Inspecteur général de l’éducation nationale. 1er avril 2015
"[...] Une partie de cette jeunesse commence à faire sécession en se coupant de la République et de la nation françaises. « Nous ne sommes pas français », « les Français et nous », « nous et eux » : c’est en ces termes que se traduit le sentiment de non-appartenance à la nation et l’hostilité de plus en plus ouverte envers les valeurs de la République. Un tel comportement exige en réponse une politique volontariste et ciblée d’intégration, dont l’école n’est que l’un des vecteurs, un pilotage ferme et constant, et le développement des compétences des enseignants, afin qu’ils soient en mesure de répondre à la contestation des élèves. [...]
Après les événements de janvier dernier, les constats du rapport se sont révélés plus actuels que jamais, vous l’avez souligné, madame la présidente. Il y a eu une aggravation depuis dix ans ; la ghettoïsation des quartiers s’est renforcée. Les partisans d’un islam fondamentaliste s’opposent à une jeunesse de plus en plus sensible aux thèses du Front national. Une étude a montré qu’entre 18 et 24 ans, un jeune sur deux est désormais favorable au Front national. Ce n’était pas le cas auparavant. À cela s’ajoutent les évolutions géopolitiques, bien sûr.
J’ai été stupéfait de constater comment, face à l’Internet, les esprits adolescents développent de véritables pathologies de l’entendement. La ministre nous disait récemment qu’un collégien sur quatre était sensible aux théories du complot, y compris au sujet des événements de janvier. La proportion est de 20 % chez les 18-24 ans. Certains témoignages que les journalistes ont recueillis auprès des lycéens nous désespèrent quant à la capacité de l’école à développer le jugement critique des élèves. [...]
Ce qui n’a pas changé depuis dix ans, c’est l’absence de formation des professeurs, toujours aussi démunis face à la contestation des élèves. Les mesures annoncées par la ministre vont dans le bon sens. Seront-elles assez fortes ? Y aura-t-il une constance dans l’action publique ? L’empilement des décrets et des circulaires pour favoriser le retour de l’autorité est un bel exemple d’inconstance. [...]
Désormais, dans les concours de recrutement, la transmission des valeurs de la République n’est qu’un point parmi d’autres (gestion de la classe, psychologie des adolescents, etc.) sur lequel les candidats peuvent être interrogés. Pour élaborer un manuel de préparation aux concours, j’ai consulté l’ensemble des rapports des jurys. Il n’y a guère que deux ou trois cas où l’on a effectivement interrogé les candidats sur ce point ! J’ai conseillé de rétablir une épreuve à coefficient ; hélas, la ministre a simplement annoncé qu’une partie de l’épreuve orale y serait consacrée, et elle a seulement adressé un courrier aux présidents de jury pour leur recommander d’être attentifs à la question. C’est décevant. Les jurys de l’année en tiendront compte, bien sûr, mais au fil des ans, on retombera dans l’ornière habituelle qui fait que les enseignants restent uniquement centrés sur leur discipline.
La perte d’autorité des enseignants est une réalité. Elle participe d’une crise plus générale de l’autorité. Les pouvoirs publics qui doivent trouver des solutions n’adoptent pas forcément la bonne méthode. Tantôt on préconise une autorité négociée dans la classe, ce qui ne veut rien dire car, comme l’écrit Hannah Arendt, l’autorité ne se négocie pas ; tantôt on prêche pour un retour de l’autorité, en considérant qu’aucune transgression ne doit rester sans réponse. Le balancier varie selon les ministres et leur idéologie, qu’ils soient de droite ou de gauche. L’institution n’apprend plus l’autorité et les enseignants-stagiaires, je le constate chaque jour auprès de mes étudiants, se forgent leur propre concept de l’autorité selon l’éducation qu’ils ont reçue, leur milieu familial, leur origine sociale et culturelle, leurs croyances et leurs convictions. L’institution, désorientée, n’est plus capable de fixer des orientations. Pour éviter les lois conjoncturelles ou les effets d’annonce, il faudrait rappeler aux politiques l’obligation de constance à laquelle ils sont tenus, quels que soient les alternances ou les changements gouvernementaux. Comment est-il possible qu’Alain Savary et Jean-Pierre Chevènement, deux ministres de gauche qui se sont succédé, aient mené des politiques diamétralement opposées ? Un meilleur contrôle des politiques publiques s’impose. C’est le rôle du Parlement, des médias et des citoyens.
Sur la question de savoir s’il faut revoir l’arsenal législatif, je prends le pari, et je l’ai écrit dans un article, que d’ici dix ans le Gouvernement devra étendre aux universités la loi de 2004 sur les signes ostentatoires religieux. Et encore, je vois large : ce sera peut-être dans dix mois. Les universités sont confrontées au même type de problèmes que dans l’enseignement secondaire. La pusillanimité de certains responsables face aux agressions, aux transgressions et aux interventions politico-religieuses qui ont cours sur les bancs de l’université laisse penser que les limites peuvent être repoussées. Or ces groupes testent les limites. Toute absence de réaction crée un droit acquis. Il faut souligner qu’une grande partie de l’enseignement supérieur est déjà soumise à la loi de 2004, qu’il s’agisse des classes préparatoires, des BTS ou des autres formations qui ont lieu dans les lycées (soit 20 % des étudiants). Contrairement à ce que dit Jean Baubérot, cette loi ne s’applique pas seulement aux élèves mineurs. Dans les universités, le règlement intérieur autorise à limiter l’expression des convictions religieuses. C’est rarement le cas. L’initiative ne pourra pas être laissée aux seuls établissements ; il faudra que le Parlement intervienne. [...]
Nous avons eu la surprise de constater que les mêmes problèmes se posent dans les petits bourgs ruraux et dans les grandes villes. Ainsi, la principale du collège de Bourg-Saint-Andéol m’a confié qu’elle avait deux élèves juifs, mais qu’elle était la seule à le savoir, sans quoi ceux-ci ne pourraient pas rester dans l’établissement. Et, à Aubenas, le principal m’a indiqué que les minutes de silence consécutives aux attentats de New York et de Madrid avaient été gravement perturbées, y compris depuis l’extérieur de l’établissement. On m’a même signalé des chants à la gloire de Ben Laden dans un car de ramassage scolaire. Mais à l’époque, on ne nous a pas crus ! On nous répondait que ces jeunes s’amusaient, plaisantaient... Et dix ans plus tard, ils sont partis se faire tuer en Syrie. Ce qui était à l’époque un chahut confus est désormais une transgression ouvertement assumée. Lors d’une émission récente, un enseignant d’un lycée de Suresnes déclarait avoir vu ses élèves regarder les vidéos des assassinats du 7 janvier en applaudissant. Ces jeunes désormais assument leur opposition. En ce sens, on peut dire que la situation s’est aggravée. [...]"
Lire "Audition de M. Jean-Pierre Obin, inspecteur général de l’éducation nationale".
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