(lefigaro.fr , 14 mars 24). Delphine Girard, professeure agrégée de Lettres classiques, co-fondatrice du réseau Vigilance Collèges Lycées, vice-présidente du Comité Laïcité République. 15 mars 2024
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"À l’occasion des 20 ans de la loi de 2004 sur le port de signes religieux à l’école, Delphine Girard, enseignante et vice-présidente du Comité laïcité République, livre un récit personnel sur son expérience avec une ancienne élève qu’elle n’avait pas réussi à convaincre d’ôter son voile pour venir au théâtre.
Il était une loi dont les destinataires véritables n’existaient pas encore. Une loi étrange qui défiait les lois du temps : une loi que l’on pourrait dire antéchronique, s’adressant à des adultes encore nichés dans le corps et l’esprit d’adolescents. Telle est la loi de 2004 sur l’interdiction du port de tenues et de signes religieux ostensibles à l’école. Rien d’étonnant donc, il faut le dire, à la voir si mal comprise par une majorité de nos élèves aujourd’hui.
Comment pourraient-ils, tous, avoir la maturité d’entendre qu’une loi qui aujourd’hui contraint leur liberté à se vêtir ou à communautariser permet de protéger, demain, leur esprit ? À un âge où l’élan grégaire et la recherche d’identité sont si naturels, comment les prémunir des influences et contingences extérieures - confessionnelles, familiales ou politiques - qui leur sont autant de freins pour devenir adultes, c’est-à-dire libres penseurs ? Comment leur faire comprendre qu’en s’imposant même péniblement à l’adolescent maintenant, cette loi protège en eux le citoyen futur en lui promettant une construction intellectuelle saine, c’est-à-dire départie des vérités héritées, des pressions communautaires, des déterminismes familiaux dans lesquels nous enferme notre naissance ?
Une gageure pédagogique et politique peu engageante, et pourtant, voilà maintenant 20 ans que des enseignants laïques continuent à s’efforcer d’expliquer à leurs élèves combien la loi de 2004 est un vecteur d’égalité et une chance bien singulière dans ce monde qui ne laisse pas de nous enorgueillir de vivre en France. En cet anniversaire si capital pour ceux qui chérissent la laïcité, je repense à Asma, cette ancienne élève de quatrième à qui j’avais échoué, jadis, à expliquer de façon convaincante la loi de 2004…
C’était une jeune fille studieuse et réservée que je savais voilée à l’extérieur du collège, ce qui n’avait jamais été un problème puisqu’elle respectait son interdiction au sein de l’établissement. Elle se contentait de porter des vêtements toujours longs et couvrants, des chevilles aux poignets, étés comme hivers. Brillante et curieuse, elle s’était particulièrement passionnée pour notre séquence sur Le Cid : je la tenais en grande estime et affection, et réciproquement. Mais un jour, au terme d’un cours qui l’avait transportée sur la tragédie classique, j’annonce, non sans appréhension, une sortie au théâtre. Prévoyant l’écueil qui allait se dresser entre mon élève et moi, je décide de prendre les devants en la convoquant à la fin de mon cours. Je lui explique alors qu’elle ne pourra pas porter son voile durant la sortie prévue car le règlement intérieur s’y applique comme dans l’établissement. Surtout, je lui assure qu’elle ne sera pas en faute vis-à-vis de sa foi puisque ma seule présence suffira à incarner à l’extérieur les règles de neutralité laïque auxquelles sont contraints les élèves sous le toit du collège. Ce, afin de garantir le bon développement de leur libre arbitre. J’ai également annoncé être prête à expliquer tout cela à ses parents si elle le souhaitait, insistant surtout sur le fait que la pièce allait lui plaire, au-delà de ses attentes…
En somme, je fis de mon mieux pour la convaincre de venir. Mais comme je le craignais, rien n’y fit : après m’avoir écoutée un instant et semblé vaciller quelque peu, elle m’a rétorqué, amère, que le voile ne lui était pas imposé mais relevait de son choix, que si je ne respectais pas son libre arbitre maintenant, peu lui importait que je le respecte plus tard. Elle a ensuite quitté la salle… Je n’ai pas réussi à emmener Asma au théâtre. Je n’ai pas réussi à lui faire comprendre qu’il ne s’agissait pas de moi et d’elle, mais de la République et de ses enfants, et de l’espace de dévoilement spirituel et philosophique qu’elle offre à ses futurs citoyens pour leur permettre de changer mille fois de conviction ou de croyance avant d’en adopter une propre en conscience. Mais bien sûr, à treize ans, Asma ne savait pas qu’elle n’avait pas encore assez changé d’avis pour qu’on la laisse enfermée dans son habit premier. Et comme elle était brillante, elle se pensait sage, adulte.
À l’époque, j’en avais gardé un âpre sentiment d’échec sans pour autant prendre toute la mesure de la portée symbolique de cet épisode. Et pour cause : c’était en 2014… Or, nous savons maintenant combien ces questions sont devenues plus nettement clivantes au lendemain des attentats de 2015 et, passée l’émotion première, tout le dégât qu’ont fait chez nos élèves les discours anti-Charlie qui s’en sont suivis.
Cet échec a-t-il pour autant valeur d’exemple ? Est-ce à dire qu’il faudrait infléchir la loi en revenant sur les récents rappels et prescriptions du Sénat concernant la continuité du principe de laïcité lors des sorties scolaires ? Surtout pas ! Il faut au contraire que nous soyons nombreux sur le parcours d’Asma à lui tenir le même discours si l’on veut que la laïcité puisse encore poursuivre son œuvre d’émancipation par l’école. D’autant que seule la force d’une loi peut encore en donner le courage à certains enseignants, et à certains seulement…
J’aimerais penser qu’aujourd’hui, Asma est devenue une jeune femme accomplie, à qui d’autres auront réussi à faire comprendre la chance qu’elle avait de découvrir le monde et les autres dans une école laïque où toutes les identités lui furent ouvertes et possibles. J’aime à penser qu’à ce jour, peut-être, elle milite dans quelque association étudiante aux côtés des femmes iraniennes, qu’elle condamne sur ses réseaux sociaux les traîtresses au féminisme qui ont agressé les militantes juives de la manifestation du 8 mars dernier. Bref, j’aime à penser qu’avec ou sans voile, elle est devenue une citoyenne éclairée, et qu’elle va souvent au théâtre."
Voir aussi dans la Revue de presse le dossier Voile, signes religieux à l’école dans Atteintes à la laïcité à l’école publique dans la rubrique Ecole,
dans les Documents le dossier Signes religieux à l’école (note de la rédaction CLR).
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