18 mai 2023
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Le 20 avril dernier, l’archevêque de Strasbourg, Luc Ravel, a annoncé sa démission. Un geste attendu depuis longtemps, dans un diocèse déchiré où les rumeurs et les allégations vont bon train – ce dont le prélat n’hésite d’ailleurs pas à se servir.
Lorraine Redaud
Lire "Diocèse de Strasbourg : ça branle dans le concordat".
Le 1er janvier 2023, la France a encore la gueule de bois des lendemains de réveillon. À Bernolsheim (Bas-Rhin), aux alentours de 20 h 30, un homme et une femme se jettent sur les rails au passage d’un TER. Une semaine plus tard, Dernières Nouvelles d’Alsace révèle leur identité : Emmanuel Walch s’est suicidé avec sa mère malade, âgée de 83 ans. L’affaire prend un autre tour quand le journal indique que l’homme, ancien prêtre et aumônier au collège épiscopal Saint-Étienne, à Strasbourg, entre 2003 et 2009, était visé par une plainte pour viol déposée par une ancienne élève, âgée de 15 ans au moment des faits. Déjà condamné en 2013 à une peine de six mois de prison avec sursis pour détention d’images pédopornographiques, Walch n’avait pas été sanctionné. Comme trop souvent dans l’Église catholique, il avait uniquement été déplacé.
Des faits impossibles à comprendre pour l’archevêque de Strasbourg, Luc Ravel – qui n’est arrivé dans ce diocèse qu’en 2017 –, connu pour être à la pointe de la lutte contre les abus sexuels dans l’Église. Le prélat se fend d’un communiqué dans lequel il s’interroge sur les « responsabilités pénales et morales de l’institution ». Quelques semaines plus tard, Ravel accuse son évêque auxiliaire Christian Kratz, en place depuis vingt-deux ans, d’avoir mal géré cette affaire, des années plus tôt. Le 23 mars 2023, une enveloppe est glissée sous la porte de Christian Kratz : elle renferme une lettre de licenciement. Une décision incompréhensible pour une partie des paroissiens du diocèse, qui vont manifester devant la cathédrale en exigeant la démission immédiate de Luc Ravel.
Une « erreur de casting »
Pour bien comprendre l’affaire, il faut remonter cinq ans plus tôt, en 2017. Jean-Pierre Grallet est alors l’archevêque du diocèse de Strasbourg, mais il a atteint la limite d’âge en droit canonique, soit 75 ans, et doit donc laisser la place qu’il occupe depuis une décennie. Le pape François, en accord avec le président de la République, Emmanuel Macron, ainsi que le prévoit le régime spécifique des cultes d’Alsace-Moselle (communément appelé « concordat »), choisit Luc Ravel pour lui succéder. Jusqu’alors évêque aux armées françaises, ce dernier débarque dans un diocèse que les observateurs du milieu catholique qualifient d’« assez difficile », ou plutôt de « rebelle et éclairé », comme le décrit Christian Terras, rédacteur en chef de la revue Golias Hebdo. Le concordat est l’une des raisons de cette particularité : « Étant payé par l’État, c’est un diocèse riche, ce qui crée une indépendance dans le clergé. Les évêques, en arrivant à Strasbourg, souffrent souvent d’un complexe d’infériorité vis-à-vis de gens qui ne pensent pas comme eux », résume Christian Terras.
Si, au départ, l’arrivée de Ravel est vue d’un bon œil – malgré (ou grâce à ?) ses propos, en février 2015, sur l’avortement, qu’il compare aux attentats islamistes, ou sur Charlie Hebdo, dont les membres de la rédaction sont qualifiés d’« adversaires » et de « terroristes de la pensée » –, très vite, des dissensions se font sentir. Le management autoritaire de Luc Ravel dérange et sa gestion financière catastrophique interroge. L’évêque invite des missionnaires de la Miséricorde divine (voir plus bas), une communauté religieuse traditionaliste dont l’objectif est d’évangéliser les musulmans. « On a senti qu’il n’avait aucune envie d’être à Strasbourg, qu’il aurait préféré Lyon ou Paris, raconte Jean-Paul Blatz, prêtre et président de l’association Jonas Strasbourg. Quand il est arrivé, il a viré toutes les femmes du conseil épiscopal. Il a supprimé le conseil de vie pastorale. Nous l’avons invité à des événements, nous lui avons écrit des lettres, auxquelles il n’a jamais répondu. » Jean-Marie Bedez, prêtre à la retraite en Alsace, confirme : « Luc Ravel n’a pas essayé de connaître le peuple alsacien. Il est venu en Alsace avec un esprit de conquérant. Il n’a pas engagé de dialogue avec les prêtres, sauf avec ceux qu’il a fait venir. On a un bon pape actuellement, qui a dit qu’un bon prêtre doit connaître l’odeur de ses brebis. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Ravel ne la connaît pas. » Même son de cloche chez le curé et professeur émérite à la fac de théologie Marcel Metzger, pour qui Ravel est tout simplement une « erreur de casting ». En juillet 2022, le pape François décide de lancer une visite apostolique (l’équivalent d’un audit, dans le civil), décision assez rare du Saint-Siège.
Un procédé extrêmement rare
« Pour que Rome lance une visite apostolique, c’est-à-dire une enquête, c’est vraiment que tous les signaux étaient au rouge vif », explique Véronique Margron, présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref). Cette visite, effectuée en juillet 2022 par l’évêque de Pontoise, Stanislas Lalanne, s’est soldée par un rapport remis au pape. Si les conclusions n’ont pas été rendues publiques, une rumeur commence à courir : le pape aurait expressément demandé à Luc Ravel de démissionner.
Se sachant en danger, l’archevêque de Strasbourg prépare sa riposte. « À partir du moment où il a su qu’il devait démissionner, on avait tous les jours dans le journal local une page sur un des membres du conseil diocésain, qui était injurieuse sur sa vie privée », raconte Jean-Paul Blatz. Rapidement, les têtes commencent à tomber : Ravel s’en prend d’abord à son économe, soit le gestionnaire financier d’une communauté religieuse, Jacques Bourrier, qu’il évince six semaines avant la fin de son mandat, et à peine quelques jours avant le début de la visite apostolique. Ce dernier, furieux, entend contester devant la justice cette sanction qu’il juge « lourde et sans motivation ». Si Ravel n’a pas justifié sa décision, certains le soupçonnent d’avoir été vexé d’entendre Bourrier dénoncer la mauvaise gestion interne de l’archevêque. D’autres encore évoquent l’accident de voiture que l’économe aurait eu avec la secrétaire de Luc Ravel, secrétaire dont ce dernier serait « très proche », précisent plusieurs sources à Charlie. À Strasbourg, les rumeurs vont bon train, insufflant un climat de crispation dans le diocèse.
En mars dernier, juste avant la semaine sainte, l’un des moments les plus importants pour la communauté catholique, et quelque temps après le suicide du père Walch, c’est donc à l’évêque auxiliaire Christian Kratz de s’attirer les foudres de Luc Ravel. L’homme, âgé de 70 ans et très malade, est renvoyé, tenu responsable de la mauvaise gestion de l’affaire. Une décision « profondément injuste », selon les prêtres que nous avons contactés. « C’est inhumain et contraire au christianisme, s’insurge Christian Terras. Ravel l’a mis à pied car il était pressenti pour le remplacer, au moins temporairement, après sa démission. » « Ravel a monté l’affaire en épingle en accusant l’évêque Kratz », abonde Marcel Metzger.
Un combat opportuniste ?
Dans son livre Le « Care » chrétien ou la Révolution de l’amour (éd. Salvator), Luc Ravel – qui, sollicité par Charlie, n’a pas répondu à nos questions –, fait du combat contre les abus sexuels l’ADN même de son action au sein de l’Église. Création d’un code de bonne conduite, appel aux victimes pour qu’elles témoignent, formations… Il a multiplié les initiatives pour lutter contre cette « plaie de l’Église », comme il la nomme dans une longue lettre pastorale publiée en 2018.
Sur ce point, il fait l’unanimité. « Les enfants, c’est sacré. Nous avons soutenu sa lutte contre la pédocriminalité ! », affirme Jean-Marie Bedez. Un combat vertueux pour une cause brûlante d’actualité, qui peut expliquer qu’il ait décidé d’écarter Kratz sans tarder, après le suicide du père Walch, accusé de pédocriminalité. Un prétexte pratique, à en croire certains. « Sa lutte a pris trop de place. Il a instrumentalisé la cause pour pouvoir faire le vide vis-à-vis de ceux qui le gênaient », poursuit le prêtre. L’exemple de Bernard Xibaut illustre ses propos. Ce dernier, chancelier de l’archevêché, est accusé d’avoir eu des gestes déplacés à l’égard d’un jeune séminariste en 2006. La victime présumée aurait alerté l’archevêque en place à l’époque, puis Luc Ravel quand celui-ci a pris la tête du diocèse. Ravel « connaissait donc très bien cette histoire. Mais c’est seulement avant de démissionner qu’il a décidé de faire quelque chose », se désole Jean-Marie Bedez. Pourquoi ? « Il a voulu flinguer tous ceux qui auraient pu lui succéder », croit savoir le prêtre.
Autre point qui joue en la défaveur de Ravel : lors de son passage aux armées, il n’a rien intenté contre l’abbé Griffond, accusé d’avoir abusé sexuellement d’un jeune homme de ses 13 ans à ses 18 ans, dans les années 1990. Pourtant au courant, l’évêque n’a réagi que fin 2016, lors de l’affaire Barbarin, se dédouanant de son inaction passée en plaidant, comme beaucoup, la « prise de conscience ».
François attend encore
Les abus sexuels commis par le clergé ont-ils, de manière cynique, contribué à la renommée de Luc Ravel mais également à sa perte ? C’est en tout cas la petite musique que l’on joue parmi ses soutiens, dont beaucoup le regrettent déjà. Le 20 avril dernier, après des mois de tergiversations et de suspense à n’en plus finir, Luc Ravel a en effet annoncé sa démission à l’Agence France Presse (AFP). Une prise de parole hautement inhabituelle : en vertu du régime concordataire, ce n’était pas à lui de le faire, mais au pape, puis au gouvernement de l’annoncer dans le Journal officiel. Si Ravel avait suivi les règles, sa lettre de démission aurait donc dû parvenir au Vatican… Or, à l’heure où nous écrivons ces lignes, la boîte aux lettres de François demeurerait désespérément vide, selon plusieurs sources. Contacté à ce propos, le ministère de l’Intérieur, qui pilote le bureau des cultes, a annoncé ne faire « aucun commentaire sur ce sujet ».
« Visiblement, Luc Ravel a décidé de jouer la montre, s’étonne Véronique Margron. Est-ce parce qu’il sait qu’il n’a plus aucun avenir ecclésiastique ? Certes, il reste prêtre, mais vous imaginez bien que, ayant été auxiliaire des armées, puis archevêque de Strasbourg, être « juste » prêtre, c’est difficile à vivre. » Pour quelqu’un que l’on qualifie de « très mondain » et « à la recherche des honneurs », on imagine la rudesse de la chute.
Avec ou sans Ravel, une chose est certaine, les paroissiens ont hâte de tourner la page de cet épisode désastreux. Dès lors que le prélat aura plié bagage, un administrateur censé « pacifier » le diocèse sera nommé le temps qu’un nouvel archevêque prenne place, « ce qui n’arrivera pas de sitôt », selon la présidente de la Corref, qui ajoute qu’« il faut quelqu’un qui connaisse ce diocèse ». Un homme qui devra, dès son arrivée, regagner la confiance des catholiques alsaciens, plus méfiants que jamais envers le diocèse.
Les missionnaires d’une autre époque
Pour un évêque considéré comme « de gauche » et qui avait appelé publiquement à voter Emmanuel Macron au second tour de l’élection présidentielle en 2022 – provoquant l’ire de certains fidèles –, Luc Ravel fait montre de quelques contradictions. Depuis 2020, le prélat a en effet décidé d’ouvrir les portes de son royaume aux missionnaires de la Miséricorde divine, une communauté de prêtres célébrant les messes en latin, fondée sous l’impulsion du très réactionnaire évêque Dominique Rey. Ce dernier, après avoir encouragé la pratique des thérapies de conversion, qui consistent à tenter de ramener à l’hétérosexualité des personnes homosexuelles, s’essaie désormais, grâce à ces missionnaires de la Miséricorde divine, à un nouveau type de conversion : celle des musulmans au catholicisme. Visites à domicile, évangélisation de rue ou sur les plages, processions et chapelets publics… ces missionnaires ne manquent pas d’idées pour mener à bien leur mission. Pour les y aider, en 2021, Ravel leur confie la paroisse de la Croix-Glorieuse, où l’on retrouve deux églises : l’une à Strasbourg, l’autre à Colmar. Sur la page Facebook de cette dernière, les missionnaires enjoignent ainsi les fidèles d’assister à une conférence de l’association « pro-vie » Alliance Vita, ou font de la publicité pour les Associations familiales catholiques (AFC), des lobbies cathos traditionalistes très mobilisés contre l’euthanasie. Nos confrères de la revue Golias Hebdo nous apprennent également qu’une école, ouverte à la rentrée 2022 à Sigolsheim, près de Colmar, dispense des prières du matin et des cours de catéchisme, assurés par des prêtres de la Croix-Glorieuse. Une ancienne conseillère RN fait partie de l’équipe pédagogique. Pour le prêtre à la retraite Jean-Marie Bedez, c’est une preuve de plus que Luc Ravel n’a pas cerné l’essence du caractère alsacien : « Nous sommes un peuple interreligieux, en Alsace. Bien que nous soyons ouverts, ce sont des choses qui ne collent pas à notre esprit. Nous sommes européens, alors les trucs d’ultradroite, non merci. »"
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