Revue de presse

"Des idées qui choquent sont-elles « illicites » ?" (S. Durand-Souffland, Le Figaro, 9 juil. 19)

Stéphane Durand-Souffland, journaliste au "Figaro". 3 septembre 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"La loi de juillet 1881, malgré son grand âge, est excellente, car elle protège la liberté d’expression et condamne ceux qui la détournent à des fins scandaleuses. Elle est excellente parce que c’est à des magistrats indépendants, rompus à ce droit tout en nuance et en subtilité qu’elle a confié le soin de dire ce qui est légal ou non, et pas aux habitués du café du commerce. Elle est à ce point excellente qu’il fallait bien en bricoler une nouvelle.

Ce gouvernement est-il obsédé par l’idée de faire sortir du cadre légal la question fondamentale de la liberté d’expression ? Le ballon d’essai lancé, dernièrement, par le secrétaire d’État Cédric O, puis dégonflé par le même devant le tollé, fait froid dans le dos. Il s’agissait de créer, toute affaire cessante, un « ordre des journalistes », afin qu’une milice de l’éditorial fasse, à la place de l’exécutif, le sale boulot dans la presse. La loi Avia, elle, enjoint les opérateurs du Net de supprimer en 24 heures tout contenu « manifestement illicite ». Mais qui peut souhaiter que M. Gates ou M. Zuckerberg, dont la puissance est déjà si considérable qu’ils s’affranchissent impunément de certaines obligations fiscales, définissent aussi ce qui est licite ou non ?

Les sociétés qui ont peur des libertés sont malades, celles qui se méfient de la pensée sont aux portes du coma. Il est troublant de constater à quel point le législateur a la mémoire courte. En 1990, la loi Gayssot, conçue pour mieux - mais mieux que quoi ? - réprimer le racism e et l’antisémitisme, avait engendré une levée de boucliers chez les plus grands historiens et intellectuels, qui redoutaient qu’elle ne bride recherches et débats. Peut-être, finalement, le législateur préfère-t-il le cynisme à la mémoire et, dans ce cas, les faits lui donnent raison, car la loi Avia ne semble pas provoquer d’indignation.

L’enjeu, pourtant, est de taille. Comme tous les textes votés dans l’excitation d’un « buzz », celui-ci semble frappé au coin du bon sens. Mais, à y regarder de plus près, il est dangereux. Certaines « idées » constituent des délits de manière si évidente qu’un enfant de 10 ans pourrait le remarquer : inutile de fabriquer des lois pour les révisionnistes, les pédophiles ou les zélateurs du terrorisme bêtes et méchants : elles existent déjà.

Certaines idées, cependant, heurtent, choquent, donnent des envies d’y répondre par la violence. Sont-elles « manifestement illicites » ? Ni la haine qu’on peut ressentir pour tel ou tel qu’on considère comme un salaud parce qu’on n’est pas d’accord avec lui, ni l’ardent désir qu’on éprouve de lui casser la figure, ne constitue un délit.

Dans un récent entretien au Figaro, l’avocat François Sureau rappelait que « la liberté a un prix. Celui d’être blessé, révolté, atteint, par les opinions contraires. Refuser de payer ce prix, c’est montrer le peu de cas que l’on fait d’elle, c’est préférer en définitive son opinion à la liberté ».

La loi Avia, comme toutes celles qui puisent leur inspiration dans ce qui ressemble à du bon sens, est de celles qui ne font avancer que les idées molles, en instaurant un insidieux principe de précaution intellectuelle. Or, Voltaire, Hugo, Zola ne nous sont pas si précieux pour avoir été précautionneux avec leurs contemporains. Le Code pénal est, parfois, une affaire trop sérieuse pour être laissée au législateur, du moins quand il s’affranchit de son propre devoir de mémoire."

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