Revue de presse

Des jeunes souhaitent "jeûner en paix" (Le Monde, 31 août 24)

(Le Monde, 31 août 24) 31 août 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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Lire "Le jeûne des jeunes".

« Nouvelles spiritualités des jeunes » (5/6). Présente dans de nombreuses traditions religieuses, la pratique de la diète stricte séduit aujourd’hui un public jeune, largement sécularisé, en quête d’un renouveau spirituel. Le jeûne a même ses stages.

Par Gaétan Supertino

Ici, tout semble conçu pour la détente. Certains profitent du sauna, d’autres d’une séance de massage avant d’aller assister à un cours de yoga ou de s’asseoir pour contempler les contreforts du Vercors à travers la baie vitrée. Dans cette vaste maison drômoise aménagée dans une ancienne ferme, la quinzaine de séjournants de Clairière & Canopée (C&C) présents en ce week-end de mai pluvieux tentent d’affronter le plus confortablement possible leur adversaire commun : la faim.

Guillaume Charroin, 39 ans, à la tête de cette entreprise qui propose des séjours de jeûne, tente ainsi d’éviter à ses clients ce qu’il a subi lors de sa première expérience. C’était en 2007 et il s’en souvient encore, douloureusement. Agé de 22 ans, il vient de terminer ses études de tourisme à Toulouse et ressent le besoin de « vivre une expérience initiatique ». Avec un ami, ils optent pour le jeûne, « par curiosité ». Ils décident de se priver de nourriture pendant une semaine.

« Mais nous avons fait tout ce qu’il ne fallait pas faire ! » Son ami et lui décident en effet de le faire dans leur maison, où ils vivent avec cinq colocataires, plutôt bon vivants, et en plein centre-ville, « où les tentations sont nombreuses ». Alors qu’il est conseillé d’avoir une légère activité physique, « pour que le corps continue de produire de l’énergie », les deux hommes passent leurs journées « à ne rien faire ». « C’était vraiment difficile, nous ne pensions qu’à manger », se remémore-t-il. Mais les deux compagnons tiennent.

« Un allègement du mental »
A l’époque, Guillaume Charroin ne savait pas encore qu’il allait y consacrer une partie de sa vie. Aujourd’hui, à l’aube de la quarantaine, il pratique un jeûne d’une semaine au moins une fois par an, en plus de la gestion de C&C, fondée il y a sept ans. Comment une expérience désagréable se transforme-t-elle en vocation ? « Même si c’était douloureux, une magie a opéré, assure Guillaume Charroin. J’avais développé une forme de clairvoyance, un allègement du mental. Lorsqu’on jeûne, notre ancrage dans le réel est différent », théorise-t-il, évoquant aussi une « expérience de dépouillement », une manière de « déconstruire la peur de la faim ».

Guillaume Charroin décide d’en faire son métier après un voyage en Amérique du Sud et du Nord, avec le même ami. « Notre expérience du jeûne nous a appris à moins nous soucier des conditions matérielles. Nous dormions et mangions dans la nature ou chez l’habitant. Libérés de cette charge mentale, nous étions davantage reliés aux autres et à notre environnement. »

Les jeûnes proposés par C&C, facturés de 900 à 2 800 euros la semaine, s’accompagnent d’ailleurs de randonnées guidées, avec pauses méditatives et exercices de visualisation, pour mieux se « connecter » aux éléments. Ayant reçu une éducation catholique, Guillaume Charroin assure aujourd’hui que « la nature est [s]on Eglise ». « Je suis émerveillé par la beauté, l’équilibre, la résilience qui y est à l’œuvre. Cet état d’esprit contemplatif arrive naturellement avec le jeûne », poursuit-il, rappelant que nombre de traditions spirituelles incluent cette pratique, du ramadan au carême, en passant par la « quête de vision » des religions polythéistes.

« Un point de saturation »
« Lors d’un jeûne au-delà de trente-six heures, les acides gras sont transformés en corps cétoniques par le foie, ce qui constitue une fourniture énergétique idéale pour les neurones. C’est l’une des raisons de l’apaisement et de la lucidité ressentie, et sans doute une explication de sa recommandation par la plupart des religions », explique, pour sa part, Jacques Rouillier, médecin généraliste et cofondateur de l’Académie médicale du jeûne.

Dans une France sécularisée où, pour beaucoup, les religions ne répondent plus aux besoins de sens, le jeûne apparaît chez certains comme une alternative, voire un rituel, face aux rythmes imposés par notre société. Dans ses travaux, la sociologue Isabelle Jonveaux, autrice d’Une culture de la satiété. Enquête sociologique sur le jeûne comme expérience spirituelle (Presses universitaires de Rennes, 230 pages, 24 euros), analyse la démarche de certains jeûneurs « comme le signe d’un point de saturation, qui s’ancre dans la conviction que plus de consommation n’apportera pas plus de bonheur » et comme « une distinction à l’égard de la société d’abondance qui caractérise l’Europe de l’Ouest ».

Près de 27 % des Français auraient déjà jeûné, ne serait-ce que partiellement (Ipsos, 2022). Et la pratique séduit aussi les jeunes. « Nous sommes toujours connectés, sans jamais prendre de pause, regrette ainsi Jéromyne Duclos, 30 ans, naturopathe pour C&C et pratiquant un jeûne d’une semaine par an depuis cinq ans. Cela permet d’ouvrir une parenthèse, de reconsidérer ce qui est essentiel. Pour la jeunesse, c’est une voie intéressante vers une reconnexion à son intériorité, aux autres, à l’environnement, et éventuellement à quelque chose de plus spirituel ».

La plupart des clients de C&C rencontrés par Le Monde – âgés de 23 à 66 ans – confient avoir voulu jeûner après avoir ressenti un vif besoin de se « recentrer ». « On est tous en quête d’une paix intérieure. Le jeûne opère une mise à jour, tant du corps que de l’esprit. On ne se préoccupe plus de ce que l’on va manger, les pensées vont et viennent, c’est une forme de méditation », raconte, par exemple, Charlotte (les personnes désignées par un prénom ont demandé qu’il soit modifié), 35 ans, qui jongle entre sa vie de famille, son métier de cheffe pâtissière et la création d’une entreprise, dans l’Hérault.

Un régime préventif
Mais tout le monde n’est pas non plus réceptif à la pratique. « Ce séjour m’a permis de souffler, de couper, un temps, du brouhaha quotidien, mais cela ne va pas plus loin », avance pour sa part Angélique, 23 ans, originaire du Beaujolais, qui a tenté l’expérience après une « intense période de travail » et des tensions dans son couple. « Je suis très terre à terre, et je ne peux pas dire que cela m’aide à me recentrer, à ressentir la nature ou les énergies, même si je respecte ceux qui vivent une telle expérience. » Cette jeune peintre en bâtiment a effectué son premier jeûne avec C&C en mai et n’est pas certaine de reproduire l’expérience. « Mais cela m’a donné envie de partir plus souvent de chez moi, de profiter. Je me dis juste que je peux le faire pour moins cher, et en mangeant ! »

Plusieurs clients de C&C disent avoir subi des reproches de la part de membres de leur entourage, craignant qu’ils soient entrés dans une secte. Certains stages de jeûne sont d’ailleurs régulièrement épinglés par la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, qui alerte sur les risques d’exploitation d’un état de fragilité induit par la faim. Guillaume Charroin assure pour sa part « refuser tout discours dogmatique. Chacun va vivre une expérience différente, et tout le monde n’en retire pas une conclusion spirituelle ».

Les séjours sont en outre préparés en collaboration avec des médecins. Avant chaque jeûne, tous les participants sont invités à suivre un régime pour habituer le corps à moins manger. Mais le risque zéro n’existe pas, comme cette fois où les équipes de C&C ont dû rompre le jeûne d’une séjournante qui passait son temps à vomir à cause de l’excès de bile provoqué par la faim. L’ordre des médecins continue d’ailleurs de regarder avec méfiance la pratique qui, outre la sensation de faim, peut provoquer des maux de tête importants, des étourdissements, voire des malaises et des troubles du rythme cardiaque.

Guillaume Charroin voudrait néanmoins faire connaître le jeûne à un public large. Montrant les fleurs (locales) dressées sur la table de cuisine de la maison drômoise servant à accueillir les tisanes maison, il insiste : « Le jeûne nous ouvre à une certaine conscience du monde, à un art de vivre. En ces temps de dérèglements à tous les étages de la planète, je suis convaincu qu’il peut nous donner les clés pour prendre soin de nous, des autres et du monde. »


Voir aussi dans la Revue de presse tout le dossier Le Monde "Nouvelles spiritualités des jeunes" (août 24) (note de la rédaction CLR).


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