(La Croix L’Hebdo, 21 oct. 23). Denis Peschanski, historien, directeur de recherche au CNRS. 21 octobre 2023
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Béatrice Bouniol
Lire "Denis Peschanski : « L’attentat d’Arras frappe un monde enseignant qui se sent abandonné »".
"Vous menez avec le neuropsychologue Francis Eustache depuis 2015 une étude transdisciplinaire sur la mémoire des attentats du 13-Novembre (memoire13novembre.fr). Comment réagissez-vous à l’attaque terroriste perpétrée vendredi 13 octobre à Arras, qui a coûté la vie à un professeur de français, Dominique Bernard ?
Nous travaillons sur la mémoire individuelle et collective des attentats du 13-Novembre. Pour cela, nous effectuons notamment des entretiens avec un millier de volontaires à plusieurs années d’écart – nous venons de terminer la troisième vague – et 180 d’entre eux, parmi les plus exposés, passent des tests neuropsychologiques.
L’une de nos premières observations, c’est la différence d’impact d’un attentat chez deux personnes qui l’ont pourtant vécu de manière similaire. Un an plus tard, une étude biomédicale permet de déceler un syndrome de stress post-traumatique chez l’une et pas chez l’autre. Les facteurs sont multiples mais l’existence d’un choc traumatique antérieur, que l’événement vient réveiller, est déterminante. C’est ce qui explique qu’en 2015 des personnes à distance de l’attentat ont pu développer des pathologies propres, et même parfois un trouble de stress post-traumatique. Et c’est ce qui est à craindre avec l’attaque d’Arras : l’effet de réplique qu’elle peut avoir chez tous ceux qui ont déjà été traumatisés.
Cette réplique est-elle particulièrement ressentie dans le monde enseignant, frappé il y a tout juste trois ans avec le meurtre de Samuel Paty ?
Le phénomène de réplique est d’autant plus fort qu’il y a une répétition du modus operandi, de la cible et du contexte – un islamisme radical qui vise l’école comme lieu de transmission mais aussi pilier de la République. Cependant, un autre élément doit être pris en compte : la fragilité dans laquelle se trouve actuellement le monde enseignant, où domine le sentiment de ne pas être pris en compte et de ne pas disposer de moyens suffisants. À commencer par ceux dédiés au soutien psychologique et médical, rempart contre toutes les formes de violences.
Les difficultés de recrutement témoignent de ce malaise, mais les études sur la mémoire des attentats peuvent aussi l’éclairer. En janvier 2023, dans l’étude Crédoc que nous conduisons [1], les sondés n’étaient que 3 % à citer le meurtre de Samuel Paty parmi les trois attentats qui les ont le plus marqués, en France et à l’étranger. Ce chiffre en diminution (ils étaient 8 % en 2021) ne doit pas être lu comme une forme d’oubli, tant l’ampleur de l’attaque n’est pas comparable aux événements cités (les attentats de 2015 et ceux du 11-Septembre aux États-Unis).
Pour autant, le sentiment d’abandon que redouble cette mémoire sélective n’est pas à négliger. À partir du moment où un événement traumatique s’inscrit dans la mémoire individuelle sans être relayé par la mémoire collective, il y a une sorte de double peine pour les victimes qui accentue les pathologies. Dans le monde scolaire aujourd’hui, cela peut renforcer le sentiment que le meurtre de Samuel Paty n’a en fait rien changé.
Les enseignants doivent, dans les heures qui suivent, trouver les mots pour aider leurs élèves à contextualiser l’événement. Est-ce une pression supplémentaire ?
Nous l’avons constaté dans nos études, toute forme d’investissement pour le mieux-être des personnes fragilisées par l’événement, en l’occurrence des enfants ou adolescents, est un facteur de résilience. Ce fut notamment le cas des « premières lignes » lors des attentats du 13-Novembre : le fait d’intervenir tout de suite, comme de s’investir et de ne pas s’isoler, aide à la reconstruction. De la même façon, pour un professeur, remplir sa mission auprès de ses élèves peut contribuer au dépassement ses propres angoisses.
Au-delà du monde scolaire, quelle peut être la réaction de la société française ?
Dans l’étude Crédoc, 57 % des sondés citaient les attentats du 13-Novembre parmi les trois attentats qui les ont le plus marqués en France et dans le monde (ils n’étaient que 45 % en 2021, ce qui montre le fort impact du procès). Venaient ensuite les attentats de janvier 2015, stables autour de 40 %, et celui du 11-Septembre aux États-Unis.
Comment la société française a-t-elle réagi à ces attentats ? En janvier 2015, une manifestation d’ampleur mobilisait les valeurs de la République française au nom de « l’autre », journaliste et, dans une moindre mesure, juif, policier. En novembre 2015, sans manifestation, ces mêmes valeurs étaient revendiquées au nom de l’ensemble des citoyens, tous potentiellement visés. L’assassinat de Samuel Paty, et aujourd’hui de Dominique Bernard, réunit ces deux réactions : les mêmes valeurs sont toujours proclamées, à la fois au nom de l’autre, le professeur, mais aussi de tous, les élèves étant aussi victimes directes ou indirectes par le choc psychologique ressenti.
Dans quel contexte cette attaque intervient-elle ?
Cette attaque frappe une société profondément fracturée. Sur le plan politique, elle peut terriblement amplifier le phénomène déjà enregistré par la dernière étude du Cevipof [2], qui a souligné l’évolution parallèle de l’image du Rassemblement national, en constante amélioration, et de La France insoumise, jugée dangereuse pour la démocratie par la moitié des Français.
Elle intervient aussi dans un contexte d’accès massif à de pseudo-informations sur les réseaux sociaux, qui entretient un climat de crise. Sous couvert d’horizontalité, chacun se trouve habilité à donner son avis et à relayer des images – dont la plupart émanent, de manière très verticale, d’extrémistes, de terroristes et de complotistes qui les diffusent comme des armes. Ces images, incessantes et décontextualisées, enclenchent deux mécanismes parallèles, présents lors d’un stress post-traumatique : le ressassement et l’évitement.
Le ressassement, entretenu également par l’information en continu, nous place tous en attente des prochaines images. Au-delà de ce qui est montré, c’est l’influence de ce mode de diffusion en boucle qui devrait être interrogée. L’évitement, qui amène les victimes à éviter tout lieu de sociabilisation et à s’isoler, et que reproduisent de plus en plus de citoyens face à l’intrusion de ces images, est tout aussi négatif pour la vie démocratique. Ce sont aujourd’hui des défis politiques majeurs."
Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
Voir les mentions légales