Contribution

De la complexité du monde et des mots pour le comprendre (D. Girard)

Delphine Girard, professeure agrégée de Lettres classiques, co-fondatrice du réseau Vigilance Collèges Lycées, vice-présidente du Comité Laïcité République. 18 décembre 2023

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Un des exercices d’expression écrite les plus utiles que je connaisse, particulièrement au collège, consiste à demander à mes élèves de me décrire les protagonistes d’un texte ou d’un roman que nous avons lus ensemble en proscrivant les adjectifs trop manichéens ou les caractéristiques trop généralistes : interdiction donc d’utiliser « gentil », « méchant », « belle » ou « laid », voire « grand » et « petit », « fort » ou « faible »… Il faudra apprendre à trouver des mots plus précis ou plus imagés : « altruiste » ou « perfide », « gracieuse » ou « hommasse », « vaniteux », « halée », « docile », « altière », « sophistiqué »…

Outre bien sûr l’exercice de vocabulaire, le but recherché est aussi d’enrichir leur panel de profils psychologiques, d’affiner leur perception de l’âme humaine. Car à l’adolescence plus qu’à tout autre moment de leur vie, nos élèves ont besoin d’apprendre la nuance, d’embrasser la complexité du monde, de sortir du confortable manteau de l’enfance où tout est simple : bien ou mal, licite ou interdit, bon ou mauvais, blanc ou noir, comme l’ont indiqué jusqu’ici les adultes afin de donner à leur esprit en construction un premier cadre de règles précises. Commencer à penser par soi-même, c’est donc d’abord sortir du carcan verbal restreint donné par notre éducation en élargissant son lexique de telle sorte que le monde, son Histoire et ses habitants, se marbrent peu à peu de bigarrures multiples, de maints types humains, de mille variétés d’ethos, de psychés et de systèmes de valeurs, voire de vérités concomitantes.

Car des vérités concomitantes quoique contradictoires en principe, ils en auront en foule à appréhender bientôt, comme jeunes citoyens d’un monde toujours plus complexe et plus connecté. Ne sommes-nous pas nous-mêmes parfois à court de mots ces temps derniers pour comprendre par exemple tous les tenants de la situation au Proche Orient – au sens pleinement littéral de com/prendre : réussir à prendre ensemble différentes données pour leur donner forme intelligible, à assembler des paramètres multiples, divers, voire paradoxaux ? D’ailleurs quel mot employer pour en parler ? Conflit, guerre, riposte, génocide, terrorisme, résistance… Chaque mot choisi véhicule en soi quantité d’informations sur l’esprit de son locuteur, et d’évidence, il s’agit d’une guerre de mots autant que d’une guerre armée. Une guerre, celle-là, dont nos élèves n’ont largement pas conscience, et pour laquelle ils ne sont pas encore suffisamment entraînés lorsqu’elle s’invite pourtant, comme on le constate partout depuis un mois et demi, dans les cours de nos écoles…

Or, dans cette terrible actualité, faite de postulats véraces coexistant de facto avec d’autres également vrais bien qu’antagonistes, au sein d’une situation politique complexe, polymorphe et appréhendable par différents prismes…, nos élèves sont jetés pèle mêle et flottent errants comme des bouchons à la mer.

Dans ce chaos verbal et conceptuel, une chose est certaine : les voilà la proie rêvée de tous les idéologues, de toutes les radicalités, de tous les populismes, de tous les vautours de la récupération politique, dont la jeunesse est un fonds de commerce facile. Tout naturellement, il est rapidement apparu que les pédagogues que nous sommes avaient en la circonstance un rôle à jouer pour protéger l’esprit de nos élèves, candides victimes de la guerre des mots et des endoctrinements. Mais comment s’y prendre ? La tâche est des plus délicates… Car au-delà même du devoir de réserve qui nous intime en classe de demeurer politiquement neutres, il est clair que notre devoir d’enseignant n’est pas de dire à nos élèves ce qu’il convient de penser ou de ne pas penser d’un événement politique, ni de leur dicter un parti, fût-il celui de la modération et de la complexité… Comment comprendraient-ils qu’il soit des sujets pour lesquels l’injonction pédagogique profonde sur laquelle repose tout mon enseignement, celle d’« oser penser par [soi]-même ! », se trouve soudain caduque, si je me permettais de leur dire quoi penser ou comment interpréter le conflit israélo-palestinien ? Et à rebours, comment donc protéger l’esprit encore vert et magnifiquement meuble de ces enfants que nous confie la république précisément pour les former plus tard à devenir des citoyens lucides, ouverts à la complexité et verbalement armés pour comprendre le monde ? Comment empêcher une actualité si passionnelle d’envahir l’école au point de mettre en péril la concorde et la fraternité scolaires ? Doit-on ignorer dans le brouhaha des couloirs de nos collèges et de nos lycées les discours aux airs de propagande, les conversations conflictuelles, voire les prises à partie ou les injures à caractère antisémite, dont des chiffres exponentiels ne cessent de témoigner ?

Tel est le défi d’équilibriste, périlleux et impérieux, auquel nous nous retrouvons de fait confrontés, et non, je ne pense pas que nous puissions l’ignorer sans faillir à notre mission. Alors comment se tenir sur ce fil… ? D’abord en ne penchant surtout ni d’un côté ni de l’autre du gouffre de la polémique ; ensuite en restant, en bon funambule, bien droit dans son rôle d’enseignant : d’un côté, garder les remparts du sanctuaire de l’école, lieu inviolable du vivre ensemble, inaccessible en principe aux violences de la société, et de l’autre, instruire, former, en l’occurrence en initiant nos élèves à la collecte et au décryptage de l’information. Les CPE ne doivent donc pas être les seuls à rappeler les règles de vie commune : bien sûr nos élèves ont ensemble le droit de débattre – comment l’interdire d’ailleurs, quand nous ne cessons de leur en expliquer les vertus et la nécessité dans une démocratie saine ! –, mais pas de s’invectiver, encore moins de se violenter pour autant qu’ils ne seraient pas d’accord entre eux ; bien sûr ils ont droit à leurs opinions, mais il ne leur est pas permis d’en faire des étendards prosélytes, encore moins de s’appuyer dessus pour ostraciser ou stigmatiser d’autres camarades ; et bien sûr toutes les opinions exprimées dans ce cadre de bienveillante communication sont pareillement licites à l’école, mais cela ne signifie pas qu’elles soient toutes dignes d’être respectées, surtout si elles sont pauvrement étayées et documentées.

Du reste, il est important je crois de s’arrêter avec eux sur ce dernier point, et peut-être de saisir l’occasion opportune (bien que très importune !) qui nous est donnée là de rappeler à nos futurs concitoyens quelques principes essentiels à la formation d’un jugement éclairé : non un réseau social n’est pas une source d’information fiable, non, une vidéo Youtube en soi ne prouve en rien une chose qui ne serait pas par ailleurs corroborée par d’autres médias, non, un célèbre influenceur, même suivi par de fameuses personnalités, n’est pas forcément un analyste politique sérieux, et non, trois fois non, l’antisémitisme n’est pas une opinion politique, mais un délit ! Oui, une séquence verbale ou filmique peut être décontextualisée et manipulée afin d’en dénaturer le propos initial, oui, il faut parfois se méfier des images censées illustrer un événement car elles aussi peuvent être truquées, reprises d’un autre conflit, ou antérieures à ce qu’elles sont supposées montrer…

Autant d’évidences pour nous qui constituent maintenant un véritable fossé culturel, devenu abyssal à mesure que les réseaux sociaux le creusent en se multipliant, avec nos élèves. Un fossé de plus à combler entre leur génération et la nôtre. Un défi de plus pour les enseignants : qu’importe, nous sommes là pour ça.


Voir aussi toutes les Contributions, dans la Revue de presse Ecole : programmes dans Ecole (note de la rédaction CLR).


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