19 janvier 2015
"« Libération » a assisté à un débat dans une classe de première de Roubaix. Entre distance et fracture.
« Au début, j’ai rien ressenti. Puis, je me suis mis à la place des victimes. J’ai eu mal pour les 17. Mais aussi pour les terroristes. Leur vie n’a pas été facile. Il y a des gens qui ont dû leur parler pour qu’ils soient influencés comme ça », dit Adel. C’était jeudi, en première S, au lycée Jean-Moulin de Roubaix (Nord). Ils sont 9 élèves dans cette classe, on ne se bouscule pas pour cette filière. Ce lycée, proche du centre-ville, devant le « rang des drapiers », un rang de maisons cossues de l’ancienne bourgeoisie textile, compte 80% de boursiers et 45 nationalités. Il est aussi classé parmi les lycées à plus forte valeur ajoutée de France, avec un bachelier reçu l’an dernier à Sciences-Po Paris. Les attentats ? Charlie Hebdo ? On a regardé les marches à la télé. « Quand on n’a même pas de table pour faire ses devoirs, ce n’est pas la priorité », dit un prof de maths. Il y a eu des minutes de silence. Une classe a refusé de la faire. Il y a eu débat. Le lendemain, les mêmes ont demandé à la faire.
[...] Adel commence : « Charlie Hebdo, j’aime pas trop ce journal. On n’a pas à critiquer les religions. On peut rigoler sur d’autres sujets. Ils ont caricaturé le Prophète. Ils savaient qu’il y avait des risques, mais je pense qu’ils ne méritaient pas la mort. » Amar : « Ils ne méritaient pas la mort, mais ils n’auraient pas dû. » Alors quoi faire ? Interdire ? Adel : « Pas interdire le journal. Pas le journal en entier. Mais on peut rigoler d’autres choses. Il y a plein de sujets dans la vie quotidienne. » Quelqu’un : « Ils font ce qu’ils veulent. Mais ils prennent des risques. » Adel : « Ou alors l’interdire. Comme ça, il n’y a pas de problème. » On peut aussi ne pas l’acheter, non ? « Même si on ne l’achète pas, on voit les images. » Oui, mais Charlie Hebdo va continuer… Un élève secoue la tête : « S’ils continuent, les terroristes vont continuer, on n’en aura pas fini. » On leur demande si quelque chose les attriste. Adel : « Ce qui m’attriste, c’est cette histoire, comment elle s’est finie, les morts. Et puis, les terroristes, ça fait pitié comment ils ont vécu. Dans leur enfance, c’était des orphelins, placés à la Ddass. »
« Insulte ». François Da Rocha rappelle que, lundi, il a été question de Dieudonné. Les élèves ne s’étendent pas sur ce sujet. Amar se souvient que Dieudonné avait dit qu’il fallait « rouvrir les chambres à gaz pour le journaliste Patrick Cohen ». Pas de commentaire. On fait remarquer l’impression d’une société morcelée : des juifs qui veulent quitter la France, des musulmans qui sont montrés du doigt. Amar s’anime : « A cause de l’attentat, les gens croient qu’être musulman, c’est être terroriste, alors que pas du tout. Et, nous aussi, on est français. » Adel : « Musulmans, chrétiens, juifs, on va jamais réussir à s’entendre. Il y a des gens qui insultent les juifs. Tout le monde s’insulte. Ça va pas marcher. » Alexis : « OK, il y a eu des attentats, mais on a trop poussé la chose. Quand il y a eu l’attentat au Maroc, on en a moins parlé. »
Musulman ou pas, aucun n’est allé marcher. Un élève noir du premier rang sourit : « Pas le temps. Trop de devoirs. » Les autres rient. Son prénom ? Il pétille de l’œil : « Jean-Pierre. » Eclat de rire collectif. Et les marches, ils se sont sentis concernés ? Silence. Adel : « C’était bien. Ils sont solidaires entre eux. » Il le dit sans ironie, sans animosité. « On devrait vivre tous comme ça, chacun sa religion, dans la même société. On est des humains, on peut cohabiter. Je vois pas ce qui pose problème. » Le professeur d’histoire : « La fracture est certes ethnique, religieuse, mais surtout socio-économique. On les exclut, on ne les regarde pas depuis des années, et, à présent, on les enjoint à défiler, et on ne comprend pas qu’ils n’obéissent pas. »
« Athées ». Plusieurs élèves pensent que si les journalistes de Charlie ne comprennent pas qu’ils blessent des musulmans, c’est parce qu’ils sont « athées ».« Ils croient à rien. S’ils étaient à notre place, ça les toucherait. Ils se mettent pas à notre place. » Adel : « Ils savent qu’en tant que musulman, on ne peut pas critiquer d’autres religions. Jésus, c’est un de nos prophètes, on doit le respecter. Mohammed, on ne doit pas le montrer, dans le film le Message [de Moustapha Akkad, 1976, ndlr], il n’est pas montré. »
Le proviseur, au fond de la classe, les titille : « Si les musulmans se mettaient à caricaturer le christianisme, comment ils le prendraient les chrétiens ? » Amar : « Impossible. » Le proviseur insiste : « Ils se marreraient ? » Amar : « Nous, on se marrerait pas. » Le proviseur rappelle que des chrétiens ont souvent intenté des procès à Charlie Hebdo. Amar : « Je les soutiens. »
Le prof d’histoire : « Qu’est-ce qui est sacré ? Pour moi, le foot c’est sacré, vous me connaissez… [Il prépare une thèse d’histoire sur l’équipe de France] » . Adel : « Vous n’allez pas pleurer pour un match nul. » Le prof hilare : « Mais si ! » Il continue : « A partir de quel moment un dessin est une insulte ? » Une voix : « Quand on parle de religion. »
Le proviseur : « La société française, elle est forte. Regardez, ici, on est tous d’origines très différentes. » Il continue : « Est-ce qu’on peut dire qu’ils l’ont cherché ? » Adel : « Ils savaient qu’ils encouraient des risques. » Des risques ? Le proviseur pousse le raisonnement plus loin : « Vous savez qu’à Roubaix, il y a des professeurs, femmes, qui se prennent des remarques, le soir, si elles sont en jupe. » Un élève : « Elles ne sont pas obligées d’écouter. » Le proviseur : « Si elles se font violer, est-ce qu’on va dire qu’elles l’ont bien cherché ? » D’une seule voix : « Non. » Et les journalistes de Charlie, ils l’ont bien cherché ? Un élève : « Ils étaient conscients des risques. Après, ils font ce qu’ils veulent. »"
Lire « A "Charlie", ils savaient qu’ils prenaient des risques ».
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