Livre

"Des francs-maçons dans le mouvement social" (Marianne toujours ! de Patrick Kessel - extrait)

par Patrick Kessel, cofondateur et président d’honneur du Comité Laïcité République, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. 30 mars 2022

Patrick Kessel, Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, préface de Gérard Delfau, éd. L’Harmattan, 8 déc. 2021, 34 e.

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Moins visible, moins connue, l’implication des maçons dans les syndicats et la vie sociale remonte aux origines du mouvement coopératif et mutualiste. Dès le XVIIIe siècle, l’idéal maçonnique se décline en "bienfaisance, charité, solidarité". Cette notion de solidarité demeure très présente. Chaque loge élit un "hospitalier" qui a mission d’aider avec les dons de l’atelier celles et ceux qui rencontrent des difficultés. Chaque obédience gère une organisation nationale de solidarité qui, avec la cotisation payée par chaque membre, vient en aide à ceux qui en ont besoin. Quant à la Fondation du Grand Orient, elle intervient pour des actions de solidarité dans le monde.

Au plan des idées, les frères travaillent à des projets d’amélioration de la condition humaine. À partir de 1815, nombre d’entre eux participent aux mouvements de 1830 et 1848, à la Commune, à l’émergence du mouvement social. Dans le même temps, ils travaillent dans leurs ateliers aux grandes lois sociales, interdiction du travail des enfants, droit de grève, congés payés. Au fil des ans les convents débattent de la réduction du temps de travail, des salaires, des retraites, de la protection sociale, de la couverture chômage, de la démocratie dans l’entreprise, de la liberté des salariés, du temps libre, du travail des femmes... Après de longs débats contradictoires, ils se prononceront en faveur d’un revenu minimum universel, projet qui rebondira lors de la présidentielle de 2017. Lors d’un Convent du début du XXème siècle, en pleine assemblée, un député, le vêtement froissé par un long voyage, fait irruption dans le temple, se met à l’ordre, demande la parole pour annoncer aux délégués congressistes la victoire des viticulteurs en grève dans le Midi ! Tous les délégués qui avaient voté la veille une subvention de secours se lèvent, applaudissent longuement et chargent le frère député de transmettre aux grévistes une pétition de solidarité votée à l’unanimité.

Les propositions de réformes sociales élaborées par des loges peuvent paraître utopiques. De fait, c’est souvent le cas. Mais c’est là justement la spécificité du travail social des ateliers. Penser les réformes permettant de réduire les injustices, de nourrir le progrès social, d’asseoir la démocratie. Ces études peuvent aussi, quelques années plus tard, prendre la forme de projets portés par des syndicats et des partis politiques. Telle est la véritable nature de l’influence maçonnique sur la vie politique. Ainsi a-t-elle tout naturellement contribué aux grandes réformes qui ont marqué l’histoire du pays et les premières années du septennat de François Mitterrand.

Après la "grande scission" de 1947 qui voit la création de Force Ouvrière, principalement motivée par la sujétion de la direction de la CGT au parti communiste, de nombreux frères passent à la nouvelle organisation. D’autres demeurent au sein de la fille aînée du syndicalisme, créée en 1895. Ils sont plutôt de la vieille tradition libertaire devenue minoritaire mais toujours puissante dans certains métiers comme ceux du Livre et qui portent la culture des grandes heures du Congrès anarchiste international d’Amsterdam de 1907 où l’on débattit avec force de la répartition des rôles entre syndicat et parti. Un débat explosif qui opposera durablement communistes et autres composantes de la gauche. Ces libertaires de la CGT, dans les années 80, sont principalement à la Fédération anarchiste, à Radio libertaire comme plusieurs frères de ma loge, tel Robert Guérin, ancien ouvrier du bois devenu pour des raisons de santé salarié de la SNCF, un caractère trempé, une générosité à fleur de peau, une fraternité magnanime, ou encore des anar pacifistes, antimilitaristes, internationalistes, écolos avant l’heure, festifs, révolutionnaires sans révolution. Les autres maçons de la CGT sont souvent socialistes de tradition marxiste et jacobine, qui ont rallié François Mitterrand et sa Convention des Institutions Républicaines autour de Pierre Joxe ou du CERES de Jean-Pierre Chevènement. Ils contribueront grandement à la stratégie d’union de la gauche qui conduira François Mitterrand à l’Élysée.

Ils ont été plus nombreux à rejoindre Force Ouvrière. Bien que soutenue activement par les États-Unis dans un contexte aigu de guerre froide où une partie de la gauche partage l’inquiétude d’une intervention soviétique sur l’Europe de l’Ouest, la nouvelle organisation syndicale rassemble les sensibilités refusant la mainmise du parti communiste sur le mouvement syndical. L’affrontement est ancien entre les léninistes pour qui le syndicat doit être une "courroie de transmission du parti" et les partisans de la Charte d’Amiens de 1906 qui prône la totale indépendance syndicale. La CGT a adopté la Charte par 830 voix contre 8 et une abstention.

Mais, comme souvent, l’interprétation des textes fondateurs fait problème. Et de fait, la direction du syndicat est entre les mains du Parti, tandis que les travaillistes britanniques, au contraire, postulent la prédominance du syndicat sur le parti. C’est le "travaillisme". FO renoue avec cette tradition en affirmant rassembler des femmes et des hommes sans tenir compte de leurs appartenances politiques. Une définition qui ne peut que séduire les francs-maçons qui ont l’habitude de côtoyer dans leurs loges des personnes différentes, croyantes et non-croyantes, aux appartenances politiques diverses mais liées par un idéal commun.

De fait, la nouvelle organisation apolitique deviendra le lieu d’accueil de membres aux sensibilités diverses, anarcho-syndicalistes, trotskistes, socialistes, radicaux, réformistes, droite républicaine. Dans les faits, la Confédération n’aura eu à sa tête que des socialistes laïques, réalisant selon les circonstances des alliances internes dignes des secrets des alchimistes ! L’attachement de la confédération à la laïcité sera sans faille.

Ce fut une des raisons pour lesquelles j’avais décidé dans les années 75 de rejoindre le syndicat FO des journalistes. Les Francs-maçons seront toujours bien représentés à sa direction, suscitant par moments des humeurs hostiles. L’élection de Marc Blondel à sa tête renforce cette proximité. Marc est un ami fidèle, un frère compagnon d’engagement de Fred Zeller, qui, à mon invitation, a participé à la fondation de la loge République. Nous aimons débattre, parfois nous opposer, toujours en amitié, respectueux de notre complicité qui trouva à s’incarner en images sur les murs de la capitale.

Lorsque je suis élu à la présidence du Grand Orient, en 1994, L’Express publie un reportage sur "le plus jeune Grand-Maître de l’histoire du Grand Orient" et fait sa Une avec son portrait en gros plan, sautoir rutilant sur les épaules devant le buste de Voltaire sourire aux lèvres. L’affiche grand format est placardée dans toutes les kiosques des buralistes. En face l’autre affiche de la couverture du Point, dans le même format, met en exergue le portrait de Marc Blondel. Les deux hommes semblent se regarder, complices. Une historiette qui nous fait sourire.

Côté CFDT, de nombreux maçons ont rejoint la Confédération après sa déconfessionnalisation en 1965. Ce sont souvent des socialistes partisans de la "troisième voie", de l’autogestion, de la "deuxième gauche", rocardiens et anciens gauchistes reconvertis que leurs adversaires qualifient de gauche américaine.

La réalité est plus complexe et la CFDT se taille un succès auprès des jeunes en reprenant les thèmes de la révolution de la vie quotidienne, au risque de s’éloigner du syndicalisme traditionnel. Edmond Maire, secrétaire général de 1971 à 1988, qui abandonnera beaucoup des positions gauchistes après la défaite de l’Union de la Gauche aux législatives de 1978, vient régulièrement dialoguer au Grand Orient.

Dans un premier temps, en 1975, j’avais adhéré au syndicat des journalistes CFDT et participé bientôt à sa direction, où je retrouvai Paul Parisot et d’anciens du réseau de résistants de France-Soir. Nous menions alors des actions en justice à l’encontre de Robert Hersant, ancien chef du mouvement collaborationniste Jeune Front, collaborateur de Au Pilori, hebdomadaire de combat contre la judéo-maçonnerie, frappé de dix années d’indignité nationale à la Libération, député par intermittence de 1956 jusqu’en 1988, sous les étiquettes du gaullisme au centrisme en passant par la Fédération de la Gauche démocrate et socialiste de Mitterrand, député européen sur la liste UDF-RPR grâce au soutien de VGE et jusqu’en 1994, mandats qui lui permettront de conserver une immunité parlementaire, à la tête d’un empire de presse du Figaro à France-Soir, de France-Antilles à La Voix du Nord, du Dauphiné au Progrès, de Presse Océan, de Paris-Turf à la présidence de la chaîne de télévision La Cinq qu’il partage avec Silvio Berlusconi.

Nous n’obtînmes aucun résultat, en dépit de la promesse de campagne n° 96 du candidat socialiste qui prévoyait la suppression des monopoles de la presse, tandis que la loi votée en 1984, partiellement censurée par le Conseil Constitutionnel, n’atteindra en rien son gigantesque empire. Le magnat de la presse disposait vraisemblablement de solides protections.

Je rejoins ensuite le syndicat des journalistes FO animé à l’Agence France Presse par des militants trotskistes François Boussel, Jean-Claude Boksenbaum, brillants journalistes devenus amis, ce qui contribuera à ma réputation de membre du Parti des travailleurs alors animé par Pierre Boussel, le père de François, une personnalité hors du commun. Au syndicat je retrouve plusieurs maçons engagés depuis la Résistance, qui sont passés des armes à la plume, Charles Schoester, André Drom et quelques autres. Je suis bientôt élu à la vice-présidence de l’Union Nationale des syndicats de journalistes puis au bureau de l’Union internationale des syndicats de journalistes.

Ensemble nous menons la lutte pour soutenir les journalistes polonais et Solidarnosc alors que des militaires en uniforme présentent le journal d’information à la TV, même si nous connaissons la proximité du syndicat avec l’Eglise catholique polonaise particulièrement conservatrice et ses positions réactionnaires en matière d’émancipation des mœurs et d’antisémitisme. Je découvre concrètement que la politique censée concrétiser des idéaux conduit souvent à devoir gérer des contradictions. Tout en faisant en sorte que les compromis nécessaires ne conduisent pas sur la pente des compromissions et des reniements.

Dans ces années 80, des amis proches sont également engagés dans le syndicalisme de la police où ils incarnent la tradition républicaine. Ce n’est pas rien, alors que les réseaux d’extrême-droite s’y sont développés, notamment à l’occasion de la guerre d’Algérie. La police a rarement bonne presse chez les militants de gauche qui lui reprochent d’être au service d’une "justice de classe" et d’avoir été très répressive quand Roger Frey, Christian Fouchet, Raymond Marcellin, plus tard Michel Poniatowski et Christian Bonnet gouvernaient le ministère de la place Beauvau.

Les plus anciens ont conservé la mémoire des heures sombres de la collaboration de 9000 policiers et gendarmes sur ordre du gouvernement de Vichy à la rafle du Vel d’Hiv en juillet 1942, qui aboutit à l’arrestation de treize mille personnes dont près d’un tiers d’enfants bientôt déportés vers Auschwitz. La génération suivante de militants n’a pas oublié la répression des indépendantistes algériens sous la férule d’un homme tristement expérimenté, le Préfet Maurice Papon. Quant à la dernière vague, elle se souvient de l’époque où, défilant sur le pavé parisien, elle scandait "CRS-SS", ce qui était tout simplement absurde.

De l’arrivée de la gauche au pouvoir tous attendent le rapprochement de la police et des citoyens. Un objectif récurrent dans l’histoire de la République, qui devient une priorité avec l’arrivée au ministère de l’Intérieur de Gaston Defferre puis de Pierre Joxe et de quelques maçons dans les cabinets. La gauche est mal à l’aise sur les questions d’ordre public. Il faudra du temps pour que les idées mûrissent et qu’elles prennent la mesure, comme ce sera le cas lorsque Jean-Pierre Chevènement occupera à son tour, le siège de Clémenceau, que l’autorité républicaine constitue le meilleur garant contre la tentation de l’ordre totalitaire.

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