Revue de presse

"Elisabeth Badinter face au séisme Baby-Loup" (Le Point, 28 mars 13)

6 avril 2013

" Le 19 mars, la Cour de cassation a annulé le licenciement d’une employée de la crèche associative Baby-Loup, située à Chanteloup-les-Vignes, qui avait refusé d’ôter son voile."S’agissant d’une crèche privée" et "en dépit de sa mission d’intérêt général", la haute juridiction a considéré que le licenciement de cette salariée constituait "une discrimination en raison des convictions religieuses". La philosophe Elisabeth Badinter réagit.

" Propos recueillis par Elisabeth Lévy

Le Point : La laïcité risque de subir un "recul dramatique", peut-on lire dans l’appel que vous avez signé dans "Marianne". N’exagérez-vous pas la menace ?

Elisabeth Badinter : Non, je ne crois pas. Je ne peux pas juger du bien-fondé juridique de l’arrêt de la Cour de cassation. Mais je me rappelle du débat sur le foulard islamique à l’école en 1989 (1). Lionel Jospin, qui était ministre de l’Education nationale, avait chargé le Conseil d’Etat de définir les règles applicables en matière de laïcité dans l’enseignement public, primaire et secondaire. La haute juridiction administrative avait rendu un avis tellement confus et brouillardeux que les chefs d’établissement, qui étaient seuls en première ligne, ne savaient absolument pas quoi faire. Il a fallu attendre quatorze ans pour que soit votée la loi de 2004 proscrivant les signes religieux ostentatoires à l’école. Cette loi n’a pas, comme on nous le disait, créé des tensions, elle les a apaisées. Aujourd’hui, l’arrêt de la Cour de cassation place les politiques devant leurs responsabilités. Mais si on attend encore quatorze ans, il n’y aura plus de laïcité en France.

Tout de même, la Cour de cassation n’a pas aboli l’article I de notre Constitution - sur lequel s’étaient d’ailleurs appuyés le conseil des prud’hommes et la cour d’appel pour valider le licenciement - qui affirme que la France est une République laïque.

Certes, mais, selon elle, cet article ne saurait justifier les restrictions à la liberté religieuse, qui doivent être exceptionnelles dans l’espace privé. Si on décide que les croyances religieuses ont tous les droits, les exigences des plus radicaux, qu’ils soient salafistes, loubavitch ou born again, se transformeront en droits acquis. Et on ne pourra plus revenir en arrière.

Au-delà des principes, quelles seront les conséquences concrètes pour Baby-Loup, dont même les juges ont reconnu qu’elle était un extraordinaire outil d’émancipation ?

Tout d’abord, c’est la philosophie même de Baby-Loup qui est mise à mal. L’idée de l’admirable Natalia Baleato est d’offrir à tout enfant, quelles que soient son origine et sa religion, un lieu de partage où on laisse ses particularismes à la porte. Si le personnel des crèches est autorisé à porter des habits religieux ostentatoires, c’est cuit ! Et ce ne sont pas seulement les enfants qui en souffriront. En effet, Baby-Loup contribue à l’émancipation des femmes des cités. Chanteloup est l’une des villes les plus pauvres de France, elle compte un grand nombre de mères célibataires, sans parler des nombreuses femmes dont les maris, autrefois ouvriers dans l’automobile, sont au chômage. Grâce à cette crèche, ces femmes peuvent travailler, même dans des postes exigeant une présence la nuit ou le week-end. Enfin, beaucoup d’autres femmes (dont celle qui a porté plainte) ont pu, toujours grâce à Baby-Loup, suivre une formation sanctionnée par un diplôme d’Etat. Ces possibilités d’indépendance offertes à des femmes ne sont pas du goût des salafistes, qui font pression sur les habitants du quartier, très majoritairement d’origine maghrébine, pour qu’ils deviennent de "bons musulmans". C’est d’abord ces populations que la laïcité protège. Ces dernières années, Baby-Loup a été la cible constante des menaces et tentatives d’intimidation des extrémistes. Aujourd’hui, ils triomphent et, face à eux, l’équipe de la crèche est seule, sans défense. Oui, Baby-Loup est en danger ! Cette réalisation unique en France pourrait disparaître ou encore tomber entre les mains des religieux. Dans les deux cas, ce serait une catastrophe. Et un effroyable gâchis.

Mais les juges ne sont pas des Martiens. Leur décision n’est-elle pas conforme à l’évolution des esprits ? Nos concitoyens n’aspirent-ils pas à la liberté de pratiquer leur religion plus qu’au respect de la laïcité ?

C’est exactement le contraire ! On dirait que les juges sont totalement coupés de l’opinion. Leur décision n’a rien à voir avec les aspirations du peuple et tout avec leur désir d’être bien vus des institutions européennes, notamment la Cour de justice de Strasbourg, qui pourrait faire passer la France pour islamophobe. Les Français, eux, ont le sentiment qu’on leur demande de tolérer l’intolérable et de changer radicalement les us et coutumes du pays. Ce n’est pas le manque de liberté qui les inquiète aujourd’hui, mais ces revendications nouvelles qui vont à l’encontre des valeurs de la majorité. Seulement, on les a tellement accusés d’être intolérants, racistes et islamophobes dès qu’ils formulaient la moindre réserve au sujet des exigences des uns et des autres qu’ils se taisent. Sauf dans les sondages. Et les isoloirs. Une fois de plus, Marine Le Pen va apparaître aux yeux du public comme la seule avocate authentique de la laïcité. Regardez ce qui s’est passé aux Pays-Bas : il y a quinze ans, il n’y avait pas plus tolérants vis-à-vis des revendications communautaires que les Néerlandais. Et tous ceux qui n’étaient pas d’accord étaient condamnés au silence. Le résultat, c’est l’émergence d’un très fort courant populiste.

Vous parlez des "exigences des uns et des autres". Mais, dans les faits, ce sont surtout celles des uns. Ne faut-il pas reconnaître, pour les résoudre, les difficultés d’acculturation d’une religion un peu plus visible que les autres et qu’un nombre croissant de Français jugent incompatible avec la République ?

Je ne suis pas d’accord. L’islam est plus visible, car les musulmans sont beaucoup plus nombreux, par exemple, que les juifs. Mais quand des loubavitch invoquent la religion pour détourner la laïcité, quand ils bénéficient de subsides publics accordés par Jacques Chirac puis par Bertrand Delanoë, cela suscite autant de perplexité et d’indignation que les dérogations concédées aux musulmans. Simplement, comme il s’agit d’une infime minorité, cela se voit moins. De toute façon, nous devons être très attentifs à défendre nos principes sans montrer du doigt une religion en particulier. Quel que soit le dieu auquel ils croient, les extrémistes cherchent toujours à imposer leur loi. Et c’est toujours inacceptable.

Vous avez évoqué les Pays-Bas. Des pays tout aussi démocrates et égalitaires que le nôtre sont horrifiés par nos lois sur les signes religieux. En France même, on voit aujourd’hui s’affronter deux conceptions de l’universalisme, donc de la laïcité. Devons-nous admettre que notre universalisme est un particularisme ?

C’est la dernière mode idéologique : l’universalisme français, trop abstrait, doit être dépassé, dans le sens hégélien du terme, par un nouvel universalisme, concret, qui accordera des droits spécifiques aux communautés. Ces conceptions radicalement opposées de l’individualisme ont toutes deux leur légitimité. Mais il faut comprendre que la seconde, qui a cours dans le monde anglo-saxon, est incompatible avec la laïcité à la française. Celle à laquelle certains, en France, veulent renoncer au profit d’une "laïcité positive" ou "ouverte" dont la première mission serait de garantir le respect des religions, même si elles s’opposent à nos valeurs les plus fondamentales, comme l’égalité des sexes.

Cela dit, vous devriez peut-être vous réjouir. L’affaire Baby-Loup semble avoir éveillé les consciences, notamment celles des politiques, qui ont été nombreux à monter au créneau, Manuel Valls en tête. Et mobilisé un camp laïque moins chétif qu’il n’y paraissait.

Oui, et cette réaction rapide a été un baume au coeur. Il faut dire que les élus sont confrontés à un nombre croissant de conflits, dans les hôpitaux, les écoles ou les entreprises de leurs circonscriptions. Et puisque nous réclamons une loi pour les structures travaillant pour la petite enfance, la balle est dans leur camp. Pour autant, ne soyons pas trop optimistes. Le monde politique est divisé. Et la fracture passe à l’intérieur du Parti socialiste, où l’on compte nombre de partisans de cette pseudo-laïcité ouverte. Alors je veux le dire solennellement aux politiques, en particulier à la gauche : les gens en ont assez ! Cette tolérance sans limites, qui aboutit à renoncer à nos principes fondamentaux, est intolérable.

1. Elisabeth Badinter était, avec Régis Debray, Alain Finkielkraut, Elisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler, à l’origine d’un appel adressé à Lionel Jospin, alors ministre de l’Education nationale. Dans ce texte, publié le 1er novembre 1989 dans Le Nouvel Observateur sous le titre "Profs, ne capitulons pas !", ils craignaient d’assister au Munich de l’école républicaine."

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