Revue de presse

"Écoles américaines : Dieu fait la classe" (Charlie Hebdo, 30 nov. 22)

4 décembre 2022

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"De la Caroline du Nord à l’Arizona, en passant par New York et le Colorado, Charlie est allé voir à quoi ressemble le système éducatif américain, aussi hétérogène que peuvent l’être les 50 États fédérés. En cause, une sacro-sainte liberté de décider des programmes scolaires au niveau le plus local, ouvrant un boulevard aux religions et à leurs croyances farfelues.

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C’est une première du genre. Le 12 octobre 2022, l’État de New York exhorte une école hassidique privée pour garçons de Brooklyn à modifier ses programmes, afin de fournir aux élèves un minimum de compétences éducatives. Selon le New York Times, 100 % des élèves de l’établissement, adepte d’un courant mystique fondamentaliste du judaïsme, ont échoué à un examen standardisé de mathématiques, de lecture et d’écriture. Une seconde enquête faisait la lumière sur une utilisation massive de l’argent public par les écoles hassidiques de la région ces dernières années, à travers divers programmes de lutte contre la pauvreté. Cette affaire illustre à elle seule la plupart des dysfonctionnements du système éducatif américain, miné par une décentralisation à l’extrême dans les choix pédagogiques et par une influence inouïe des religions dans la sphère politique. Pour s’en rendre compte, nul besoin d’ouvrir les portes d’une école intégriste.

Si, à Washington, le département de l’Éducation finance une partie des écoles publiques, qui composent 70 % du paysage éducatif américain, les États fédérés se chargent de définir les programmes scolaires dans les (très) grandes largeurs. « La déclinaison de ces exigences souvent abstraites dans les programmes et manuels scolaires reste à la discrétion des school districts [« circonscriptions scolaires », ndlr], dont le nombre diffère drastiquement d’un État à l’autre », explique Glenn Branch, directeur adjoint du National Center for Science Education, chargé d’encourager les professeurs à enseigner la théorie de l’évolution en biologie. Ainsi, pour le même profil démographique, l’Ohio comptabilise plus de 600 school districts, quand la Floride en compte seulement une soixantaine. Tout au bout de la chaîne de la décentralisation, chaque école décide de la manière d’appliquer les programmes, à travers son propre conseil d’administration (school board).

À Phoenix, en Arizona, « les manuels scolaires de nos écoles publiques ne contiennent par exemple aucun élément sur la riche histoire des Amérindiens », raconte Scott Jacobson, directeur exécutif au sein d’un organisme à but non lucratif dédié à l’éducation à la santé publique. Un comble pour l’un des États les plus représentés par la première population d’Amérique, théâtre jusque dans les années 1950 d’effroyables pensionnats pour autochtones, dans lesquels étaient amenés de force les jeunes Amérindiens pour les assimiler à la culture chrétienne des colons.

Cette disparité à peine croyable à l’intérieur même des États ­engendre une compétition féroce entre établissements scolaires et entretient le business juteux d’organismes privés chargés d’évaluer leur qualité. En Caroline du Nord, dans une petite ville de 35 000 habitants, les employés municipaux nous présentent l’excellent niveau des écoles du coin comme des VRP vendraient des bouteilles de Coca-Cola. « Que des professeurs extraordinaires fassent cours à des élèves issus d’un milieu défavorisé n’est pas du tout pris en compte dans le système de notation », finissent-ils par concéder.

Sans surprise, les écoles privées ont le champ encore plus libre, tandis que les charter schools, écoles principalement financées sur fonds publics mais gérées comme des établissements privés, ont le vent en poupe. Nées de la promesse d’utiliser plus efficacement l’argent du contribuable, leur nombre est en constante augmentation, malgré des polémiques sur leur tendance à ne sélectionner que des bons élèves afin de dégager d’importants bénéfices.

L’école à la maison enregistre, quant à elle, la progression la plus nette ces dernières années et concerne désormais près de 7 % des élèves. Nichée dans les montagnes du Colorado, une mère de famille l’admet : « Il n’y a quasiment aucun contrôle sur l’éducation que je donne à mes deux filles à la maison, mis à part un test standardisé qu’elles doivent passer en ligne chaque année. »

Sur le papier, les écoles publiques américaines sont laïques : on n’y enseigne pas la religion, et les professeurs n’y font pas de prosélytisme. Sur le papier seulement. Joanne Maguire, professeure et responsable du département d’études religieuses à l’université de Caroline du Nord, à Charlotte, estime qu’environ « deux tiers de [ses] étudiants sont sceptiques vis-à-vis des sciences de l’évolution ». De New York à Phoenix, en passant par Denver, ce chiffre n’étonne personne. Et pour cause : 70 % des Américains croient en Dieu, 63 % sont chrétiens, et plus de la moitié des adultes rejettent l’évolution, la plupart au profit du créationnisme [1]. Comment en sont-ils arrivés là  ? « Les créationnistes ont usé de stratégies pour contourner le premier amendement, qui assure une stricte séparation entre l’Église et l’État, raconte Glenn Branch, évoquant certaines affaires remontées au niveau de la Cour suprême. Ils ont commencé par utiliser le terme « théorie » pour relativiser les sciences de l’évolution, qui sont évoquées de manière expéditive dans certains manuels scolaires. Certains se focalisent sur une vision macroscopique de l’évolution au sein d’une même espèce. D’autres encore parlent de « dessein intelligent », sans évoquer explicitement l’existence de Dieu. » Pour eux, les hommes et la nature pourraient tout aussi bien être l’oeuvre des extraterrestres.

Dans un pays où l’expression religieuse est autorisée partout, y compris au plus haut niveau de l’État, les conséquences sont implacables : « De nombreux professeurs préfèrent éviter d’enseigner l’évolution plutôt que d’entrer en conflit avec les convictions religieuses des parents d’élèves », se désespère Joanne Maguire. Dans ce contexte, la liberté de conscience, celle de croire ou de ne pas croire, relève avant tout de la théorie. « Lorsqu’il était petit, mon fils a un jour fièrement dit à ses camarades qu’il était athée : il a très vite été victime de harcèlement », poursuit la professeure d’université, bondissant de sa chaise lorsqu’on lui raconte que le modèle américain attire de plus en plus la jeune génération française. « Aux États-Unis, ne pas croire en Dieu est surtout perçu comme un manque de ­morale. » D’autres professeurs adoptent une stratégie purement bureaucratique, acceptant de suivre les recommandations des États, tout en laissant ostensiblement aux élèves le choix de rejeter les théories scientifiques.

À Phoenix, « la séparation entre l’Église et l’État a disparu, estime Scott Jacobson. Par exemple, les mormons ont tranquillement et résolument infiltré les conseils d’administration des écoles publiques. Ainsi, tous les jours, pendant une heure, les élèves mormons quittent leurs camarades au beau milieu des cours pour aller recevoir l’éducation religieuse dans un autre bâti­ment. Cela dure depuis des décennies et entraîne une séparation entre les élèves. » Dans les écoles privées ou à domicile, « vous pouvez passer tout votre cursus scolaire dans votre bulle religieuse à apprendre le créationnisme, mais à un moment donné, vous allez devoir vous confronter au monde laïque, surtout lorsque vous souhaitez accéder aux études supérieures », raconte Glenn Branch. Pour combler ces immenses lacunes, « les élèves issus de milieux favorisés bachotent et se font aider par des professeurs privés afin de passer le fameux SAT Reasoning Test, un ­examen standardisé au niveau national et utilisé pour l’admis­sion à l’université », explique Dustin Ngo, ancien étudiant à l’université Yale.

Difficile de compter sur la sphère politique pour faire bouger les choses, elle est elle-même largement infiltrée par les groupes d’influence religieux. D’autant que « les politiques ont bien du mal à se présenter devant les électeurs sans étiquette religieuse », estime Joanne Maguire. On se souvient des théories du complot ­autour de la prétendue affiliation à l’islam de Barack ­Obama, ou des clins d’oeil lourdingues de Donald Trump vers la commu­nauté catholique. À New York, le maire, Eric Adams, a gagné les élections en 2021 avec l’appui d’une grande partie des juifs orthodoxes. En pleine campagne, le candidat démocrate s’était dit « impressionné » par la qualité des cours donnés dans une école hassidique de Brooklyn. « Nous devons nous battre pour changer la façon dont nous évaluons les écoles et comprenons l’importance de la culture et de la religion à l’école. » La boucle est bouclée."

[1news.gallup.com/poll/261680/americans-believe-creationism.aspx et « Evolution Accepted by Majority of Americans at Last », de Glenn Branch, paru dans l’édition de novembre-décembre 2021 du Skeptical Inquirer.


Voir aussi dans la Revue de presse les rubriques Etats-Unis : écoles dans Etats-Unis d’Amérique, Canada : autochtones dans Canada (note du CLR).


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