Dominique Schnapper est sociologue et politologue, directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). 3 décembre 2014
"La transgression, louée dans l’univers virtuel, fausse la transmission des principes de citoyenneté.
La République se donne pour principe et pour valeur d’intégrer les hommes par la citoyenneté en dépassant toutes leurs diversités concrètes, en transcendant tous leurs particularismes. Elle entend faire vivre dans la même société politique des populations que distinguent, outre les âges et les sexes, les origines historiques, les croyances et les pratiques religieuses, les conditions sociales d’existence. Elle garantit à tous la liberté de rester fidèles à des collectivités historiques ou religieuses particulières dans l’espace privé, en leur assurant la liberté et l’égalité des droits civils, juridiques et politiques dans l’espace public. Il va de soi que ce principe ne peut être appliqué tel quel, mais il constitue une idée régulatrice.
Reste qu’affirmer le fondement de la citoyenneté ne suffit pas à constituer une communauté de citoyens. Il faut que, par l’action continue d’institutions, au sens large du terme, puissent se transmettre les manières d’être et de vivre ensemble qui caractérisent une collectivité historique et politique particulière.
C’est pourquoi l’école commune à tous est l’institution de la République par excellence. L’école n’est pas seulement chargée de préparer les enfants à exercer une activité professionnelle, elle doit former des citoyens qui partagent une culture commune, une même ambition politique fondée sur les mêmes valeurs. A l’image de la société politique, elle constitue un espace fictif, dans lequel les élèves, comme les citoyens, sont traités de manière égale, indépendamment de leurs caractéristiques familiales et sociales.
L’ordre de l’école est, comme celui de la citoyenneté, impersonnel et formel. Il doit former l’enfant à comprendre et à maîtriser l’impersonnalité de la société politique. C’est par l’école que peuvent se transmettre les valeurs, les connaissances et les pratiques qui permettent à des individus divers et inégaux de vivre ensemble - ce qui ne veut pas dire seulement cohabiter sans violence, mais échanger entre eux pour élaborer ensemble une vie commune dans laquelle chacun se sente reconnu.
Cette analyse ne peut qu’être confrontée à une réalité moins exaltante. C’est la remise en question de la transmission qui est au fondement de ce qu’on évoque comme la crise de l’école. La société démocratique tend à remettre radicalement en cause la légitimité de la tradition. Elle risque donc de remettre aussi radicalement en cause l’instance de transmission de la République.
Transmettre implique que certains veuillent léguer, fût-ce en la réinterprétant, une culture héritée, et que d’autres veuillent entendre ce qui vient du passé, qu’ils aient la volonté de s’inscrire dans un processus qui dépasse leur expérience immédiate. Or, l’enfant démocratique porte très tôt d’autres aspirations. La situation pédagogique est en tant que telle asymétrique – elle distingue ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, les adultes et les enfants – et cette asymétrie pose un défi à l’ethos démocratique.
La transmission suppose que soit reconnue l’autorité de la connaissance et de l’enseignant. Mais l’ambition de faire d’abord sa place à l’épanouissement de l’élève avant tout apprentissage – alors que toute obligation risque d’être qualifiée de " violence " éventuellement " symbolique " – entre directement en conflit avec l’objectif de transmettre le savoir et de diffuser des modèles de comportements communs à tous.
De plus, dans la vie publique, la médiatisation, l’immédiateté et la spectacularisation tendent à favoriser l’événement, l’immédiat, le surprenant, l’émotionnel, l’excessif et le scandaleux, plutôt que l’analyse de fond ou de structure, le nuancé, le distancé, le relatif, le contrôlé, le rationnel, en un mot, la vérité. Les analyses nuancées, la prise de distance d’avec l’émotion du moment au nom de la raison ennuient, alors que la transgression fascine. Et, comme tout le monde se donne le droit de transgresser les limites, la transgression doit toujours aller plus loin, être toujours plus transgressive.
Tout cela, bien connu, a pris un nouvel élan avec les nouvelles technologies. L’univers virtuel renforce l’immédiateté, avec tout ce qu’elle implique de non-réflexivité. De plus, c’est un univers sans contrôle social.
Or l’observation montre qu’il conduit à la licence plutôt qu’à la liberté. La détestation de l’autre, l’interprétation obsessionnelle des événements en termes de complot, la volonté de nuire s’y déploient. Le meilleur s’y exprime parfois, et, plus souvent, la haine et le mensonge. Il faudrait idéalement compter sur l’autocensure pour que l’univers virtuel devienne, ce qu’il pourrait être techniquement, un lieu de liberté. Mais on ne semble pas aller dans cette voie. Et pourtant il faut transmettre les valeurs de la République. Nous n’avons pas d’autre idée pour organiser humainement les sociétés humaines."
Lire aussi “Finkielkraut : « L’enfant gâté a succédé à l’homme cultivé »” (Libération, 26 jan. 08) (note du CLR).
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