Contribution

Construire une politique de la culture scientifique, un combat laïque (V. Tournay, 16 juil. 18)

par Virginie Tournay, directrice de recherche au CNRS, membre du Comité Laïcité République. 16 juillet 2018

Titulaire d’un doctorat en science politique de l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne (2005) et d’un DEA de biologie cellulaire de l’université Paris V René Descartes (1998), Virginie Tournay est directrice de recherche du CNRS. Elle est membre du centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) depuis 2013. Elle est maître de conférence à l’Institut d’Études Politiques de Paris depuis 2016, animant notamment un séminaire sur les choix éthiques et décisionnels.

« La culture ne s’hérite pas, elle se conquiert (…) Ce qui doit nous unir est l’objet de cette conquête. » Prononcée à différentes reprises par André Malraux, cette formule soulève le problème de l’accessibilité des œuvres culturelles au plus grand nombre ainsi que la transmission d’un langage et de valeurs partagées. Mais au-delà des enjeux liés à l’intégration des patrimoines dans l’histoire des civilisations, la culture est avant tout une affaire de volonté. Elle sous-tend une idée dynamique où s’expriment les principes de l’émancipation humaine. En d’autres termes, il n’y a pas d’hommes cultivés mais que des hommes qui se cultivent. Peu importe d’où l’on vient ou d’où l’on part, il s’agit d’un processus individuel et collectif de dépassement critique qui rend possible toute création humaine. Il vise l’universel en permettant à toute personne de maitriser son devenir et en faisant de l’aventure humaine, une aventure culturelle caractérisée par la dynamique de connaissance des arts et des techniques.

C’est en étant dépositaire de l’intérêt commun qu’elle se trouve au fondement de l’esprit républicain. Dans cette acception émancipatrice, la culture s’écrit au singulier. Elle est assumée, elle se forge et se conquiert sans retenue ni conditions d’accès. Elle prend sa source dans le combat des Lumières contre l’obscurantisme, c’est-à-dire dans la formation « d’une classe d’hommes moins occupés encore de découvrir ou d’approfondir la vérité, que de la répandre » comme en témoigne Condorcet dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain.

La culture scientifique procède de cette droite ligne émancipatrice. Elle n’est pas un domaine figé qui résulterait d’une accumulation graduelle de découvertes, ensuite exposées dans les musées d’histoire naturelle ou mises en scène dans les centres de science. C’est une médiation active. Son approche consiste toujours à comprendre la synthèse provisoire entre le monde naturel et sa mathématisation. Cela revient à placer la démarche scientifique au cœur de cette culture. Envisager le monde empirique sans recourir à une vérité absolue métaphysique ou divine est ce qui rend la culture scientifique transgressive et psychologiquement inconfortable.
En effet, l’acharnement de l’Inquisition romaine sur Galilée ne découle pas uniquement de sa défense du système cosmologique héliocentrique mais surtout de la démonstration expérimentale de cette vérité à l’aide d’un télescope. Sa condamnation publique est avant tout la conséquence d’avoir révélé la méthode expérimentale au fondement des sciences modernes. Il montre que le monde peut se comprendre de façon immanente. Aussi, le développement d’une pensée scientifique vivante est constitutivement indissociable du mouvement de sécularisation humaniste ayant permis l’autonomisation de la science, de la politique et de l’esthétique. Elle ne peut pas se limiter à un état de la connaissance à un moment donné mais en constitue une médiation active.
C’est pourquoi tous les lieux de la culture scientifique, technique et industrielle incarnent à la fois la perfectibilité humaine et constituent le ciment de notre commune humanité. Incendier les lieux de savoirs c’est donc brûler les hommes, détruire l’histoire et mettre à néant tout devenir. Il n’y a donc rien d’étonnant de retrouver à l’origine des autodafés la barbarie nazie, celle des talibans ou des djihadistes. Plus étonnant en revanche la faible couverture médiatique de l’incendie à la Casemate en novembre dernier, premier centre de la culture scientifique technique et industrielle créé en France en 1979 [1]. Très inquiétantes les récentes scènes de violence nantaises avec deux bibliothèques parties en fumée…

La mise en œuvre d’une politique efficace de la culture scientifique rencontre un premier défi : celui de la vigilance culturelle. En effet, la sortie politique du religieux nécessite une vigilance culturelle d’autant plus grande qu’elle n’est jamais définitivement acquise. On le vérifie avec l’actualité parlementaire puisque les associations religieuses ne sont dorénavant plus considérées comme des lobbys. La nécessité de maintenir le religieux hors de la vie politique s’accompagne structurellement d’un mouvement contraire, comme l’a souligné Marcel Gauchet, c’est-à-dire d’une résurgence des fondamentalismes visant à replacer la religion en clef de voute de l’organisation sociale.
Cette vulnérabilité s’articule à l’affirmation des valeurs liées à la postmodernité depuis ces dernières quarante années, et en particulier à sa vulgate relativiste, laquelle est manifeste dans l’ensemble des secteurs de la société. Le résultat est un affaiblissement de la pensée moderne issue de l’humanisme des Lumières. Les symptômes vont de l’affirmation d’un identitarisme culturel exacerbé à des formes violentes de religiosité radicale et/ou de radicalisation religieuse.
S’accentue ainsi une communautarisation de notre société où la culture scientifique se trouve malmenée dès les premières années de scolarité. En effet, le statut épistémologique des savoirs enseignés est remis en cause et des revendications visant à placer fait religieux et vérité scientifique sur un plan d’égalité se multiplient : la vérité scientifique serait une croyance comme une autre.

L’efficacité d’une politique de la culture scientifique nous confronte à un deuxième défi, de nature épistémologique : la culture scientifique est d’autant plus menacée aujourd’hui qu’elle doit être distinguée des autres univers culturels. Par exemple, personne ne remettra en doute que la coexistence de plusieurs cultures musicales enrichit la diversité des collectivités humaines. Ces univers culturels sont directement tributaires de la façon dont les communautés de citoyens construisent leur rapport aux arts.
En revanche, les savoirs de la science relèvent de l’universel car la méthode scientifique s’appuie sur la reproductibilité des expériences et sur la possibilité pour toute proposition scientifique d’être réfutée par de nouvelles observations entrant en contradiction avec celle-ci. La culture scientifique n’est donc pas un secteur culturel comme un autre puisque son mode de validation définit la délimitation avec les énoncés qui ne relèvent pas de la science. Cette culture nous est ainsi commune et ses savoirs ne peuvent pas être dépendants de l’interprétation qu’en font les communautés.
Mais c’est au sein de la médiation des savoirs que la culture scientifique peut renouer avec ce qui en fait une esthétique singulière. Aussi, les médiateurs de la science doivent relever le double défi d’être à la fois des artistes et des artisans. Le pari est difficile mais extrêmement stimulant. Parce qu’elle suscite autant l’intelligence que les sens, la médiation des principes scientifiques et des trouvailles technologiques doit s’adapter aux différents segments de la population et niveaux d’apprentissage. La médiation scientifique est donc un art, elle est également une science à part entière. Cela suppose de trouver une façon d’articuler l’expertise des scientifiques à celle du monde de la culture scientifique, technique et industrielle. Les deux se complètent mais ne sont pas assimilables.

L’établissement d’une politique de la culture scientifique est confronté à un troisième défi, de nature communicationnel. Il prend de l’ampleur depuis ces quinze dernières années avec le développement d’internet qui constitue par ailleurs un formidable outil d’accès aux savoirs. La dérégulation du marché de l’information amplifie l’expression des particularismes et des pseudo-vérités répandus dans les réseaux sociaux.
La confusion entretenue entre savoir et opinion dans les espaces numériques entraîne dès lors une profonde défiance de l’opinion publique à l’égard du travail scientifique. Mais paradoxalement, le rejet de la science par certaines populations radicalisées n’est pas incompatible avec un usage social compulsif des nouvelles technologies numériques. Si bien que la part des choses entre les convictions militantes et la démonstration scientifique reste difficile à délimiter pour celui qui n’est pas expert du domaine.
Ainsi, les mises en scène autour de travaux expérimentaux dénués de rigueur scientifique et à visée sensationnaliste, comme l’étude toxicologique Séralini, ont noyé dans la cacophonie médiatique les faiblesses méthodologiques relevées par la très grande majorité des instances scientifiques, réglementaires et des associations savantes. Cet emballement a entrainé un contrôle plus strict des OGM de la part du gouvernement avant même que les experts aient pu se prononcer sur la fiabilité de l’étude (Le Figaro du 4 juillet rappelle ce contexte [2]). Sept ans auront été nécessaires pour que cette contrefaçon de démonstration expérimentale commence à être battue en brèche dans les représentations collectives.

En raison de sa tradition républicaine et de son universalisme, la culture scientifique devrait être considérée d’emblée comme une affaire d’État susceptible de s’organiser en service public, tout comme nous disposons d’un accès à l’eau et à l’électricité. Elle est consubstantielle à l’esprit laïque puisque son expression doit rester indépendante de toute conviction religieuse.
Construire les leviers d’une politique cohérente et intégrée de culture scientifique est un sujet d’une actualité grave qui soulève de nombreux défis. Envisager la culture scientifique comme une affaire d’État suppose une coopération de l’ensemble des acteurs du champ de la culture scientifique, technique et industrielle. C’est à travers la mise en place d’une telle politique que l’État peut marquer au mieux sa responsabilité.
Mais attention, responsabilité ne veut pas dire instituer une futurologie ou, en d’autres termes, anticiper ce qui ne peut pas l’être. Face à la perte des valeurs humanistes et à la fragmentation des identités, il peut être tentant de concevoir l’État comme unique garant de l’orthodoxie culturelle et des développements technologiques. Cette tentation est malheureusement présente.
Quand Etienne Klein souligne que l’on ne parle plus aujourd’hui de progrès mais d’innovation avec ce principe que l’État républicain devrait nécessairement anticiper les développements et prévoir tous les risques associés à l’innovation, il faut s’interroger. Dans quelle mesure certaines controverses scientifiques médiatisées comme l’affaire Séralini ou l’exigence du risque zéro (qui est une impossibilité sociale mais aussi épistémologique) ne sont-elles pas les marques d’une insécurité culturelle ? L’État a t-il en charge la conduite magique qui nous permettrait de lui demander de tout prévoir, de tout prédire ? Comment tracer la frontière entre les interrogations légitimes émanant de l’opinion publique dont l’expression se situe au fondement de toute démocratie, et les demandes précautionnistes qui sont adressées à nos gouvernants ? Ce constat renvoie à chacun la responsabilité tant morale que politique de lutter contre l’insécurité culturelle qui gagne la société.


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