Alain Bentolila, linguiste, professeur à l’université Paris-Descartes, auteur de "L’école contre la barbarie" (First). 27 septembre 2017
"Pour la première fois un manuel destiné aux élèves de CE2 utilise l’écriture inclusive. Pour le linguiste Alain Bentolila, cette transformation forcée de la langue témoigne d’une inculture et n’améliorera en rien la cause des femmes.
[...] De façon à éviter que les noms de métiers, titres, grades et fonctions n’existent qu’au masculin, il faudrait dire « une colonelle », « une députée », « une officière de la Légion d’honneur », « une préfète », « une auteure », « une écrivaine . Et quand les mots sont épicènes (c’est-à-dire que leur forme ne varie pas entre masculin et féminin), le point sera utilisé alternativement en composant le mot comme suit : racine du mot + suffixe masculin + point + suffixe féminin. Il conviendrait ainsi d’écrire « les sénateur.rice.s » plutôt que les « sénateurs ». Imaginez la complexité d’écriture et plus encore la difficulté d’accéder à une lecture fluide !
Beaucoup de bruit pour rien ! Car ce que ces bons apôtres ne comprennent pas, c’est que lorsque l’on utilise un mode générique comme dans « un sénateur est élu par de grands électeurs » ou « les sénateurs sont élus… », on se fiche complètement de savoir combien il y a de mâles et de femelles dans l’ensemble ainsi désigné. C’est l’appartenance à un ensemble générique que l’on désigne et non sa composition. Mieux même, toute précision de cet ordre contredirait le choix générique.
Pourquoi la langue est-elle divisée en deux genres ? Est-ce purement arbitraire ?
Rien ni personne ne saurait expliquer pourquoi les mots, qu’ils soient oraux ou qu’ils soient écrits, voient leurs sens respectifs portés par telle combinaison de sons, ou par telle suite de lettres plutôt que par une autre. Rien ne prédispose la suite de sons [g a t o] à évoquer le sens du mot « gâteau » ; de même qu’en espagnol, rien n’appelle les mêmes sons (ou à peu près) à porter le sens de « chat ». Il nous faut faire à la question : « pourquoi dit-on ou écrit cela comme ça ? » la seule réponse juste : « parce qu’il en est ainsi ! » et non pas « parce qu’il devait en être ainsi ! ».
Tous les signes linguistiques sont donc arbitraires et tel est le statut du genre, catégorie de marques distribuées de façon largement aléatoire et qui n’ont que fort peu à voir avec le sexe. Le français possède en effet deux genres, l’un est dit masculin, l’autre est dit féminin. Il s’agit bien de marques genres et non pas d’indicateurs de sexe. Cela signifie tout simplement que tous les noms sont en français distribués en deux ensembles ; l’un qui exige par exemple l’article « la » ou « une » ; l’autre qui impose « le » ou « un » ; l’un qui activera la forme « petite » de l’adjectif, l’autre la forme « petit ». Le sens d’un nom ne permet pas, dans la plupart des cas, de prédire à quel ensemble il appartient. Sauf lorsqu’on a jugé utile de nommer différemment certains animaux sexués en détournant ainsi l’usage arbitraire des marques de genres pour obtenir une distinction de sexe. En français, le genre est donc simplement une règle d’accord automatique, contrairement d’ailleurs à une bonne partie des langues du monde. Pensez par exemple aux difficultés des anglophones pour savoir s’il convient de dire « le ou la fourchette », « la ou le bière »…
On voit donc combien il est absurde d’engager aujourd’hui une lutte des classes … grammaticales. Voir dans une convention morphologique fondée sur le pur arbitraire linguistique un complot machiste manifeste une totale ignorance des faits linguistiques.
Est-ce à la langue de changer les mentalités ?
J’ai bien conscience du caractère inadmissible de la discrimination sexuelle. Il est absolument insupportable qu’elle sévisse encore aujourd’hui dans la vie politique, professionnelle ou familiale. Mais choisir le terrain linguistique pour mener cette bataille nécessaire en confondant règle arbitraire et symbole social c’est confondre les luttes sociales et le badinage de salon. C’est surtout faire injure à toutes celles qui sont sous payées, qui supportent l’essentiel du poids de l’éducation des enfants et qui sont si mal représentées dans les lieux de pouvoir et de prestige. C’est donc un pitoyable combat que celui de se battre à peu de frais contre une règle arbitraire en la faisant passer pour le symbole d’une discrimination sociale. L’inculture rejoint alors l’hypocrisie. Il n’est de combat juste que celui que l’on mène lucidement contre l’injustice, l’inégalité et la brutalité qui pèsent sur les plus vulnérables. Ce combat doit tous nous mobiliser ! Alors de grâce ne nous perdons pas dans une bataille contre des règles de grammaire qui n’ont jamais causé le moindre tort à la cause des femmes et dont les modifications non seulement ne changeront rien aux inégalités mais plus encore nous détourneront de l’action nécessaire. [...]"
Lire « Voir un complot machiste dans la langue française manifeste une totale ignorance ».
Voir aussi Raphaël Enthoven : "L’écriture "inclusive" est un négationnisme vertueux" (Europe 1, 26 sep. 17), "Un manuel scolaire écrit à la sauce féministe" (lefigaro.fr , 22 sep. 17), "Féminisation des titres et des fonctions" (Académie française, 14 juin 84), "La féminisation des noms de métiers, fonctions, grades ou titres" (Académie française, 10 oct. 14) (note du CLR).
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