Note de lecture

Contre les intégrismes, le bouclier laïque

par Philippe Foussier 17 février 2017

Caroline Fourest, Génie de la laïcité, Grasset, 330 p., 20 e
Joseph Macé-Scaron, L’horreur religieuse, Plon, 198 p., 15, 90 e
Gilles Kepel, La Fracture, Gallimard, 280 p., 19 e
Gabriel Martinez-Gros, Fascination du djihad, PUF, 102 p., 12 e
Charles Coutel & Jean-Pierre Dubois, Vous avez dit laïcité ?, Cerf, 190 p., 20 e

Plusieurs ouvrages ont paru ces dernières semaines qui interrogent encore et toujours la laïcité, une laïcité qui n’en finit pas de subir des attaques tant de la part de ses vrais ennemis que de ses faux amis. Caroline Fourest, Joseph Macé-Scaron, Gilles Kepel, Gabriel Martinez-Gros, Charles Coutel et Jean-Pierre Dubois viennent les uns et les autres nous en rappeler l’importance en ces temps de résurgence foudroyante – et parfois meurtrière – des intégrismes.

Dans son dernier ouvrage, Caroline Fourest livre des éclairages précieux qui témoignent d’une volonté toujours confirmée de précision et de rigueur. Elle propose une lecture historique de la laïcité qu’on lira avec attention tant elle est à la fois concise et éloquente. Elle s’intéresse aussi beaucoup au rapport qu’entretiennent les Etats-Unis avec ce concept, un développement rarement lu sous d’autres plumes, et démontre comment est menée une véritable bataille culturelle contre la France, avec une administration américaine qui n’hésite pas à instrumentaliser certains mouvements extrémistes au service de ses ambitions. Mais l’essayiste revient aussi sur le contexte né de la succession d’attentats revendiqués par les islamistes : « On aurait pu penser que la furie djihadiste sonnerait le réveil de la raison. C’est le contraire », constate-t-elle. Car en effet, « la laïcité n’a tué personne et nous protège tous, les croyants comme les déistes ou les athées. C’est l’une des utopies les plus généreuses, les plus fraternelles et le plus brillantes imaginées ces derniers siècles. Pourquoi l’assiéger au moment où des fanatiques, ses ennemis de toujours, la désignent comme cible ? ». En féministe conséquente, elle continue à interroger un mystère que personne n’a jusqu’à présent éclairci : pourquoi « imposer le voile aux femmes en signe de « pudeur » et de soumission au lieu de demander aux hommes de contenir leurs pulsions ? ». Les pages consacrées à la laïcité conçue par Nicolas Sarkozy ou le Front national méritent elles aussi la lecture, car éminemment précises et très documentées. Caroline Fourest rappelle ainsi opportunément la façon dont le Front national s’était déchainé contre la loi interdisant les signes religieux à l’école, finalement votée à la quasi-unanimité du Parlement en mars 2004. Pour en savoir plus sur « le vrai visage et la vraie histoire du FN » quant à la laïcité, ces pages s’imposent. Pour ceux qui en douteraient – mais ils semblent se multiplier, pas seulement à l’extrême droite de l’échiquier politique – Caroline Fourest démontre que le hold-up du FN sur le concept ne résiste pas une minute à la démonstration de cette usurpation. Il en est toutefois qui feignent de croire en sa véracité pour mieux attaquer la laïcité : après les vrais ennemis, les faux amis… La fondatrice de la revue Prochoix explique aussi comment, désormais, de plus en plus de militants de la laïcité ne peuvent même plus tenir de réunions publiques tandis que des rassemblements intégristes réunissant des milliers de personnes abreuvés de discours de haine et d’incitation à la violence peuvent se dérouler sans encombre. Elle démontre aussi, chiffres et preuves à l’appui, qu’un financement public de l’islam est non seulement inutile mais inepte, sauf à revenir à une logique concordataire à laquelle la loi de 1905 avait précisément mis un terme. Elle n’en appelle pas moins aux débats sur la laïcité, sachant que « la seule ligne rouge, inadmissible, consiste à nier le danger, voire à l’inverser, en faisant croire qu’il vient des laïques et non des fanatiques ». En conclusion, Caroline Fourest prévient avec gravité : « Ces manipulations peuvent tuer. Nous et un équilibre centenaire. Si celui-ci meurt, nous n’en retrouverons pas d’autre. Au rythme ou frappent les attentats, ce sera la laïcité ou le fascisme. Plus on délaisse la laïcité, plus l’alternative identitaire et son populisme xénophobe ont de chances de mettre le feu à l’Europe ».

Les obscurantismes encensés

Autre lecture fort utile dans ce contexte de pression religieuse intense, le livre que propose Joseph Macé-Scaron, effaré par l’horreur religieuse qui s’insinue partout : « Les Français qui avaient mis près de trois siècles à secouer les chaines qui les liaient aux croyances les plus baroques et aux superstitions les plus détestables se sont aperçus en se retournant qu’une grande partie de leurs élites avait esquivé le combat pour adopter une paix bâclée. Aucune armée ne les assiégeait mais nos importants ont cédé leurs places fortes les unes après les autres ». Le journaliste accuse les responsables publics : « Vous avez bien capitulé, vous vous êtes rendus, vous vous êtes aplatis comme des limandes (…). Comme si l’essentiel était de ne pas froisser, de ne pas injurier l’avenir, comme si nous pouvions nous construire un futur avec ceux qui ne rêvent que de nous replonger dans les ténèbres du passé ». Macé-Scaron ne date pas de ces dernières années ces reculs répétés : « Les idéaux des Lumières dont on s’est acharné à faire le procès depuis des décennies sont taxés d’obscurantisme et les obscurantismes élevés au rang de phares de la pensée ». Cette invraisemblable inversion des rôles a ensuite préparé le terrain à ceux qui en 2015 nous expliquaient que « ce ne sont pas des djihadistes qui ont abattu en janvier 17 personnes de sang-froid mais des « victimes » ». Le journaliste, lui aussi, documente son propos et livre de multiples exemples pour étayer sa démonstration de cette recrudescence de l’horreur religieuse : « Comment ne serait-on pas saisi de vertige en regardant la formidable régression qui nous frappe ? La religion désormais porte en elle le fanatisme, l’obscurantisme, le dogmatisme comme la nuée porte l’orage ». Il met en exergue les alertes du philosophe Abdennour Bidar s’adressant au monde musulman : « Les racines de ce mal qui te vole aujourd’hui ton visage sont en toi-même, le monstre est sorti de ton propre ventre – et il en surgira autant d’autres monstres pires encore que celui-ci tant que tu tarderas à admettre ta maladie pour attaquer enfin cette racine du mal ! » [1]. Mais le phénomène n’est pas circonscrit à l’islam… Comme le relève l’auteur, « la religion est partout, s’immisce partout et prend un malin plaisir à polluer notre quotidien et se faufiler dans les replis de notre intimité de l’enfance à la mort ». Il souligne avec tristesse comment désormais on qualifie banalement les enfants selon leurs religions et regrette son enfance : « Il s’agissait de la religion de nos parents ou de nos grands-parents, d’une affaire d’adultes dans laquelle nous n’avions pas à intervenir ». Effrayé par tant de complaisance vis-à-vis de régressions toutes les plus intenses les unes que les autres, Macé-Scaron interroge : « Qu’est-ce que les religions contemporaines ont produit de « respectable » ces dernières décennies ? Quel courant de pensée, quelle école d’architecture, de peinture, quel mouvement littéraire ? ». Même si la tonalité de ce livre parait bien souvent désespérée, son auteur l’assure : il veut montrer « que nous pouvons encore choisir de ne pas revenir dans cette longue nuit historique et retrouver les chemin des Lumières ».

Le précédent d’Oradour

Avec son dernier livre, qui compile chroniques radiophoniques et textes inédits, l’universitaire Gilles Kepel signe là son vingtième opus consacré à l’islam. Un islam qu’il est allé explorer au Moyen-Orient comme dans les banlieues françaises. Et prévient : « Deux forces de désintégration sont aujourd’hui à l’oeuvre dans la société française : d’un côté les mouvement communautaristes qui font prévaloir l’appartenance religieuse et ses marqueurs sur le territoire et dans l’espace public, considérant la nation comme un instrument au service d’un idéal distinct et la qualité de Français comme la simple résultante d’un passeport et d’avantages sociaux ; de l’autre, une conception identitaire et étroite de la France, dont le fonds reste ethno-racial et xénophobe ». Car pour Kepel, ces deux mouvements s’alimentent l’un l’autre. Et il invite à ne pas négliger l’impact des attentats sur la conscience collective, évoquant notamment l’attaque « coordonnée du 13 novembre, le pire massacre de masse commis à ce jour sur le territoire français depuis celui d’Oradour-sur-Glane ». Mais ces phénomènes de terrorisme ne se sont pas produits sans qu’un terreau ne vienne alimenter et encourager cette radicalisation. « Par rapport à ce que j’avais observé dans mon livre Les Banlieues de l’islam, paru en 1987, les marqueurs de la salafisation dans un certain nombre de quartiers, qui existaient à peine à l‘époque, sont omniprésents aujourd’hui ». Kepel met lui aussi en cause les responsables publics : « Certains élus municipaux le dénient, préférant voir dans le salafisme du lien communautaire et de la paix sociale ». Le directeur de la chaire Moyen-Orient-Méditerranée à l’Ecole normale supérieure l’assure, qui s’est plongé dans la littérature produite par l’Etat islamique : « Daesch entend mettre en oeuvre l’avènement du « califat » en France et en Europe. Des élus de la nation aux fonctionnaires de tous ordres en passant par les journalistes, artistes ou enseignants, c’est la classe moyenne entière qu’il s’agit d’exterminer, depuis les instituteurs jusqu’aux préfets ». Des documents destinés aux djihadistes datant de 2005 détaillent les stratégies à mettre en oeuvre. Kepel livre aussi une interprétation éclairante de l’épisode du burkini, qui a suscité des polémiques peu propices à une analyse rigoureuse à l’été 2016 : « L’enjeu n’est autre, comme lors de la guerre d’usure du hidjab à l’école entre 1989 et 2004, que la mainmise communautaire sur les musulmans de France ». Le spécialiste de l’islam invite sur ce sujet comme sur d’autres à faire preuve de recul et de raison : « La cristallisation sur la lutte contre « l’islamophobie » autour du modeste enjeu que représente le burkini au regard des 239 morts en une année et demi permet de sortir de ce dilemme et de retourner l’accusation contre la France « islamophobe », occultant ainsi le djihadisme et en renversant le stigmate ».

Indulgence à géométrie variable

Professeur d’histoire de l’islam médiéval, spécialiste d’al-Andalus et de la pensée d’Ibn Khaldûn, Gabriel Martinez-Gros propose de son côté un petit opus très savant sur l’histoire de cette religion et sur la Fascination du djihad. Il alterne éclairages historiques et plongées dans l’actualité, soulignant cette volonté de « disculper l’islam de toute implication dans la violence du djihadisme » dont font preuve les compagnons de route de cette idéologie mortifère. L’historien poursuit dans un implacable parallèle : « Ce choix de l’islam, effectué par des millions de militants dans le monde, n’est ni fortuit ni superficiel. Tout étudiant en sciences humaines sait – ou devrait savoir – qu’il est impossible d’analyser un phénomène – ethnologique, sociologique, historique – hors des mots dans lesquels il se donne. Imagine-t-on d’analyser le nazisme comme on prétend aujourd’hui analyser le djihadisme, en détachant sa « base sociale » de son « propos idéologique » ? On en conclurait que les nazis furent des ouvriers malchanceux, des petits commerçants ruinés par la crise, des intellectuels au chômage, des ratés du système capitaliste… La guerre mondiale, la hiérarchie des races, l’extermination des juifs ? Mais de quoi parlez-vous ? Simple habillage infantile d’une violence de déshérités ». Abordant avec moult exemples la question de la victimisation postcoloniale de cette religion, Martinez-Gros relève que « l’hostilité à l’Islam a été anathémisée par le tiers-mondisme français, en même temps que sa menace est partout débusquée sous le nom d’« islamophobie ». Le tiers-mondisme s’enracine en effet dans la décolonisation. Il doit donc se convaincre, pour exister, que le danger de la colonisation est toujours vivant, ou encore que la guerre d’Algérie n’est pas finie ». L’islamologue revient aussi sur les parallèles entre des courants qui s’illustrent par nombre de points communs : « L’idéologie islamiste prégnante dans nos banlieues, que toute l’histoire de l’Occident conduirait à classer à l’extrême droite, jouit de l’indulgence du consensus impérial en général et de la gauche en particulier, qui ne veut voir que des problèmes sociaux là où éclate l’évidence d’un choix politique. Le paradoxe veut que ce même consensus, et cette même gauche, s’alarment d’une extrême droite populiste, dont le programme ne comporte pourtant aucune des condamnations radicales des fondements de l’Occident – en particulier la souveraineté du peuple, l’abolition de l’esclavage ou de la polygamie ou l’égalité des sexes – que les djihadistes proclament très ouvertement ». Il est vrai qu’une grande partie de la gauche française s’est illustrée au cours du siècle précédent pour son indulgence vis-à-vis de certaines formes de totalitarismes [2]. Bis repetita placent…

République et projet commun

Comment sortir de cet étau dans lequel nous enferment les intégrismes religieux d’un côté et l’extrême droite de l’autre ? Charles Coutel et Jean-Pierre Dubois proposent quelques pistes dans une controverse stimulante sur la laïcité. Universitaires l’un comme l’autre, le premier est spécialisé en philosophie du droit et dirige l’Institut d’étude des faits religieux, le second est professeur de droit public et président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme. Mais Dubois prévient avec pertinence : « Je ne crois absolument pas que la laïcité soit essentiellement une affaire de juristes. C’est avant tout une dynamique, politique au sens culturel du terme, au sens du mouvement des idées et des esprits, et c’est un projet ». Les deux auteurs explorent tous les débats contemporains sur la laïcité et décortiquent leurs désaccords avec brio et profondeur, faisant émerger souvent des convergences, sur lesquelles il convient plutôt de s’appuyer face aux ennemis de la laïcité. Ils démontent avec aisance la supercherie selon laquelle le Front national serait désormais laïque. « L’extrême droite se garde bien, par exemple, de relier laïcité et égalité, ou encore laïcité et solidarité. Le mot fraternité devient chez eux un pur ornement rhétorique », observe ainsi Coutel. Nos deux juristes et militants laïques se retrouvent aussi sans peine pour pointer la responsabilité des pouvoirs publics dans la progression de l’intégrisme. « Les ghettos dans les banlieues, ce ne sont pas les imams qui les ont construits, mais des élus locaux et des promoteurs », tranche Dubois, tandis que Coutel dénonce les « complaisances électoralistes et les dérives communautaristes de certaines municipalités ». « Un esprit munichois menace devant l’offensive salafiste actuelle », souligne ce dernier, qui nous enjoint à « sortir rapidement du sommeil sociologiste et décliniste qui nous anesthésie et nous démobilise ». Un constat que partage Dubois : « Le drame que nous vivons, c’est que les gens qui défendent les valeurs auxquelles nous croyons quand on est laïque ou universaliste sont moins portés à se mobiliser, s’engagent moins, et ont un peu tendance à attendre de la police qu’elle fasse le travail du citoyen ». Le même rappelle aussi opportunément que « contrairement à ce que l’on raconte, le groupe de travail qu’animaient René Cassin et Eleanor Roosevelt pour préparer la Déclaration universelle des droits de l’Homme n’avait rien de proprement occidental : on y trouvait un Chinois, un Libanais, un Argentin, etc. ». Dubois et Coutel se retrouvent aussi pour dessiner un avenir qui ne soit pas celui du triomphe du fanatisme religieux ou du populisme extrémiste. « Ce qui permet de dépasser les tensions potentiellement « identitaires » dans une société, c’est un projet commun, le rêve d’avenir partagé dont parlait Renan. Telle était la doctrine républicaine du progrès par la raison et la fraternité », rappelle Dubois. Ce que Coutel dit d’une autre manière mais avec finalement la même ambition : « En 2015-2016, les djihadistes sont allés au bout de la haine mais les républicains ne sont pas encore allés au bout de l’amour de la République ».

Philippe Foussier


Ce texte est paru dans Humanisme n°314, fév. 2017 (note du CLR).

Lire aussi les notes de lecture C. Fourest : Face à la revanche de l’intégrisme, J. Macé-Scaron : La religion, un totalitarisme réussi ? et C. Coutel et J.-P. Dubois : Eloge de la controverse par Patrick Kessel (note du CLR).


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