Revue de presse

"Des élites coupées des réalités françaises" (A. Laignel-Lavastine, Le Monde, 9 déc. 15)

Alexandra Laignel-Lavastine, philosophe et journaliste, auteur de "La Pensée égarée" (Grasset, 2015). 9 décembre 2015

"A force d’occulter les problèmes posés par une immigration de masse extra-européenne, les " bien-pensants " de droite comme de gauche ont pratiqué un déni idéologique. D’où cette triste débâcle politique

Comment en sommes-nous arrivés là ? Cette question en appelle aussitôt une autre : jusqu’à quand allons-nous feindre, à chaque nouvelle percée du Front national, la surprise et la sidération ? S’il est en passe de devenir le premier parti de France, c’est aussi qu’une partie de nos élites intellectuelles, politiques et médiatiques a longtemps trouvé plus confortable de rester perchée sur Mars et de lui abandonner le monde. Surtout ses réalités déplaisantes, comme les problèmes que posent une immigration de masse d’origine extra-européenne en l’absence de politique d’intégration, la porosité de nos frontières, le prodigieux écho que rencontre l’islamisme dans nos banlieues, la poussée du communautarisme, du sexisme, de l’homophobie et de l’antisémitisme. Toutes réalités enfin officiellement admises en l’espace d’une nuit, entre le 13 et le 14 novembre. Bien tard pour regagner une quelconque crédibilité.

Peu de temps auparavant, rappelons qu’il se trouvait encore de bons apôtres du politiquement correct pour parler de " terrorisme dit “islamiste” ", car il ne pouvait s’agir, cela va de soi, que d’une lubie aux relents racistes. Pour cette vision théologico-tiers-mondiste qui ne souffre aucun démenti en provenance des faits, l’axiome est intangible : le mal ne saurait surgir du camp du bien, celui des prétendus " damnés de la terre ". Enivrés par leur folle reductio ad lepenum, certains ont même réussi l’exploit de céder la souveraineté et la laïcité à Marine Le Pen. Ou plutôt cet abominable " laïcisme " en lequel Emmanuel Todd voyait déjà, dès le printemps 2015, un ennemi cent fois plus redoutable que l’islamisme radical. On apprendra dans la foulée, par lui et par d’autres idiots utiles du FN, que les tueurs djihadistes étaient en fait des victimes (des discriminations, du chômage, etc.), et que les vrais coupables ne seraient autres que les " islamophobes ". On a aussi entendu un cinéaste expliquer que les massacres de Charlie avaient… " la sale gueule de Marine Le Pen ".

Et pourquoi pas du maréchal Pétain ? Jean-Luc Mélenchon, lui, croyait savoir que son ami Charb était tombé sous les balles des " intégrismes religieux " au pluriel… On s’étonne que ceux-là ne se retrouvent pas, à l’instar de Michel Onfray, sur une vidéo de propagande de l’organisation Etat islamique. Ainsi que me le disait il y a peu un intellectuel d’origine musulmane, laïc et démocrate : " Certains intellectuels progressistes européens sont effrayants : ils se conduisent envers les islamistes comme des collabos sans voir qu’ils pavent ainsi la voie à la droite extrême. " Nous y sommes.

Dans ce climat de déraison collective, faut-il rappeler qu’à chaque fois que le sang coule c’est toujours le FN qui, en bonne logique, ramasse la mise. [...]

Il se trouve en effet que deux tendances lourdes menacent en Europe depuis quinze ans : la montée en puissance de l’islamisme et celle du national-populisme. Les deux phénomènes ont partie liée, nous le savions… mais nous ne voulions pas le savoir. Tel est le principe du déni. En ce sens, et pour le dire brutalement : l’ascension de Marine Le Pen est en partie notre œuvre, et sa victoire aux régionales le produit cumulé de toutes nos lâchetés. Là réside le vrai mystère de ce début de siècle.

Plus l’hydre fondamentaliste se confirmait, plus nombreuses étaient ses victimes, plus la bien-pensance régnante s’enferrait dans la complaisance, la sociologie " excusiste " et un déni idéologique du réel que rien ne venait enrayer. A défaut, elle minimise (le " loup solitaire "), elle euphémise (les " enfants perdus du djihad "), elle psychiatrise (une " poignée de déséquilibrés "), elle intimide (" halte à l’islamophobie "), elle sociologise (les défavorisés, c’est bien connu, ne peuvent que massacrer leur prochain) ou elle neutralise (procès en dérives néoréac). Cette calamiteuse stratégie de l’enfouissement aura donc travaillé dur pour accréditer, en réaction, la thèse apocalyptique du " grand remplacement ". En se refusant à nommer et à identifier l’ennemi idéologique, ce prêt-à-penser ne s’est pas contenté de contribuer à notre désarmement intellectuel tout en encourageant un rejet indiscriminé des musulmans. Nos bien-pensants de service n’ont pas fait le jeu du Front national : ils n’ont cessé de faire campagne à sa place ! A la longue, la xénophilie angélisante s’est ainsi révélée le plus efficace agent électoral de la xénophobie diabolisante. Voilà comment nous en sommes arrivés là.

Face à un islam qui se radicalise, il serait suicidaire de continuer à ne pas prendre en charge les inquiétudes identitaires, le sentiment d’abandon et l’insécurité culturelle exprimés par tant d’habitants du Vieux Monde, musulmans compris, de surcroît désemparés par une mondialisation qui les déprime tant ils craignent d’y perdre la maîtrise de leur destin.

Les aveugles vont-ils s’obstiner, jusqu’à la présidentielle, à laisser ces " immondices " en pâture au FN ? C’est probable, car ce serait la meilleure façon de précipiter le peuple dans son giron. On finit, en effet, par se demander si ces antifascistes égarés n’espèrent pas secrètement le retour de leur vieille " bête immonde " préférée. Après tout, ce serait reposant, de vraies vacances : plus besoin de s’infliger d’épuisantes contorsions mentales face à cet islamo-fascisme dont ils ne veulent pas, dans la mesure où il ne cadre pas avec leur catéchisme binaire dominants-dominés, ici une Europe ontologiquement coupable, là un monde musulman par définition innocent. On songe à la réplique d’un personnage de Shakespeare : " Je me suis dans la fange avancé si loin que même si je décidais de ne plus y patauger, retourner serait aussi pénible que poursuivre. ""

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