Contribution

Du halal à la cantine aux abayas dans l’école : quand la citoyenneté se désagrège (G. Chevrier)

Guylain Chevrier, docteur en histoire, universitaire, membre du Conseil d’administration du Comité Laïcité République. 13 juin 2023

Le lundi 22 mai, le plat principal annoncé à la cantine du collège Emile Combes de Bordeaux, était un « sauté de bœuf » portant la mention « halal ». Ce qui a fait s’indigner certains parents d’élèves. Le département de la Gironde s’en est défendu, pour dire n’avoir aucunement voulu imposer à tous un menu halal, déplorant « une erreur de communication du logiciel Pronote », alors qu’un autre menu a été mis à la disposition des élèves, « des aiguillettes de poulet » [1]. Une situation qui met surtout en évidence la distribution de menus halals dans certaines écoles, ceci, alors qu’il n’existe aucune obligation à pratiquer les menus religieux à la cantine, et aucune incitation officielle dans ce sens.

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Un menu halal à la cantine, un choix qui questionne

Ces menus de substitution sont laissés à la libre appréciation des collectivités territoriales, selon une décision du Conseil d’État du 11 décembre 2020, qui précise que ces menus « ne sont ni obligatoires, ni interdits » et que, « ni les principes de laïcité et de neutralité du service public, ni le principe d’égalité des usagers devant le service public ne s’opposent à ce que ces collectivités puissent proposer ces repas. » Il n’est nullement indiqué que ces « menus de substitution » aient à respecter un rite religieux, qu’ils soient halals, cashers ou autres, mais rien n’est dit non plus contre... L’implicite de la loi qui n’autorise ni n’interdit, floute ici les enjeux. Il peut aussi pour certains élus signifier de franchir le pas d’instaurer un menu religieux de façon délibérée, ce que l’on banalise, et n’a pourtant rien de neutre.

On justifie cette démarche du halal à la cantine par l’argument de la « la liberté religieuse », autrement dit de répondre à un besoin s’inscrivant dans son prolongement. Tout d’abord, il n’y a pas de « liberté religieuse » en France, contrairement à ce qui est affirmé, mais « de culte », comme le dit la loi de séparation des Eglises et de l’Etat de 1905, droit de croire ou de ne pas croire, libre choix. Il est dommageable à cet égard, qu’une fiche de Vie-publique.fr [2], selon laquelle l’Etat serait « le garant » ce cette « liberté religieuse », jette un certain trouble sur le sens de la laïcité elle-même. Elle est fondée avant tout sur la liberté de conscience, sans faire un sort particulier à une conviction vis-à-vis d’une autre, ce qui les garantit toutes. De plus, la liberté de culte relève d’une liberté individuelle, non d’une quelconque reconnaissance des cultes, car on ne donne aucune force de droit en France aux communautés. Mais précisément, en proposant un menu rituel à résonance collective, ne donne-t-on pas force à l’idée de communauté, introduisant par-là une reconnaissance envers elle d’un droit particulier ? On passe du menu de substitution qui respecte, pour tel ou tel qui le souhaite, une prescription alimentaire religieuse dans le secret d’un choix personnel, protecteur de ce choix, au halal qui procède de l’affichage d’un culte par la mise en exergue d’une prescription religieuse à caractère collectif, lui donnant force d’influence.

Du halal à l’abaya, il n’y a qu’un pas

L’égal accès à la cantine, non-différencié religieusement, n’est-il pas ici fondamental, pour respecter précisément la liberté de conscience de tous ? Ce passage du menu de substitution au menu religieux, est un tournant qui participe de l’encouragement à penser sa religion d’abord au regard du commun. N’y a-t-il pas une sorte de contradiction à banaliser le halal à la cantine avec une situation où la tendance qui monte est celle de revendications communautaires à caractère religieux dans l’école ? Ceci, telle que la multiplication des abayas en témoigne, mettant au défi la République à travers la contestation de son école laïque ? Est-on bien certain que ce halal à la cantine soit de nature à ne pas se penser d’abord comme communauté de religion plutôt que comme citoyen ? Est-on bien sûr que l’on protège ainsi ceux qui, passant pour être de culture musulmane en raison de leur patronyme mais qui n‘entendent pas pour autant respecter les rites religieux à la lettre voire pas, ne se trouve pas sous la pression de ceux qui peuvent tirer argument de cette reconnaissance officielle pour imposer le respect de cette prescription religieuse ostensible ? Est-on sûr de ne pas contribuer à faciliter un discours d’intégristes sur les réseaux sociaux qui sacralise les prescriptions religieuses pour influencer ces jeunes qui décident de porter l’abaya ou le qamis ? Loin d’opposer des intérêts contraires, non-musulmans, musulmans non-pratiquants et musulmans pratiquants, le « menu de substitution » par sa discrétion protège la liberté de conscience de chacun, dans l’esprit de préserver le cadre commun. N’est-ce pas cela dont il faudrait rétablir l’esprit pour définir comment faire société, pour unir, et que l’école aille mieux ?

Accommodements déraisonnables, multiculturalisme, ou citoyenneté

Qu’on aménage le droit commun à des exigences religieuses, comme cela est trop souvent le fait d’élus, par naïveté ou par clientélisme, peut satisfaire des responsables religieux susceptibles d’y voir la garantie du maintien de ceux qu’ils considèrent comme leurs fidèles sous leur autorité. Tout laisse craindre que si on ne réagit pas à ce qui se joue là, on finisse par donner raison à cette vision d’un Etat « garant de la liberté religieuse » en lieu et place de la laïcité. Chaque accommodement du droit commun ici nous rapproche dangereusement d’une reconnaissance juridique des communautés et donc, du multiculturalisme, en tuant dans l’œuf toute démarche entendant lutter contre « le séparatisme ». « La citoyenneté n’est pas seulement un système de droits et de devoirs qui s’exercent au sein même de l’Etat » nous dit Philippe Braud, dans son « Penser l’Etat » [3], « elle est aussi une manière de décliner une identité commune. (…) Elle fonctionne comme identité transversale à toutes les allégeances particulières de classe, de religion, de profession, de génération, etc. » C’est une prouesse que de la faire vivre, et pour paraphraser Renan « un plébiscite de tous les jours » [4] autant que pour « la nation ». Tout morcellement de l’intérêt général est un poison pour la souveraineté du peuple, seule garantie véritable de la liberté. C’est le rôle à n’en pas douter de nos élus, que de défendre et promouvoir cette conscience morale.



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