Guylain Chevrier, membre de la mission Laïcité du Haut Conseil à l’Intégration (2010-2013). 18 août 2015
"La justice a rejeté vendredi 14 août le référé contre la fin des menus sans porc dans les cantines scolaires de Chalon-sur-Saône, "une victoire pour la laïcité", a estimé le maire Les Républicains de la ville. La laïcité, valeur issue de la gauche est aujourd’hui réappropriée par la droite, entre autres, à des fins identitaires.
"Atlantico : Comment a évolué la notion de laïcité au sein de l’opinion publique depuis les années 1980 ? Est-ce désormais une thématique structurante au même titre que le chômage ?
Guylain Chevrier : La République au regard de ses différents attributs, dite indivisible, laïque, démocratique et sociale, dans notre Constitution, semblait acquise.
Les choses ont commencé à se compliquer avec les premiers voiles apparus à l’école, en juin 1989, accompagnés d’un discours militant remettant en cause la laïcité, télescopant une société française largement sécularisée.
L’opinion publique a été au début un peu désorientée, déstabilisée, d’autant plus que le ministre de l’Education nationale de l’époque, Lionel Jospin, représentant un parti pour lequel la laïcité était un marqueur, n’a pas su réagir. On a renvoyé la question de la présence du voile à l’école à chaque chef d’établissement, du gouvernement jusqu’au Conseil d’Etat refusant de trancher, pour créer un état de flottement avec une multiplication de ces situations, remettant en cause non seulement la laïcité mais l’égalité entre fille et garçon. Il a fallu attendre 15 ans avec la commission Stasi pour qu’enfin on aboutisse à la loi du 15 mars 2004 d’interdiction des signes religieux ostensibles dans l’école publique.
Une situation d’une incroyable confusion qui a affaibli la laïcité la mettant en péril, qui a encouragé toutes les remises en cause, que nous payons encore aujourd’hui. On a vu s’affirmer de plus en plus le voile comme le nouveau signe d’expression de musulmans qui jusque-là étaient discrets dans leur façon d’exprimer leur culte, qu’ils ont soudain revendiqué au grand jour. On a en mémoire les horaires aménagés de piscines ouvertes uniquement aux jeunes filles voilées, dans nombre de communes. On a vu aussi des associations antiracistes ou portant la cause des droits de l’Homme, prendre fait et cause pour le voile à l’école ou rejetant toute idée d’en interdire la présence par la loi, jugée liberticide. On a vu aussi Nicolas Sarkozy ministre de l’Intérieur, parallèlement à son positionnement en faveur de la discrimination positive (2005), mettre en place une commission dite Machelon, du nom de son président, pour toiletter, a-t-on dit alors, la loi de 1905, afin en fait de l’adapter au clientélisme des élus face à la montée du poids électoral des musulmans dans notre pays.
Le Conseil d’Etat a d’ailleurs consacré toute une série d’aménagements et de dérogations qui vont dans ce sens aujourd’hui. Cette situation n’a cessé de nourrir l’inquiétude des Français au regard d’un vivre ensemble largement malmené par un retour du religieux faisant volte-face à la République et ce, via une population immigrée de confession musulmane que l’on pensait relativement bien intégrée, partageant les valeurs communes. Cette dernière s’est révélée au moins pour une part en contradiction avec la France républicaine, par l’affirmation d’une forme de foi qui place les valeurs religieuses avant celles de la citoyenneté.
D’autres Eglises ont emboité le pas à ce changement, comme l’Eglise catholique en perte de vitesse ou l’Eglise évangélique qui elle, est en pleine recrudescence, tout cela dans un contexte général de perte de repères sous le signe d’une crise économique, sociale et politique, profonde. La laïcité est devenue un enjeu de taille, car les Français ont peu ou prou compris que dépendait d’elle une forme de société qui est la nôtre, qui porte nos libertés et nos droits au-dessus des religions et qu’un retour en arrière, de ce point de vue, s’avérait soudain être un risque objectif.
Jérôme Fourquet : On peut parler à la fois de la place prise par la laïcité dans le débat public et dans la hiérarchie des priorités des Français. Comment a-t-elle évolué ces 10-15 dernières années ? Une question est plus complexe : quelle est la définition de la laïcité ? Les deux questions sont en partie liées
En termes d’évolution de la notion de laïcité, et de regain d’intérêt porté à cette notion, on constate dans nos enquêtes que depuis une dizaine d’années, ce concept est revenu en force dans le débat public. Il a été utilisé par différentes formations politiques, il y a eu un jeu des acteurs politiques qui se sont emparés du sujet. Si cette opération a fonctionné, c’est parce qu’au sein de la société française, cette question était en phase avec un certain nombre d’inquiétudes. En clair, la montée en puissance du débat sur la notion de la laïcité est un symptôme qui accompagne la montée en puissance du débat sur la place et la visibilité à accorder à l’islam dans notre société.
Aujourd’hui, on constate une volonté d’euphémisation sur certains sujets sensibles notamment lorsqu’il s’agit de la présence de signes religieux dans l’espace public. C’est oublier un peu vite que la montée des revendications religieuses est une réalité. Les responsables des ressources humaines y sont confrontés quotidiennement. Et face à ce phénomène, il faut réaffirmer la laïcité.
Pour être plus précis, dans les écoles comme dans les entreprises, la montée de ces revendications religieuses n’émane pas de la communauté catholique, protestante ou juive. C’est bien la montée en puissance de l’islam en France qui suscite le débat en France. Un débat qui recouvre plusieurs aspect comme la question des menus de substitution dans les cantines, les salles de prières dans les entreprises ou encore la construction des mosquées.
La dernière fois que la question de la laïcité s’était invitée de manière virulente dans le débat public c’était au début des années 1980. Le statut de l’école libre et l’enseignement catholique en France avaient réactivé le débat. Cela a donné lieux à de très grandes manifestations, Mitterrand avait battu en retraite. Quelques années plus tard, François Bayrou alors ministre de l’Education nationale avait voulu réformer la loi Falloux. On avait assisté à des contre manifestations du camp laïc.
Aujourd’hui, la laïcité est une question qui va de paire avec la montée en puissance de l’islam dans notre société, avec toutes les questions et les inquiétudes que cela peut générer. Ce concept a surtout été en vogue sous la 3ème République. C’était un moment où la République faisait de la laïcité une arme de guerre pour contrer l’influence de l’Eglise catholique sur tout le territoire. Désormais, un certain nombre de problématiques qui se posaient à l’époque avec les catholiques se posent avec l’islam.
La pluralité de définition de ce que recouvre laïcité peut également expliquer le fait que ce thème soit à nouveau en vogue. Plusieurs personnes de sensibilités politiques différentes peuvent se revendiquer comme étant laïques ou demander une application plus stricte de la laïcité, pour des raisons différentes.
Lors de la manifestation du 11 janvier, et dans les débats qui ont suivi, tout le monde se réclamait de la laïcité. Pour certains, la laïcité c’est la garantie par la Constitution de la République de la liberté de culte. Pour d’autres, c’est le fait que les religions n’aient pas de place dans l’espace public. Là s’opposent théorie et pratique.
Si on revient au début du siècle précédent, il y a eu un long combat entre l’Eglise catholique et la République. Cela a débouché sur une laïcité qui s’accommodait de l’héritage catholique encore très marqué dans la société de l’époque. Il y avait tout une série de lycées publics avec des aumôneries catholiques. Cela ne choquait personne à l’époque. On avait du poisson tous les vendredis à l’école. Il y avait des processions religieuses catholiques organisées dans les rues. Tout cela faisait relativement bon ménage.
Si aujourd’hui on en revient à cela, c’est parce que les données du problème ont fortement évolué. Si on revient sur les polémiques assez récentes concernant les crèches dans les écoles. Des associations très laïcardes ont demandé à ce que ces crèches chrétiennes soient retirées des bâtiments publics. On est bien sur une définition très militante et très historique de la laïcité. Sur ce point particulier, 70% des Français ne voyaient pas de contradictions avec la présence de ces crèches dans les bâtiments publics et le respect du principe de laïcité. Or, quand on posait la même question sur le port du voile dans les lieux publics, 70% environ des Français étaient favorables à l’interdiction. Derrière l’interdiction des signes religieux dans les écoles, ce qui est visé de manière non-dite c’est bien la religion musulmane, puisque la religion catholique ne dérange pas autant. Les sondages montrent que ça ne pose pas de problèmes majeurs aux citoyens.
Comment la droite et la gauche se sont-elles appropriées ce terme ces dernières années ?
Guylain Chevrier : La laïcité, que ce soit à droite ou à gauche, a été affublée de différents qualificatifs, telle qu’ "ouverte" ou "tolérante", par opposition à "fermée", "conservatrice", pour justifier des aménagements à la règle commune face à cette situation nouvelle se créant autour du culte musulman.
On a cru pouvoir aménager la laïcité. Le débat sur la responsabilité qui serait celle de la puissance publique dans la construction de mosquées, par différents mécanismes, en est un exemple cru. On a entendu donner à la laïcité le sens d’un traitement égal des religions, ce dont il découlait alors, au regard de nos compatriotes de confession musulmane, qu’il soit nécessaire que l’Etat, et les collectivités territoriales tout particulièrement, interviennent en leur faveur, pour répondre à leur besoin de lieux de cultes dans le sens d’un certain rééquilibrage.
Sauf que rien dans notre droit ne justifie cette lecture, l’article premier de la loi de 1905 qui affirme la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes, ne signifie ici que des droits individuels et pour le croyant la possibilité de ne pas se voir entravé dans sa volonté d’exercer son culte. On a fait comme si la loi de séparation de 1905 relevait d’une garantie collective pour les cultes, consistant à assurer par l’Etat les conditions matérielles de leur l’exercice. On a ainsi aussi faussé la perception de la laïcité, son sens.
C’est aussi le cas avec l’analyse qui a été faite des difficultés en matière d’intégration qui auraient pour ressort une méconnaissance de la religion de l’autre, justifiant ainsi l’enseignement du fait religieux dit laïque dans l’école publique. On a finalement ainsi appuyé sur les différences au lieu d’insister sur ce qui nous rassemble, à l’image d’une laïcité qui prône l’égalité de traitement de tous par-delà ce qui nous différencie.
En réalité, la laïcité transgresse largement les clivages politiques traditionnels et pose de nouvelles questions de fond à la classe politique face à un modèle du multiculturalisme de plus en plus revendiquée contre elle.
Jérôme Fourquet : Pour la droite, c’est une redécouverte. Historiquement, la droite n’avait pas la question de la laïcité inscrite à son panthéon de valeurs. Elle était plutôt du côté de l’Eglise catholique, la laïcité est une valeur issue de la gauche. La droite se la réapproprie aujourd’hui sur le thème du respect de la laïcité, du vivre-ensemble, mais aussi dans une démarche identitaire.
Cela renvoie au discours de Sarkozy qui expliquait que la France était laïque mais de tradition judéo-chrétienne. Aujourd’hui la droite se l’est réappropriée, alors qu’en 1984, elle avait manifesté contre une application très stricte du principe de laïcité. Cela n’allait donc pas de soi que la droite s’empare et utilise cette notion qui auparavant lui était étrangère voir même un peu réfractaire. La gauche, inversement, qui historiquement était plus à l’aise, en en faisait un de ses totems, est plus gênée par la volonté de ne faire aucune discrimination. Sauf que comme je vous le disais, on sait très bien à qui s’adresse cette laïcité. Aujourd’hui, la gauche applique une définition ouverte et tolérante de la laïcité mais en même temps stricte en mettant toutes les religions sur un même pied d’égalité.
Quelles différences entre les principaux partis politiques ? Quelle est la position du FN ? Cette position a-t-elle changé ?
Guylain Chevrier : La droite n’a pas pour tradition la défense de la laïcité mais est en général plutôt située comme conservatrice, de morale catholique, tout en étant républicaine. Elle a vite pris conscience que la laïcité constituait un enjeu nouveau du champ politique.
Attachée à "la France éternelle" d’un Général De Gaulle, une identité française forte qui est un de ses ancrages historiques malgré les évolutions relatives à l’Europe qui l’en ont fait s’éloigner, elle voit dans la défense de la laïcité celle d’une République qui redonne du sens à la nation, et peut être un des pôles de son rassemblement. Le débat sur l‘identité nationale initié par Nicolas Sarkozy entendait durcir le lien entre immigration et risque pour la nation, à travers la désignation de l’islam communautaire. Ceci, dans le droit fil d’une tradition qui est celle d’une maitrise sans concession de l’immigration, s’en tenant au strict principe en matière d’accueil et d’asile, et plus inspirée par l’assimilation que l’intégration. Elle n’a pas su trouver les voies à l’installation d’un islam de France prenant sa place dans la République.
Mais on doit souligner que c’est la droite au pouvoir qui a initié la commission Stasi qui a abouti au retour de la paix scolaire dans les relations entre école et religion. C’est elle qui a interdit la dissimulation du visage dans l’espace public et donc le niqab, c’est elle aussi qui a interdit l’accompagnement des sorties scolaires par des mères voilées bafouant, par cette manifestation ostensible de leur foi, la mission laïque de l’école à laquelle elles participent.
Elle a proposé une loi d’interdiction des signes religieux dans l’entreprise dans le contexte de l’affaire de la crèche Baby Loup, qui ne pouvait aboutir à défaut de bouleverser le Code du travail. Le fait que, dans l’entourage du futur candidat Sarkozy, soit venue la proposition de l’interdiction des signes religieux ostensibles dans l’université, interroge de savoir s’il n’y a pas là une certaine surenchère autour de la laïcité à d’autres fins.
La gauche, socialiste tout particulièrement, qui se réclame de Briand et de Jaurès, a été longtemps seule à défendre la laïcité, héritière du combat républicain contre une Eglise catholique omnipotente et porteuse dans ce prolongement des progrès des libertés et droits individuels et de l’égalité hommes-femmes. Elle se revendique encore haut et fort de la laïcité, et pourtant... Elle a été démissionnaire face au voile à l’école, elle a trainé les pieds face à l’interdiction du voile intégral, elle n’a cessé d’encourager l’enseignement du fait religieux à l’école pour intégrer les élèves par leurs différences comme réponse aux difficultés rencontrées dans le processus d’intégration. Elle a levé récemment l’interdiction de l’accompagnement des mères voilées lors des sorties scolaires.
On lui doit la création d’un Observatoire national de la laïcité qui ne voit aucun problème sur le sujet en France… Elle n’a jusqu’alors pas plus que la droite su dégager les voies propices à ce que l’islam trouve sa place dans notre République. Elle est suspectée d’un dialogue par trop ouvert avec l’islam institutionnel en vue de s’agréer de nouvelles forces électorales., tentation qui a aussi été celle d’une certaine droite au pouvoir hier.
On reconnaitra au gouvernement actuel d’avoir soumis aux députés un texte de loi visant à garantir la laïcité dans la prise en charge de la petite enfance, qui reste à confirmer. La gauche est proche par principe de l’immigration considérée comme déshéritée, liant l’égalité et la question sociale, elle a souvent pratiqué ainsi les régularisations massives. Elle continue cette tradition à travers une proximité avec l’islam où la question sociale est première, ce qui conduit à faire passer la laïcité après avec tous les risques que cela suppose. Une tendance qui touche d’ailleurs aussi la gauche dite radicale de façon encore plus aigüe, qui la rend aveugle sur la question de la laïcité.
Passée cette analyse, la question se complique lorsque l’on constate qu’à droite comme à gauche on trouve des laïques et d’autres qui le sont moins, montrant que rien n’est joué.
Le FN revendique une défense de la laïcité s’identifiant avec une certaine conception de la nation relative à une France très chrétienne, au sens des racines d’un peuple avec lesquelles l’immigration musulmane se révèlerait comme incompatible. La laïcité a été récupérée par le FN car elle relaie un discours anti-immigré qui n’est pas d’hier et qu’alimente la crise économique et sociale. L’affirmation d’un islam communautaire à travers le développement du voile, avec son cortège de revendications religieuses remettant en cause certaines traditions comme l’arbre de Noël ou les jours fériés d’origine catholique, a été là comme une aubaine pour le FN qui a pu détourner la laïcité pour la raccrocher à son discours anti-immigré, rendant fréquentable son rejet de l’étranger. C’est un phénomène récent qui est à classer au rang des métamorphoses de la classe politique, autour de ce qui apparait de plus en plus comme l’un des axes autour desquels les choix des électeurs se déterminent. [...]
Quels événements récents ont pu avoir une influence sur la perception de la laïcité chez les Français ?
Guylain Chevrier : Bien sûr, on peut avoir à l’esprit les attentats qui se sont produits depuis janvier dernier sur notre sol, avec leur lot d’atrocités revendiquées au nom de l’islam.
On peut vite arriver à certains raccourcis et amalgames. Mais il y a aussi une certaine radicalisation du communautarisme avec un voile de plus en plus ostensible et des revendications à caractère religieux qui de plus en plus nombreuses.
On retiendra l’intervention d’un Président du CFCM à la tribune de la très conservatrice Union des Organisations Islamiques de France proche des Frères musulmans, pour réclamer à la France le doublement des mosquées. On se remémorera le discours d’une frange de la gauche radicale, qui à travers Emmanuel Todd, défend l’idée que la laïcité serait l’autre nom de l’islamophobie et les manifestants du 11 janvier des islamophobes, oubliant entre autres, la réalité de l’antisémitisme dans les quartiers. On ne peut mieux faire pour jeter confusion et huile sur le feu.
Ce qui apparait plus que jamais au grand jour, c’est un litige profond entre une France laïque et un retour du religieux qui se fait pesant, voire menaçant pour la République, et pourrait être l’un des principaux thèmes des futures échéances politiques, et peut-être même, la clé des présidentielles. [...]"
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