier la coexistence planétaire de fonds anthropologiques différents."

Lire "Emmanuel Todd : "Pire qu’un conflit de civilisations, nous devons éviter une guerre des mondes"".


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