par Patrick Kessel, cofondateur et président d’honneur du Comité Laïcité République, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. 22 février 2022
Patrick Kessel, Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, préface de Gérard Delfau, éd. L’Harmattan, 8 déc. 2021, 34 e.
La présence au gouvernement de ministres et secrétaires d’État tels Robert Badinter, Charles Hernu, Alain Savary, André Delelis, André Henry, Jean-Pierre Chevènement, Roger Quilliot, Georges Fillioud, Louis Mexandeau, Jean-Pierre Cot, Laurent Fabius, Yvette Roudy, Anicet Le Pors, Edwige Avice, Henri Emmanuelli, Georges Lemoine, André Cellard, François Abadie, amis pour beaucoup de longue date, me rassure. Ils ne sont bien évidemment pas tous maçons ! Mais ce sont tous d’authentiques républicains. Parmi les nouveaux députés socialistes qualifiés de "barbus" par la presse de droite, on trouve beaucoup d’enseignants dont un grand nombre de francs-maçons. Une dizaine de ministres, quelques dizaines de membres dans les cabinets ministériels, écrit Le Monde qui s’interroge : on ne sait qui, du PS ou du Grand Orient, a infiltré l’autre. La formule est bien excessive. Et les faits vont démontrer qu’il n’y aura pas mélange de genres. Mais à ce moment précis, une seule question brûle les lèvres des journalistes : les francs-maçons vont-ils peser d’un poids spécifique sur l’action du gouvernement Mauroy ? Ce que je sais d’eux me donne à penser que, s’ils sont tous de gauche à des degrés divers et avec des parcours différents, ils sont tous des laïques convaincus.
La plupart des députés et sénateurs francs-maçons, toutes appartenances confondues, se retrouvent à la Fraternelle parlementaire à laquelle je participe moi-même comme journaliste accrédité au Parlement. Jamais je n’ai assisté à une réunion au cours de laquelle la franc-maçonnerie aurait donné des consignes aux élus avant un vote. Qui aurait essayé se serait ridiculisé. Les élus ont déjà bien du mal à respecter les consignes de leur parti !
Il en allait différemment sous la IIIème République quand les républicains affrontaient un parti clérical très bien organisé, puissant et très conservateur.
En revanche, sur certains sujets d’ordre éthique davantage que politique, ayant trait aux principes républicains et aux libertés, telles l’interruption volontaire de grossesse en 1974, l’abolition de la peine de mort en 1981, il était bien naturel que des complicités philosophiques puissent rapprocher des élus, chacun pour autant conservant sa totale liberté de vote.
Fidèle à la tradition des banquets que les francs-maçons semblent avoir toujours pratiquée depuis la Fête de la Fédération en 1790, contre la Restauration en 1830, contre la Monarchie de Juillet en 1848, pour la République sous la IIIème, la Fraternelle parlementaire organise des dîners-débats sur les grands sujets du moment et invite des personnalités extérieures à éclairer les élus de leurs connaissances. Sous la présidence récente de Christian Bataille puis Christophe-André Frassa, tous deux députés, l’un de gauche, l’autre de droite, fidèle à sa tradition, elle s’est mobilisée pour défendre la laïcité chaque fois qu’elle était menacée. Certains journaux proches de l’extrême-droite tel Minute le lui ont reproché, dénonçant ces acteurs occultes qui attesteraient de la mainmise de la franc-maçonnerie sur la République !
Les mêmes ne s’indignent jamais des discrètes réunions organisées autour de dignitaires de l’Église associant des élus catholiques afin d’orienter les choix politiques tout particulièrement en matière de mœurs, de libération sexuelle, d’émancipation féminine, de bioéthique et bien sûr de laïcité. L’alternance politique n’allait d’ailleurs pas interrompre cette politique, l’Église ayant su établir des relations de proximité à gauche lui permettant notamment de contourner la loi de séparation des Églises et de l’État et de sauvegarder le Concordat en Alsace-Moselle. Elle saurait se faire plus discrète, ce qui ne signifie pas moins efficace, le cardinal Lustiger ayant ses entrées à l’Élysée.
Pendant les quatorze années de la présidence mitterrandienne, des francs-maçons ministres, députés, sénateurs, responsables des partis socialiste et radical de gauche, militants, se retrouvent à la Fraternelle Ramadier. On y parle politique bien évidemment. On y débat des grands projets de réforme, souvent travaillés depuis des années dans des loges, comme l’abolition de la peine de mort, l’extension des droits sociaux, l’égalité entre hommes et femmes, l’école de la République. Cette Fraternelle Ramadier a pris son nom de l’ancien président du Conseil, célèbre pour avoir refusé de voter les pleins pouvoirs à Pétain en 1940, pour avoir en 1947 évincé du gouvernement les ministres communistes qui avaient refusé de voter la confiance au gouvernement, et qui joua un rôle important sous la IVème république et au début de la Vème, sous la présidence de Guy Mollet.
Sous l’autorité de Gérard Jacquet, ancien résistant, ancien ministre puis de Roger Fajardie, ancien Grand-Maître adjoint du Grand Orient, compagnon politique de Pierre Mauroy avant de devenir conseiller du Président, homme subtil aux allures débonnaires de nonce apostolique, elle met un point d’honneur à organiser de passionnants débats mais à ne surtout rien faire. Exprimant vraisemblablement une volonté jupitérienne du président Mitterrand, jamais clairement formulée mais toujours nettement insinuée, Roger Fajardie fait en sorte qu’on ne puisse jamais reprocher aux francs-maçons d’avoir exercé une pression sur le Parti socialiste. Et s’assure que les maçons ne vont pas planter quelque épine au talon du Président.
Au fait des secrets de chaque circonscription politique, fin connaisseur de l’histoire et des hommes, Roger est aussi un brillant conteur captivant ses auditeurs, qui, par l’alchimie du verbe, fait d’un évènement une fable. Tous les quinze jours, il vient déjeuner avec moi dans le quartier des Halles près du siège du Matin de Paris et nous échangeons des anecdotes parfois drôles, parfois pitoyables sur la politique de derrière le rideau des apparences.
Ainsi se plaît-il à me raconter qu’à l’occasion d’un comité directeur du vieux parti socialiste, il se trouve pris à partie par quelques-uns de ses camarades qui lui reprochent son appartenance maçonnique. Comment peux-tu défendre ici les intérêts des travailleurs et être dans ta Loge le frère d’un banquier ? Il faut choisir, ou bien le parti ou bien la franc-maçonnerie ! Relent d’un antimaçonnisme de gauche qui connut ses plus belles heures dans le guesdisme puis le stalinisme, de la même façon qu’a prospéré un antisémitisme de gauche qui conduisit certains de ses tenants jusqu’à Vichy. Pris à partie, Fajardie, espiègle, d’un regard circulaire parcourt les visages de l’assemblée comme s’il comptait combien de ses frères étaient assemblés. L’orateur qui le provoque demande à tous les francs-maçons de démissionner de leur obédience pour demeurer au parti socialiste.
Savourant en gourmet l’astuce qu’il prémédite, le voilà qui met l’assemblée en face de ses fantasmes : "Mes chers camarades, vous me soumettez à la torture en m’imposant un tel choix : socialiste je l’ai toujours été depuis mon plus jeune âge, mes convictions sont connues, je n’ai rien à démontrer, franc-maçon, je le suis de la même façon et je n’ai jamais manqué d’affirmer le parallélisme et la complémentarité de deux démarches qui visent à l’amélioration de l’homme. Il n’y a donc aucune raison de vouloir remettre en question la liberté d’appartenance philosophique aux membres de notre parti. Il y aurait par contre danger à jeter une telle exclusive d’autant que vous ne savez pas qui est maçon et qui ne l’est pas. La suspicion, la méfiance viendront affaiblir nos rangs tandis que les maçons blessés - il accompagne à ce moment sa parole d’un geste large du bras donnant l’impression qu’il s’adresse au travers de l’assemblée à des dizaines de frères- pourraient être tentés de réagir - pourraient être tentés de réagir."
Grand silence dans la salle. Embarras des uns et des autres. Un vieux socialiste qui en a vu d’autres propose de passer à la suite de l’ordre du jour et de classer ce mauvais procès. Après ces précisions, Fajardie se rassoit, se délectant goulûment d’une vérité cachée qu’il me confie : il était le seul franc-maçon ce jour-là parmi ses camarades. La peur fondée sur la méconnaissance avait habilement été retournée contre elle-même.
Mais l’humour ne suffit pas toujours à renvoyer les fantasmes les plus éculés. À deux reprises au moins, en 1906 et en 1912, sous l’influence des guesdistes qui voyaient dans la maçonnerie un instrument de "collaboration de classe", le congrès de la SFIO, le parti socialiste de l’époque, eut à voter une motion demandant l’interdiction de la double appartenance, motion qui fut rejetée.
Dans les années 1980, une nouvelle offensive, portée au Parlement européen par quelques députés travaillistes britanniques, s’en prit aux élus francs-maçons, leur donnant à choisir entre la Loge et la section. Aujourd’hui, en Grande Bretagne, tout fonctionnaire franc-maçon doit déclarer son appartenance. Imagine-t-on pareille offensive contre des élus catholiques, protestants, juifs, musulmans ? Dès lors que de tels clichés continuent d’habiter les têtes de certaines élites, on comprend la prudence qui animait Fajardie dans l’animation de la Fraternelle
Sa légendaire appétence pour la bonne chère, sybarite doté d’une grande culture culinaire et d’une connaissance quasi parfaite des cépages blancs de Loire, des terroirs et des propriétaires, aura eu raison de son cœur qu’il avait par ailleurs si généreux, dans un petit train de province, loin des soins, alors qu’il rêvait que son onctuosité de prélat et ses qualités de diplomate convainquent le Président d’exaucer son impossible rêve, être nommé ambassadeur au Vatican.
La Fraternelle Ramadier demeura un des rares lieux où chacun s’imposait un ton toujours modéré, à la façon des loges où l’opposition des idées n’empêche pas le respect des intervenants. Le parti socialiste devait composer avec la montée de courants antagonistes agrégés autour de fortes personnalités et leur transformation au fil du temps en écuries de présidentiables avec cette part d’inimitié et bientôt de détestation qui rendait difficile, voire impossible toute tentative de conciliation.
Un état d’esprit qui s’imposa au cœur de l’arène à l’occasion du triste Congrès de Rennes en 1990, où les délégués polémiquèrent entre eux avec virulence jusqu’au dernier instant sous l’œil assassin des caméras de télévision.
À cette époque, membre d’un cabinet ministériel, je suis en temps réel les réunions tout au long de la nuit, les avancées, les ruptures, les ralliements, les trahisons, les coups de semonce inutiles de l’Élysée, tout ce côté opérette des congrès politiques qui, cette fois, n’est pas feinte. À la tribune, les orateurs parmi lesquels un certain nombre de francs-maçons se succèdent, pourfendant leurs adversaires de courants comme s’il s’agissait d’ennemis de classe !
Lionel Jospin et Laurent Fabius jouent la prise en main du parti et leurs mousquetaires s’affrontent sur des débats dits d’orientation. Les autres leaders, par le jeu des alliances, font plusieurs fois basculer la majorité au cours de cette interminable nuit d’affrontements verbaux, de tractations secrètes, promesses et trahisons. La presse a largement relayé et entretenu les débats préparatoires, un tour de chauffe vite transformé en bataille de tranchée que se livrent les camarades du poing et la rose. La tension dans ce palais des Congrès atteint son maximum.
Vient la traditionnelle réunion du cercle Ramadier à l’occasion d’une suspension de séance dans une salle adjacente et fermée. Le pire est à craindre car les frères qui ont pris la parole en séance plénière n’ont pas ménagé leurs efforts, leurs arguments, pour certains leurs formules assassines. Mais le temps d’un bref moment, la magie maçonnique opère son œuvre et l’on voit nombre de ceux qui s’escrimaient quelques instants auparavant sur la tribune officielle se donner l’accolade fraternelle si chère aux anciens chevaliers, et qui fait de la franc-maçonnerie un espace privilégié d’humanité. Certes, sans naïveté, y a-t-il probablement quelques baisers de Judas dans ce concert de fraternité. Mais pour moi, témoin privilégié du moment, c’est une merveilleuse occasion d’imaginer que les idées peuvent encore peser sur la réalité et le respect prendre le pas sur la vindicte.
Ni la Fraternelle parlementaire, ni la Fraternelle socialiste, à ma connaissance, ne firent pression sur le gouvernement pour soutenir telle ou telle orientation politique ou s’y opposer. Nous allions à quelques-uns regretter ce choix, respectueux dans son principe, absurde politiquement, en particulier quand viendra le temps de la réforme de l’école publique. Nous étions convaincus que tous les radicaux, tous les socialistes et tous les francs-maçons se retrouveraient pour promouvoir la laïcité.
L’histoire allait se dérouler tout autrement. Sur les autres sujets, l’unanimité ne pouvait pas être au rendez-vous. Les débats étaient vifs autour des nationalisations et de la politique économique. Les maçons étaient de tous les courants et ils ne furent malheureusement pas les derniers lorsque ceux-ci nous donnèrent le triste spectacle que l’on sait.
Des francs-maçons de l’opposition s’organisent également en groupes fraternels. Le Carrefour de l’Amitié, de droite, occupe ce créneau. Fréquenté majoritairement par des membres de la Grande Loge Nationale Française, officiellement apolitique, en réalité majoritairement de droite, il séduit des membres de la Grande Loge de France et du Grand Orient.
Jacques Chirac est invité à un des dîners-débats. Les prises de position publiques du Carrefour suscitent des remous. Les frères du Grand Orient sont invités à en démissionner. Les radicaux valoisiens qui ont quitté le parti radical lorsque celui-ci a signé le programme commun de la gauche, ralliés pour beaucoup à Valéry Giscard d’Estaing, comptent de nombreux frères, dont plus d’un et non des moindres, au Grand Orient. Ils ne s’en cachent pas. Ils auraient pu jouer un rôle politique important dans la recomposition de la droite les années suivantes s’ils avaient clairement assumé l’héritage philosophique du radicalisme. Ce ne fut pas le cas, notamment au moment de la bataille scolaire de 1984, certains de leurs responsables, tel André Rossinot, alors président du parti, manifestant à la tête du cortège en faveur de l’école privée.
Côté RPR, Philippe Dechartre, Jean de Préaumont, Alain Devaquet, anciens ou futurs ministres, Nicole Nebout, rassemblent quelques barons, des élus, des diplomates, des journalistes maçons, gaullistes, républicains qui s’opposeront à la tentation de dérive de la droite vers son aile extrémiste et à toute alliance électorale avec le Front National. Ils sont un certain nombre au sein de la chiraquie, membres du Grand Orient mais aussi de la Grande Loge de France, de la Grande Loge féminine, de la Grande Loge Nationale Opéra, dont le Grand-Maître, Bernard Biétry fut un ami personnel et un soutien actif du maire de Paris. On imagine qu’ils eurent une influence positive lorsque Jacques Chirac, devenu président de la République, et son ministre de l’Éducation Nationale, Luc Ferry, décidèrent en 2004 de faire interdire le port ostentatoire de signes religieux à l’école.
Voir aussi, sur le site de l’éditeur, "Marianne toujours !",
et le dossier Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, par Patrick Kessel (L’Harmattan, 2021) dans Culture (note du CLR).
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