(Marianne, 16 jan. 25) 20 janvier 2025
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"Le Charlisme" : quand Daniel Schneidermann rallume l’accusation d’"islamophobie" contre "Charlie Hebdo"
Par Etienne Campion
Dans « Le Charlisme » (Seuil), paru ce 10 janvier, Daniel Schneidermann esquisse le fantasme d’un « bon Charlie » d’antan comme on fantasme le bon sauvage rousseauiste, pour mieux fustiger le « mauvais Charlie », corrompu par « l’islamophobie ». Entre nostalgie sélective et règlement de comptes, il amalgame dans un concept fourre-tout ses adversaires de la place de Paris au journal satirique. Au risque de lui recoller une cible sur le dos.
Sous-titrer son livre à destination de « ceux qui ont jadis aimé Charlie » laissait planer, dès l’abord, un parfum de malentendu. « Ceux qui » ? Et les autres, alors ? Ceux qui n’ont jamais aimé Charlie, ceux qui l’ont toujours aimé, et ceux qui n’en pensent rien ? Mais foin d’une dissection de sous-titre : il faut bien tenter, en parcourant ce mince opuscule intitulé Le Charlisme (Seuil), de ne pas conclure trop hâtivement que Daniel Schneidermann ne s’y adresse qu’à une poignée de convaincus – sinon qu’à lui-même.
Le bon Charlie de Schneidermann
Car on doit bien admettre, comme Schneidermann le reconnaît lui-même, qu’il a eu son Charlie. Et ce premier chapitre ne débutait pas si mal : l’ancien chef d’Arrêt sur images y livre sa « déferlante de larmes intimes » survenue le 7 janvier 2015, un « chagrin de boomer qui remonte d’on ne sait où », ainsi que sa passion pour Cabu et Wolinski. Rentrons doucement dans le raisonnement de Daniel Schneidermann : « Tout au long de l’écriture de ce texte, j’ai eu conscience de traiter un sujet incandescent. À chaque chapitre, j’ai éprouvé cette impression. Ce livre ne critiquera pas les morts du 7 janvier. Il ouvre un débat sur l’après. Dix ans après, réfléchir sur ce que j’appelle le “charlisme”. » Premier problème : au fil du livre, on découvre que le spectre du « mauvais Charlie » de Schneidermann ne se limite pas à l’après-attentat, mais s’étend également à l’avant. En somme, tout ce qui n’est pas son Charlie – le « bon » – devient sujet à critique, malgré la dénégation sur le mode « je ne vais pas toucher aux morts ».
Le « bon Charlie » de Schneidermann ? Avant d’exposer les vraies raisons (identitaires) de sa colère, les premières pages de Le Charlisme esquissent une variation contemporaine du bon sauvage rousseauiste, celui qui aurait su échapper à la corruption de la société et aux vicissitudes de la civilisation – qu’on va vite découvrir. « Imagine. Lecteur de Charlie, tu as hiberné quarante ans. Tu t’es endormi avec une bande de rigolos, qui grattaient chaque semaine des petits bonshommes lubriques dans un canard à feuilleter en cachette des profs », écrit-il. « Et soudain tu te réveilles en 2015, tu défiles en combattant de la liberté dans les rues de Paris, protégé sur les toits par les snipers du RAID avec tous les profs du pays, derrière François Hollande et Benyamin Netanyahou. Réalise : les flics, aujourd’hui, tu les embrasses ! »
C’est l’histoire de… ?
Outre le contentieux – sinon l’obsession – proche-oriental qui transparaît, et le fait qu’il paraît peu vraisemblable que les canardés aient envoyé un quelconque faire-part à « Bibi » après le 7 janvier 2015, on aurait envie de rappeler à Schneidermann que les membres de Charlie se seraient volontiers passés des « flics » si on ne les avait pas rafalés. Et que sa critique, articulée sur le mode « vous êtes ceci, vous n’êtes plus cela », relève du même non-sens que celui de regretter qu’un homme perde sa candeur d’enfant après avoir subi une tragédie. Mais poursuivons. « C’est l’histoire d’un combat contre toutes les censures de tous les puissants, qui mute en résistance acharnée contre un morceau de tissu sur la tête des adolescentes de banlieue. » Il suffisait de le dire.
Le voile, l’islam, l’islamisme – choisissez la sémantique qui vous sied, c’est là que se dessine la ligne de fracture. Et l’on entre dans le cœur du contentieux, au point de se demander ce que l’on tient vraiment entre les mains. Livre personnel ? Pamphlet provocateur ? Règlement de comptes ?
Le chroniqueur médiatique à la peau grisée par l’usure des rouages qu’il a si longuement disséqués ne pouvait ignorer qu’un livre critique, publié pour les dix ans d’un journal criblé de balles, porterait l’odeur d’une tentative de coup éditorial. Une réminiscence d’Emmanuel Todd et de son provocateur Qui est Charlie ?, une décennie après, pour qui la mobilisation était suspecte d’« islamophobie ». Et une manière pour Schneidermann, alors que toute l’attention est portée sur les victimes, de tirer la couverture médiatique à lui.
Une bible !
Sauf que l’estocade est si prévisible qu’on en bâille avant même d’effleurer la couverture. Tant affirmer que Charlie est devenu « islamophobe » – le mot forgé par les islamistes pour empêcher toute critique de l’islam – et rejouer, une fois encore, la scène usée des gauches irréconciliables relève d’un spectacle auquel on assiste déjà régulièrement, jusque dans les tweets hallucinés de Jean-Luc Mélenchon. Mais peut-être manquait-il une synthèse. Une bible. Une profession de foi. Bref, un idéologue pour noircir des pages, cramponné à son dogme comme Harpagon à sa cassette. Et on rebâille.
Résumons la thèse de Daniel Schneidermann avec ses propres mots, lorsqu’il la formule avec le plus de clarté : « Courage, sacrifice, émotion, acharnement de la vengeance : c’est avant tout à ce bouquet complexe que se reconnaît olfactivement le charlisme. À la différence du Printemps républicain, structuré en association en bonne et due forme, le charlisme ne délivre pas de cartes d’adhérent, n’a pas d’instances de gouvernance ni de statuts. Il reste d’autant plus gazeux et insaisissable qu’il ne cesse de muter, dans ses thèmes comme dans ses nombreuses tribunes. À la différence du Printemps républicain et a fortiori du RN, fondés eux aussi sur l’islamophobie, le charlisme ne se contente pas de bénéficier de l’extérieur du soutien idéologique d’importants médias français. »
Charlisme-chiendent
Résumons : on lit ici, tout à la fois, une sorte de libération psychologique par l’écriture (ô combien il est douloureux d’avoir aimé un objet que l’on déteste aujourd’hui) et un brûlot dirigé contre ses adversaires – Le Printemps républicain, Sophia Aram, Caroline Fourest… – rassemblés par le biais de la conceptualisation fourre-tout du « charlisme », amalgamant le tout.
Difficile de ne pas penser à Aurélien Bellanger et à la méthode de son roman Les derniers jours du Parti socialiste, qui, lui aussi, a récemment ajouté son écot puant et nécrophage à l’argument selon lequel Charlie serait devenu « islamophobe » et raciste. Et l’était déjà avant l’attentat. Preuve, s’il en fallait une, qu’à la gauche radicale – qu’il s’agisse de Schneidermann, l’ancien charliste, ou de Bellanger, l’ancien laïque – plus la cible ressemble à ce que l’on a été, plus on frappe fort. « Le charlisme gribouille tout haut ce que le Printemps républicain, et l’islamophobie politique, pensent tout bas, continue Schneidermann. Quand le Printemps républicain combat abstraitement le “communautarisme”, Charlie traduit par un imam enturbanné, ou une ado voilée. Quand le Printemps fustige “complicités avec l’islamisme”, Charlie traduit baisser culotte. ». Et tant pis si ce mouvement créé en 2016 pour défendre la laïcité après les attentats est en voie d’extinction et qu’il n’a rien à voir avec cette officine tireuse de ficelles que fantasme Schneidermann à la suite de Bellanger.
« Je ne parle pas du journal, ou de ce qu’il en reste, mais de sa prolifération extérieure, le charlisme-chiendent hors les murs, celui auquel est exposé le grand public. » Le charlisme-chiendent, en référence à cette plante envahissante qui colonise les espaces en étouffant les plantes alentour. Un concept qui permet à l’auteur d’amalgamer tous ses ennemis à un journal, précisément le jour de son funeste anniversaire. Tout en se drapant dans le courage : « Je titre mon livre sur Charlie, j’insulte "ce qu’il reste du journal", mais je ne touche pas à Charlie ! ». Dans les faits, ledit journal, lui, s’efforce de son côté de rester libre des injonctions post-7 octobre, comme ses journalistes nous l’ont récemment confié. Dans le collimateur de Schneidermann figure donc Caroline Fourest : « Aujourd’hui, la barbarie, c’est ceux qui, comme Caroline Fourest, relativisent les morts à Gaza. » Quel rapport avec Charlie, tant elle n’y a travaillé que de 2005 à 2009 ? « Elle a quitté Charlie, mais elle parle sur plusieurs chaînes, une sorte de speakerine officielle. » Soit. Mais alors, pourquoi ne pas s’en tenir à une chronique sur elle ?
L’épisode du licenciement de Guillaume Meurice pour « l’affaire du nazi sans prépuce » et son affrontement avec Sibyle Veil, présidente de Radio France, refait bien évidemment surface. Puis vient le procès de Sophia Aram, qui met en lumière, dans l’arrière-plan mental de Daniel Schneidermann, l’ampleur de la lame de fond traversant le débat public depuis le 7 octobre 2023. Mais pourquoi embarquer une rédaction entière dans cette controverse, comme si tous les chemins devaient inévitablement mener à Charlie ? Et comme si Charlie devait perpétuellement porter ce fardeau ? On en vient à se dire que Daniel Schneidermann aurait pu intituler son livre : Mes adversaires, pourquoi je les déteste.
L’islam et Israël font système
Pour gagner en concision, Schneidermann aurait peut-être dû aller droit au but dès le titre, en abordant directement les thèmes qui lui tiennent tant à cœur : l’islam et Israël. Entre deux éloges de l’esprit de Hara-Kiri – celui du « bon Charlie » –, le reproche principal qu’il adresse au Charlie de Philippe Val (dès 1992) est limpide : avoir basculé vers le « néoconservatisme », une évolution qui aurait transformé l’hebdomadaire, passant du « joyeux foutoir originel » à un « pseudo-Charlie islamo-obsédé ».
Sauf que la critique verse d’emblée dans une teinte de complotisme chic délirant. En bref, en critiquant les intégristes, Charlie critiquerait les barbares au nom de la supériorité de l’Occident. « Dans les caricatures de l’hebdo, le camp des barbares est facilement reconnaissable. De Kaboul à Téhéran, l’oppresseur masculin porte le turban et la kalachnikov. D’Alger à Creil, l’opprimée féminine porte le voile, par obligation bien entendu. Deuxième poussée en 2004, avec la loi sur le port du voile, interdisant les “signes religieux ostensibles” à l’école, où Charlie se révèle résolument anti-voile. » Mais Philippe Val a bon dos : il a quitté Charlie en 2009, avant que Charb ne prenne les rênes du journal. Était-ce alors Charb, l’« islamo-obsédé » ? Car ce que Schneidermann reproche surtout à Charlie, c’est d’avoir caricaturé l’islam. Comme les islamistes et leurs ambassadeurs les plus radicaux que sont les djihadistes, en somme ? Car qui oserait nier que dans le contexte post-attentat, ramener une fois de plus Charlie et sa rédaction à l’accusation d’« islamophobie » leur recolle pour quelque temps une bien sale cible sur le dos ?
Des critiques, il y en avait à formuler. Sur l’injonction à « être Charlie », sur la défense d’une liberté d’expression souvent invoquée sans qu’on sache toujours clairement ce qu’elle recouvre. Il y avait aussi matière à débattre de l’importance, ou non, du dessin de presse à notre époque, et de ce regard parfois infantilisant qu’on porte sur les dessinateurs, comme s’il fallait tout accepter de leur production au nom de la liberté d’expression. Tels ces enfants à qui l’on passe tout. Mais rien de tout cela ne semble animer le propos de Schneidermann. Oubliez la montée de l’islamisme conquérant dans les écoles, les attentats, les menaces, le djihadisme, les femmes voilées sous la contrainte. Oubliez aussi que les dessinateurs assassinés étaient des anars de gauche convaincus qu’il fallait moquer toutes les religions, avec ce courage teinté de naïveté à l’égard de l’une d’entre elles, qui les empêchait de voir que la critiquer leur coûterait infiniment plus cher que les autres. En somme, tout serait, grosso modo, de la faute de Charlie.
Les faits de Charlie, contre l’opinion de Schneidermann
Non, pour Schneidermann, ce n’est pas l’islamisme qui est obsédé par les mécréants et le voilement des femmes. Ce ne sont pas les intégristes qui font une fixette sur des dessinateurs armés d’un crayon. Non, c’est bien Charlie qui serait obsédé par les Arabes. Pis, il faudrait y voir une « dérive islamophobe ». Carrément. Et peu importe si, entre 2005 et le 7 janvier 2015, Charlie Hebdo a consacré 38 unes à la religion sur un total de 523, selon une étude publiée par deux sociologues dans Le Monde le 24 février 2015. Parmi elles, 7 étaient dédiées à l’islam, 21 au christianisme, et 10 à un mélange de plusieurs religions.
Peu importe, également, si l’histoire récente de Charlie démontre exactement l’inverse. Qu’il était possible de lire dans ses pages une dénonciation sans ambiguïté du drame humanitaire à Gaza. Citons, par exemple, le dessin de Foolz où une bombe israélienne déclare aux Palestiniens : « Modérez votre langage, je viens d’une démocratie. »
Un dessin qui a valu à certains journalistes du journal l’accusation d’antisémitisme – une accusation qui semble hanter Schneidermann. Peu importent ces faits. L’ivresse du manichéisme semble plus savoureuse pour lui, alors qu’il s’acharne à établir un parallèle obsessionnel entre Charlie et Israël, poussant jusqu’à une comparaison plus que douteuse entre des dessins satiriques et les bombes de Tsahal : « Le problème de la caricature, c’est qu’elle ne fait pas dans le détail. Comme la bombe larguée sur l’immeuble où se cachent deux terroristes du Hamas, elle souffle tout le quartier, femmes et enfants compris. Elle ne connaît pas la frappe ciblée. »
Ou bien celle-ci : « Depuis le début des bombardements israéliens à Gaza, les spécialistes estiment à 90 % le taux de morts collatéraux, c’est-à-dire de victimes sans lien avec la cible militaire. À titre de comparaison, une frappe ciblée à Beyrouth fait seulement 10 % de victimes collatérales. Si on classait les caricatures par ordre de victimes collatérales croissantes il me semble que celles de Riss détiendraient le record. » Sans compter le « point Valeurs actuelles » de rigueur : « Quelle image se font de Charlie Hebdo les trentenaires de gauche, antiracistes, qui l’ont découvert dans les années Val ? Un torchon belliqueux, au sujet duquel le débat principal consiste à savoir si son islamophobie est plus bête que haineuse, ou l’inverse. De ce point de vue là, rien ne distingue le dessin de Riss d’un dessin de Valeurs actuelles. Dur, de dessiner comme les racistes. »
Au fil des pages « géopolitiques » de l’ex-patron d’Arrêt sur images, transparaît une vision paternaliste qui amalgame Arabes, habitants du Sud, racisés et intégristes, comme si critiquer les extrémistes revenait à stigmatiser l’ensemble des citoyens des pays musulmans. Ignorant, ou feignant d’ignorer, que les intégristes sont souvent les premiers oppresseurs de ces populations. Et sans jamais admettre que le véritable « pouvoir » ou « puissant » dans ces pays, et parfois même en Europe, réside précisément dans l’islamisme intégriste.
Bien au contraire, c’est l’ultime reproche de Schneidermann au « charlisme » : être passé du côté du manche. Là encore, quiconque connaît un tant soit peu Charlie sait que l’hebdo n’a jamais eu pour habitude de baiser les pieds du Président. Mais peu importe : la tentation de tout amalgamer à ce qui se trouve à sa droite – spécialité d’une certaine gauche radicale adepte du « tout ce qui est à ma droite, du PS au RN, fait partie d’un gros paquet homogène que j’appelle extrême droite » – sert ici à nourrir une grande théorie auto-alimentée, mâtinée là encore d’une tournure d’esprit aux accents comploplo de la méchante laïcité : « L’ennemi n’est plus dans les palais officiels, d’autant que de Sarkozy en Valls, de Macron en Darmanin, le culte d’une "laïcité exigeante, la chasse au "séparatisme", au wokisme, à l’intersectionnalité, à l’"islamo-gauchisme", sont devenus les mantras de tous les gouvernements. » Tout est dans tout. Prêt à vaciller. En 2025. le fascisme est là. Les vilains qui voudraient arrêter de se faire massacrer ? C’est systémique. On frissonne. « Le pouvoir se charlise, et le charlisme se dissout dans le pouvoir », prophétise Schneidermann. Règle numéro un, après tout : quand on perd le débat d’idées, rappelez qu’il y a un grand complot contre vous.
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