28 octobre 2022
[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"La sororité est à la mode. Mais en idéalisant les femmes, ce voeu d’union au féminin a pris ses distances avec l’universalisme.
Alix L’hospital
Lire "Du MLF à Sandrine Rousseau : comment la "sororité" est devenue une arme idéologique".
La sororité est partout. Les tables des librairies regorgent d’ouvrages à sa gloire, de Sororité de Chloé Delaume à Amour, gluten, et sororité de S. A. Yarmond. Dans la rue, des collectifs féministes s’en réclament fièrement dans les manifestations et le gravent sur les murs : "liberté, égalité, sororité". A l’université aussi, elle fait parfois l’objet de conférences. Dans le sillage des mouvements de libération de la parole sur les violences faites aux femmes, la sororité se présente tel le miroir féminin de la fraternité. Au point de souffrir des mêmes maux qu’elle reprochait à l’origine à son pendant masculin - l’identitarisme, l’essentialisme et le communautarisme ?
Sur Twitter, c’est un florilège. La députée écologiste Sandrine Rousseau en a fait sa signature, un cri de ralliement adressé exclusivement aux femmes en raison de leur sexe. Chacun de ses mots de soutien, congratulations, accès de colère ou élans de désespoir s’accompagne automatiquement de ces quatre syllabes qu’elle décline jusque dans l’hémicycle. Bras tendus en l’air et mains jointes en triangle, Sandrine Rousseau a ainsi adressé le 4 octobre dernier un geste symbolisant un vagin à Aurore Bergé, la cheffe de file des députés LREM. Un symbole féministe appelant à la sororité qui avait illustré la couverture du Torchon brûle, le journal édité par le Mouvement de libération des femmes (MLF) entre 1971 et 1973.
Lorsque l’idée de sororité apparaît en France dans les années 70, sous l’égide des militantes du Mouvement de libération des femmes, le terme est peu employé. Mais la philosophie d’un "nous" au féminin est déjà dans tous les esprits et peut même s’entendre en creux de leur hymne "Debout les femmes". "Ce qui nous rassemblait dans les années 70, explique l’historienne Françoise Picq et ancienne militante du MLF, était l’idée qu’il y avait des intérêts communs entre les femmes, malgré les divisions sociales ou autres. Parler de sororité, c’était surtout refuser les rivalités entre femmes et rester vigilantes face à une forme de fraternité qui pouvait se faire contre les femmes." Il s’agit donc d’un choix : celui de la cohésion pour obtenir des avancées. Dans La Revue d’en face, la féministe du MLF Cathy Bernheim et l’écrivaine Geneviève Brisac publient en 1981 un article intitulé "Liberté, égalité, sororité, ou : le troisième mot". La sororité se veut ainsi une réponse à la devise républicaine de 1848, qui marquait l’instauration du suffrage universel masculin.
Anachronisme
Un siècle et demi plus tard, le droit de vote des femmes a été consacré, parmi d’autres victoires. Pourtant, la fraternité reste pour beaucoup symbole d’exclusion des femmes de la communauté politique. En 2018, le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes avait présenté une proposition de réforme afin de rendre la Constitution plus "inclusive", et proposait dans ce cadre de remplacer le mot "fraternité" contenu dans la devise républicaine par "solidarité" ou "adelphité" (le terme, construit sur des racines grecques, visait à désigner la solidarité entre semblables, NDLR).
Philosophiquement, la "fraternité" est une valeur, comme le rappelle la philosophe et auteure de La fabrique du féminisme (Le Passager Clandestin) Geneviève Fraisse, et non un principe politique - comme la liberté et l’égalité. La fraternité peut donc être davantage soumise à interprétation, ce qui s’est vérifié par le passé au travers de nombreux débats sur le sens que la notion pouvait recouvrir. Ces hommes qui devaient naître et demeurer libres et égaux en droit incluaient-ils les femmes ? Les femmes faisaient-elles partie du genre humain ? Ces questions, le marquis de Condorcet et Olympe de Gouges les soulevaient déjà sous la Révolution.
Mais au XXIe siècle, considérer la fraternité républicaine comme intrinsèquement masculine revient à faire fi du sens que recouvre aujourd’hui le terme. Selon le dictionnaire du Larousse, la fraternité peut soit s’entendre comme le "lien de solidarité qui devrait unir tous les membres de la famille humaine ; sentiment de ce lien", soit comme le "lien qui existe entre les personnes appartenant à la même organisation, qui participent au même idéal". Sur la place à octroyer à la fraternité, Fatiha Boudjahlat, professeure d’histoire-géographie au collège et auteure de Combattre le voilement (Cerf) se montre catégorique : "comme [elle est] contre le fait de déboulonner des statues, [elle] s’oppose aussi à celui de destituer des mots au motif qu’ils avaient un sens problématique à l’époque de leur usage". Ces derniers permettant au contraire, selon elle, de comprendre comment la société fonctionnait à une époque antérieure. S’en tenir à une définition désuète de la "fraternité" pour asseoir la pertinence d’une "sororité" semble donc bien contre-productif.
"Intérêts individuels"
La sororité apparaît d’autant plus anachronique qu’elle semble considérer la femme comme faisant partie d’un groupe social homogène, imperméable aux divisions, uni par ses seuls chromosomes. C’est d’ailleurs ce mythe qui aura raison de la cohésion féministe des années 70, lorsque des conflits se firent jour entre militantes radicales et réformistes. Ou encore entre celles qui prônaient une "lutte des femmes", face aux tenantes d’une "lutte des classes". Certes, les femmes ont partagé durant des millénaires des intérêts et des combats transcendant les lignes de classe, ethniques ou générationnelles. Par endroits, ces points communs existent toujours. De nombreux combats sont encore menés dans le monde, par exemple, pour l’accès à l’avortement.
Mais selon l’économiste britannique membre de la chambre des Lords Alison Wolf, auteure de The XX Factor (2013), la "révolution" qu’a été l’accès progressif des femmes des pays développés aux mêmes emplois que les hommes a surtout signé la "mort de la sororité". De nos jours, explique-t-elle, les femmes ayant un emploi délèguent les tâches du foyer dont elles avaient jadis la charge... à d’autres femmes, payées pour s’occuper du ménage ou de la garde des enfants. "Aujourd’hui, la sororité n’a plus de sens, conclut-elle. En Grande-Bretagne, les féministes n’utilisent presque jamais ce terme. Tout comme, reconnaissons-le, la fraternité a disparu au profit des intérêts individuels."
Sororicides
À partir des années 2010, et des premiers balbutiements du mouvement #MeToo (le mouvement est né en 2007 lorsque l’activiste afro-américaine Tarana Burke a lancé sa campagne pour les victimes de violences sexuelles, NDLR) la notion de sororité a pourtant fait son grand retour. Mais cette fois, explique la philosophe Geneviève Fraisse, "de façon idéalisée" : les femmes seraient nécessairement solidaires et bienveillantes entre elles. "On a le droit de rêver, poursuit-elle. Mais si les femmes veulent que la sororité soit le miroir de la fraternité dont elles se sont senties exclues par le passé, elles doivent accepter la réalité : tout comme le pendant de la fraternité est le fratricide, celui de la sororité est le sororicide." Selon la philosophe, accepter que les femmes puissent aussi ne pas se soutenir voire se nuire les unes les autres est ce qui leur permettra d’entrer dans la "grande Histoire".
Durant la Renaissance, les femmes accusées de sorcellerie étaient aussi dénoncées par des personnes du même sexe, comme l’a rappelé à L’Express Alison Rowlands, spécialiste du sujet. Tout comme en République islamique d’Iran, la police des moeurs qui se charge de faire appliquer le bon port du hijab compte aussi des femmes. C’est pourquoi l’essayiste et journaliste scientifique Peggy Sastre qualifie la sororité d’ "arnaque". Dans son livre La Haine orpheline (Anne Carrière), elle explique que les êtres humains sont intrinsèquement conflictuels, notamment parce que la compétition intrasexuelle est très forte. Cependant, les hommes ont, selon elle, une capacité à nouer des alliances collectives que les femmes n’ont pas, car elles fonctionnent plutôt sur un mode dyadique (deux par deux) : "Au-delà, des rivalités se font jour et l’entente devient difficile à maintenir". De nombreux anthropologues et biologistes du comportement ont d’ailleurs démontré que les hommes et les femmes n’abordent pas le conflit de la même façon. C’est le cas du grand anthropologue et professeur à l’Université de Oxford Robin Dunbar qui soutient dans de nombreux ouvrages dont Friends (traduit en 2023 sous le titre Amitiés, Markus Haller) qu’un homme aura tendance à se montrer frontal tandis que les femmes passeront davantage par la rumeur et le commérage.
Toutes les féministes ne reconnaissent pas l’existence d’une rivalité féminine. Et parmi celles qui le font, les causes mises en avant sont très diverses. Contrairement à la journaliste scientifique Peggy Sastre, la comédienne et journaliste Marie-Aldine Girard considère, comme de nombreuses autres, que la rivalité féminine est causée par le "système patriarcal". Elle argue ainsi, dans un essai intitulé Rivales (Flammarion), que "les femmes ne seraient pas en rivalité dans un monde où elles auraient la place qui leur convient, celle qui leur est due."
Stéréotypes de genre
Mais la thèse du patriarcat, pourtant très diffusée, se heurte aux observations empiriques. L’étude des sociétés primitives a ainsi montré, selon Peggy Sastre, que les hommes dits "dominants", soit les chefs de tribu, avaient le plus souvent tendance à se mettre en retrait des querelles féminines et, dans certains cas à "venir au secours" des femmes ostracisées par d’autres femmes. C’est ce que révèle une étude publiée en 2014 dans la revue à comité de lecture Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS), intitulée "Embers of society : Firelight talk among the Ju/’hoansi Bushmen".
L’affirmation d’une rivalité féminine fait souvent l’objet de critiques en "stéréotypes de genre". C’est pourtant l’un des reproches que l’on peut faire à la sororité telle qu’elle est pensée aujourd’hui par celles qui la défendent. Car en creux gît l’idée stéréotypée selon laquelle l’appartenance au beau sexe conférerait à une femme des qualités d’empathie et de bienveillance à l’égard de ses "soeurs". Et par là, que nos idées politiques devraient être le prolongement de notre identité biologique. Comment expliquer dans ce cas les scores électoraux d’un Donald Trump aux Etats-Unis, ou même d’un Eric Zemmour en France auprès de l’électorat féminin, alors même que ces derniers ne sont pas réputés être de fervents défenseurs de la cause des femmes ?
"Un utérus ne dote pas d’une conscience politique"
Comme l’explique Fatiha Boudjahlat, qui se dit plus solidaire de certains hommes ou de la philosophe Elisabeth Badinter que de la présidente du Rassemblement national Marine Le Pen ou la féministe et militante antiraciste Rokhaya Diallo, "un utérus ne dote pas de qualités humaines ni d’une conscience politique ! (...) Le problème, avec ce genre de philosophie, est que si quelqu’un vous contredit, il ne contredit plus seulement vos idées mais toute votre personne. Ça n’est plus perçu comme du débat mais comme une oppression." Un piège, selon elle, "fait pour disqualifier tout débat et empêcher tout pluralisme". Ce refus de l’altérité, la députée de La France insoumise Danièle Obono, qui revendique souvent sa sororité, l’a illustré le 3 octobre dans une "salutation du matin" - comprendre tweet assassin - en s’en prenant "aux gens qui instrumentalisent la lutte des femmes en Iran contre l’oppression pour insulter la lutte des femmes en France contre l’oppression". Concluant par un "mangez vos morts".
Considérer que tous les citoyens d’une même nation doivent être soumis aux mêmes principes, sans distinctions relatives à des particularités culturelles, religieuses ou philosophiques : telle est la visée de l’universalisme. C’est pourquoi, lorsque Sandrine Rousseau se dit "sorore" des Iraniennes mais pas solidaire de ces hommes qui les défendent dans les manifestations, tout en fustigeant en France celles qui s’opposent au port du voile, elle jette une lumière crue sur l’incompatibilité qui existe entre sa conception de la "sororité" et celle que la République a de l’"universalisme". "En tant que "soeurs", nous devrions nous souhaiter à toutes le même degré de dignité et d’exigence", rappelle Fatiha Boudjahlat. Fustigeant des "néoféministes qui se battent plus pour un homme trans qui s’identifie comme femme depuis deux jours - les nouveaux bébés phoques - que pour une femme musulmane ou une femme de ménage". La preuve, selon elle, que la "sororité" est surtout un marqueur de classe trahissant la phraséologie "d’une femme bourgeoise ayant fait des études supérieures".
Constructivisme
Certes, malgré les divisions qui existent entre les femmes, il est une chose que ces dernières ont et auront toujours en commun : leur corps, et l’instrumentalisation qui peut en être faite. En témoigne la répression que subissent les femmes en Iran et ce, quelle que soit leur classe sociale. Ou encore les inégalités d’accès à l’avortement aux Etats-Unis. C’est pourquoi Françoise Picq pense que "la sororité peut encore s’exprimer aujourd’hui lorsqu’il existe un péril, un enjeu pour la condition des femmes, ou lorsque l’espace de la cause des femmes est attaqué".
Mais alors que la sororité pourrait renouer avec l’universalisme, notre époque en est venue à se demander ce qu’est une femme. Comment reconnaître une attaque contre "l’espace de la cause des femmes" alors qu’une certaine frange du féminisme - souvent la même qui se réclame de la sororité - prône aujourd’hui une conception constructiviste de la femme remettant en question les différences biologiques entre les sexes ? Geneviève Fraisse comme Françoise Picq insistent sur un point : les divisions au sein du féminisme ne sont pas contradictoires avec la sororité, tout comme les disputes ne sont pas incompatibles avec le processus démocratique. Mais l’écueil dans lequel certaines féministes tombent quant à l’indifférenciation des sexes n’a pas échappé à l’ancienne militante du Mouvement de Libération des Femmes : "si on nie qu’il y a des femmes et des hommes, il n’y a pas de place pour la sororité."
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