Conférence-débat organisée par le CLR à l’Assemblée nationale

Conférence-débat pour le centenaire de la Loi de 1905 (17 nov. 05) : discours de M. Jean-Louis Debré

Président de l’Assemblée nationale 2006

Dans quelques jours la loi de séparation des Églises et de l’État aura cent ans.

Au fur et à mesure que l’on se rapproche de cette échéance, se multiplient les commémorations de toutes sortes : colloques, expositions, bientôt émission d’un timbre poste, même un film puisque j’ai autorisé, l’été dernier, un tournage sur le sujet dans l’hémicycle. Il sera diffusé dans quelques jours. Je vais adresser prochainement la réédition du rapport d’Aristide Briand aux députés, aux sénateurs et aux maires de France.

Ces manifestations sont intéressantes, sympathiques. Elles ont une forte valeur pédagogique. Elles permettent, notamment aux plus jeunes, de découvrir, une page de notre histoire et de réfléchir aux principes qui sous-tendent la loi de 1905.

Cependant, la multiplication de ces célébrations me paraît recéler un danger, celui de ranger la laïcité parmi les éléments de notre patrimoine historique, au même titre que nos cathédrales, les vieilles pierres ou nos anciens monarques. Bref, ces célébrations risquent de faire de la laïcité une antiquité, peut-être sympathique, mais une antiquité quand même.

A trop dire que la laïcité a cent ans, on risque de donner aux générations les plus jeunes deux idées fausses :

  • La première, c’est que cette idée de laïcité ne serait apparue qu’il y a cent ans, alors qu’elle s’inscrit dans un mouvement multiséculaire qui prend ses racines dès la Renaissance.
  • La seconde, plus néfaste encore, c’est que la laïcité serait un vieux principe, une idée poussiéreuse, une valeur pour ainsi dire momifiée ... Car ne nous y trompons pas, dans notre société qui privilégie l’instantané, dans notre société où l’on zappe aussi bien les programmes de télévision que les programmes politiques, on confond vite les époques. Les événements qui se sont passés il y a un an, dix ans, cent ans ou mille ans sont perçus par les plus jeunes, focalisés qu’ils sont sur l’instant présent et l’émotion qui en résulte, comme appartenant à un même passé, irrémédiablement lointain et indistinct.

C’est pourquoi, je crois qu’il faut prendre garde à l’image que les célébrations et commémorations que nous organisons ou auxquelles nous participons vont renvoyer à l’opinion publique.

Veillons à ne pas en faire des rassemblements d’anciens combattants qui viendraient se rappeler les guerres d’antan, ou un pèlerinage de sectateurs d’un autre âge venus s’incliner devant une divinité quasi oubliée.

Ces manifestations doivent être un moyen et un moment privilégié pour faire réfléchir à ce qu’est, ce qu’a été et, peut-être aussi, ce que devrait être, ou ce que sera, la laïcité dans les années qui viennent.

Je me félicite cependant que, parmi toutes ces célébrations, les colloques et les débats occupent la place principale car, dans une démocratie, quel est le meilleur moyen de faire progresser une idée si ce n’est le débat, la discussion et la confrontation des idées ?

En tout cas, pour moi, la réunion de ce soir est l’occasion de rappeler que la laïcité, à défaut d’être tout à fait neuve, est une idée toujours actuelle, mais aussi de rappeler la place importante, pour ne pas dire essentielle qu’a prise le Parlement et, plus particulièrement l’Assemblée nationale, dans l’élaboration et l’actualisation du principe de laïcité tel qu’il est défini en France.

Ce principe, jusqu’à ces dernières années, donnait l’impression de faire consensus, au point de faire oublier le climat qui entoura le vote de la loi de décembre 1905 et, plus encore, l’importance des troubles qu’engendra sa mise en œuvre, notamment avec l’affaire des inventaires, puisque, depuis 1958, la République française est « une, indivisible, laïque, démocratique et sociale », comme le proclame l’article 1er de la Constitution.

Ce principe fait aujourd’hui, à l’évidence, partie de nous-mêmes, de notre âme collective. L’on pourrait à juste titre penser que le débat sur le sujet est définitivement clos.

C’est oublier que ce principe de laïcité, tel qu’il résulte de la combinaison des deux premiers articles de la loi de 1905, est le fruit d’un équilibre qui, comme tout équilibre, ne peut être qu’instable et fragile.

La quasi-totalité de nos concitoyens admet aujourd’hui la laïcité. Cependant, derrière cette acceptation et ce consensus, se cache une grande variété d’interprétations.

Si chaque Français s’est approprié le principe, il se l’est accaparé à sa manière au point que la définition et les réalités qu’il recouvre sont devenues multiples, jusqu’à être parfois très éloignées des contours juridiques du concept initial, quand ce n’est pas en contradiction avec lui.

Chacun dispose de sa propre définition de la laïcité qui oscille de la neutralité la plus stricte à l’expression du plus large pluralisme.

Chacun dispose de sa propre sensibilité. Certains ne cessent de penser que la laïcité est en permanence bafouée, comme nous avons pu le constater à l’occasion de la rédaction de la charte des droits fondamentaux, puis du projet de Constitution européenne ou, plus récemment, à l’occasion du décès du pape Jean-Paul II.

D’autres, à l’inverse, perçoivent cette laïcité comme une menace perpétuelle à l’expression de leur foi, voire à la liberté de croyance, comme j’ai pu le constater en lisant l’abondant courrier que j’ai reçu à l’occasion de la mission d’information parlementaire que j’ai présidée sur le port de signes religieux à l’école. Ils ne cessent de l’opposer à la liberté de croyance et d’exercice du culte dont ils souhaitent repousser sans cesse les limites.

Par conséquent, chacun en vient à exprimer ses propres exigences : pour certains, suppression de toutes références religieuses, de tous signes religieux quels qu’ils soient, où qu’ils soient. Pour d’autres, dérogations de toute nature concernant les interdits alimentaires, la mixité, le contenu des programmes scolaires, le temps de travail, quand ce n’est pas, pour les plus extrémistes, la revendication d’un droit spécifique...

Ces tensions ont toujours existé avec plus ou moins de force dans notre pays depuis la fin du XVIIIe siècle et la Révolution française.

Elles marquent l’histoire politique et religieuse de notre pays depuis maintenant deux siècles car, et il ne faut pas l’oublier, la laïcité a d’abord été, et, d’une certaine façon, est, encore aujourd’hui, un combat.

Ce combat n’a pas commencé avec la discussion du projet de loi de Séparation déposé par le gouvernement Rouvier et ne s’est pas achevé, loin s’en faut, le 11 décembre 1905 avec la publication du texte de loi au Journal officiel !

Cette loi de décembre 1905, que l’on considère à juste titre comme fondatrice, comme la clé de voûte du temple républicain, n’est ni un aboutissement, ni un point de départ. Elle est une étape dans un combat toujours d’actualité.

Ce combat pour la laïcité, ce combat pour l’émancipation a commencé bien avant, dès le XVIIIe siècle et les grandes lois sur l’école sont au moins aussi décisives dans sa définition que la loi du 9 décembre 1905.

Le texte de cette loi, comme cela était prévisible, n’a satisfait personne à l’époque, pas plus les socialistes que les libres penseurs les plus extrêmes qui s’y sont ralliés faute de mieux en attendant d’aller plus loin.

N’oublions pas qu’Allard affirmait en 1905 que le but qu’il poursuivait était de « poursuivre l’idée de la Convention et d’achever l’œuvre de déchristianisation » puisque, d’après lui, il y avait « incompatibilité entre l’Église, le catholicisme, ou même le christianisme, et tout régime républicain », ou, bien encore, que « le christianisme est un outrage à la raison, un outrage à la nature » et que, finalement, « toutes les religions étaient un obstacle permanent au progrès et à la civilisation ».

Les catholiques, quant à eux, le combattront avec acharnement, au moins les premières années, s’appuyant sur le précédent révolutionnaire, particulièrement sanglant, même si certains, comme Lamennais, Montalembert ou Lacordaire et quelques autres, appelaient la Séparation de leurs voeux.

En effet si, à la fin de la Première Guerre mondiale, la situation paraît globalement acceptée, elle n’interdit pas à chacun des partis en présence d’essayer, à la faveur de circonstances particulières, de faire prévaloir son point de vue et de faire avancer ses thèses.

Ni les uns, ni les autres ne renonceront à leur vision de la laïcité.

Au niveau local d’abord, certains élus du clan laïque seront tentés, par une interprétation extensive de la loi de 1905, d’imposer leur propre vision de la laïcité et d’entraver l’exercice des cultes. Aussi, tout au long de la première moitié du XXe siècle, un certain nombre d’arrêts et de jugements portant le nom d’ecclésiastiques plus ou moins célèbres viendront enrichir les recueils de jurisprudence et façonner le principe de laïcité. Qui se serait souvenu, s’il n’y avait eu ces recours, de l’Abbé Ollivier, de l’Abbé Marzy, ou plus près de nous de l’Abbé Laurent ?

Ainsi, pendant plus de cinquante ans, les juridictions administratives se sont-elles employées à faire respecter l’intention initiale du législateur, à donner corps au principe de laïcité en précisant ses contours. Les magistrats ont évité que religieux ou laïcs ne remettent en cause le fragile équilibre réalisé par la loi de 1905.

Mais, au-delà de ces initiatives très ponctuelles, le XXe siècle fut également marqué par plusieurs tentatives de relancer le débat sur la laïcité.

  • En 1924 d’abord, avec la tentative du cartel des gauches de supprimer le régime concordataire dans des départements d’Alsace-Moselle.
  • En 1959, avec la loi du 31 décembre sur les rapports entre l’État et les établissements d’enseignement privé.
  • Plus près de nous, enfin, en 1984, avec la tentative de fondre l’enseignement privé dans un grand service public de l’éducation.

A l’inverse, le triste épisode de Vichy vit certains catholiques, je dis bien certains, tenter de revenir sur les acquis de 1905 et de renouer une alliance entre l’État et la hiérarchie catholique.

La IVe République fit quelques tentatives dans le même sens, tentatives certes moins poussées, mais qui n’auront pas le temps d’aboutir.

Ces épisodes de tension prouvent bien que, dans ce domaine, rien n’est jamais acquis.

Pourtant, ce fragile équilibre s’est maintenu, envers et contre tout, pendant près de quatre-vingts ans alors qu’il ne repose que sur les quelques principes fixés par les deux premiers articles de la loi de 1905 et une construction jurisprudentielle abondante et concordante. Le constituant s’est efforcé de le conforter dans le préambule de la Constitution de 1946, puis en 1958, avec l’article 1er qui proclame que la République est laïque.

Cependant, à partir du milieu des années 80, ce fragile équilibre, ce « pacte laïque » comme certains n’hésitent pas à le qualifier, semble se lézarder, semble être remis en cause.

Les causes en sont multiples.

  • Il y a d’abord la perte d’influence des religions que je qualifierai de traditionnelles, en particulier le catholicisme, mais également le protestantisme. La sécularisation de la société française a certes débuté dès le XVIIIe siècle mais qui s’est accélérée au XXe siècle. Elle a forcé ces Églises à redéfinir leur rapport avec la société.
  • Il y a bien sûr le nombre croissant de musulmans issus de différentes vagues migratoires qu’a connues notre pays depuis les années 60, religion peut-être moins marquée que les précédentes par le phénomène de sécularisation.
  • Il y a, dans un registre voisin, la faillite d’un certain nombre d’idéologies, à commencer par le communisme qui pour une large part de notre société a été tout au long du XXe siècle un substitut à la religion.

Il y a également la faillite des modèles politiques face à la crise économique, à la montée du chômage depuis le milieu des années 70, et, aujourd’hui, à la mondialisation et la désespérance qui en est résultée.

Qu’on ne s’y trompe pas.

On peut imputer la crise de la laïcité à certaines confessions ou à certains de leurs adeptes.

Mais l’État, en raison de sa défaillance, mot que je préfère à celui de faillite qui me paraît trop fort, dans certaines de ses missions essentielles y a également sa part de responsabilité.

La prospérité qu’avait connue notre pays trente années durant nous a peut-être aveuglés ou conduits à surestimer nos capacités d’intégration ou à sous-estimer l’ampleur des mutations de notre société : mutation démographique avec l’arrivée de nombreuses vagues d’immigrés, mutations économiques de certaines régions et la reconversion qu’elles ont du conduire à marche forcée, qui ont laissé dans le tissu social comme dans les esprits des séquelles beaucoup plus profondes qu’on ne pouvait l’imaginer, mutation pour ne pas dire véritable révolution dans les mentalités aussi, avec la remise en cause de certains modèles et la permissivité qui en a résulté, avec l’irruption de l’audiovisuel qui a bouleversé notre façon d’appréhender le monde ...

Alors qu’il aurait fallu, dès cette époque, des signes forts, des actions vigoureuses, nous nous sommes tous laissé porter par l’histoire, par une trop grande confiance dans les vertus intégratrices de notre modèle social et la certitude que les turbulences économiques et sociales que connaissaient notre pays ne seraient que passagères.

Pendant des années, par aveuglement, par insouciance, personne n’a voulu prendre la mesure de ce phénomène. Cette réalité a été esquivée, ou n’a été traitée que de façon partielle et marginale et la laïcité n’est pas la seule à en souffrir aujourd’hui.

L’analyse a posteriori est toujours plus facile.

C’est pourquoi, loin de me faire critique à l’égard de nos devanciers immédiats, je crois que cela doit nous servir de leçon et nous inciter à faire du respect des lois de la République, des principes qui la gouvernent, au premier rang desquels se trouve la laïcité, une préoccupation constante, un impératif de tous les jours.

Les démissions successives n’ont jamais permis d’éviter les catastrophes, elles les ont amplifiées.

La remise en cause de cet équilibre, issu de la loi de 1905, a d’abord touché l’école, même si aujourd’hui elle est perceptible dans bien d’autres secteurs, notamment dans les hôpitaux, et à un moindre degré, me semble-t-il, dans la fonction publique, dans l’entreprise, ou même dans les collectivités locales.

Cette remise en cause de la laïcité à l’école, de la laïcité de l’école s’est exprimée à la faveur des affaires concernant le port du voile islamique.

Si le législateur est intervenu, ce n’est pas pour interdire le foulard, pour réglementer les tenues vestimentaires de telle ou telle catégorie d’élèves - après tout, les règlements intérieurs des établissements pouvaient y pourvoir - mais pour rappeler avec solennité, ce que devait être la laïcité à l’école, ce qu’elle impliquait.

Certes le législateur n’est intervenu que sur les signes religieux ostensibles, mais derrière le port ostensible désormais prohibé à l’école, ce n’est pas le signe lui-même qui était visé mais ce que cette ostension signifiait et portait comme message.

Car, et on feint de l’ignorer trop souvent, le voile n’a été qu’un signe, qu’un élément de cette crise, même s’il a sans doute été le plus visible.

Les nombreux chefs d’établissements et enseignants que j’ai auditionnés lors de la mission parlementaire sur le port des signes religieux à l’école l’ont confirmé.

Le voile fut, à peu près dans tous les cas, une sorte de précurseur, une sorte de prétexte. Dès que le voile a été admis, ou plutôt toléré au sein de l’institution scolaire, d’autres revendications ont été formulées, plus inacceptables les unes que les autres comme le refus de la mixité, le refus de certains enseignements comme les sciences de la vie, voire, parfois, contestation de certains enseignements comme celui sur la shoah ou le refus d’être enseigné ou interrogé par tel ou tel professeur en raison de ses origines, de sa religion supposée ou de son sexe.

Ces exigences inconcevables il y a encore 15 ou 20 ans traduisent une évolution qui ne peut que nous préoccuper. On le comprend aisément, elles ont profondément affecté le fonctionnement des établissements scolaires, non seulement à cause des perturbations que ces demandes entraînaient mais également parce que le monde enseignant s’est divisé sur l’attitude à adopter pour y répondre.

Certains ont opté pour une attitude intransigeante n’hésitant pas à appeler à la grève, d’autres ont tenté de négocier, d’autres enfin ont accepté d’emblée. Le débat a rapidement quitté la sphère scolaire en raison de sa médiatisation pour devenir un sujet d’actualité et de société.

Tout cela a profondément miné la communauté éducative et profondément marqué la communauté nationale.

Le tableau qui a été dessiné, il y a maintenant plus de deux ans, aussi bien devant la mission d’information que devant la commission Stasi, de la situation des hôpitaux de la région parisienne est tout aussi préoccupant.

Certaines entreprises sont également soumises à ce type de pression, les municipalités aussi lorsqu’elles sont sollicitées pour réserver des plages horaires exclusivement aux femmes, notamment dans les piscines.

Ces dérives affectent ainsi de nombreux aspects de notre société. Elles vont bien au-delà des questions cultuelles. Elles traduisent, assurément, un regain de religiosité, un retour au religieux, mais aussi, on ne peut le nier, une volonté plus ou moins concertée, de la part de certaines confessions, ou du moins de leurs adeptes, de remettre en cause l’ordre existant, de revendiquer une visibilité ; une reconnaissance particulière dans la société. Il y a bien une volonté chez certains, sans doute un petit nombre, mais un petit nombre très actif, de façonner à défaut de l’État du moins la société, bien que certains parmi les plus extrémistes revendiquent un droit particulier en fonction de leur vision du monde.

Ce n’est pas sans raison que nos concitoyens comme le montre un récent sondage sont aujourd’hui : 64 % à estimer que la laïcité est menacée dans notre pays.

Ce phénomène n’est pas le seul apanage de la religion musulmane, puisque l’on constate également le développement de mouvements évangélistes et pentecôtistes aux marges du protestantisme et de structures à fort relent sectaire dont les revendications sur certains points se rejoignent. Le fondamentalisme n’est pas le propre de l’islam, il touche aussi le judaïsme, le protestantisme, le catholicisme. Finalement aucune des grandes religions n’est véritablement épargnée, même si le phénomène les affecte dans des proportions diverses.

La situation n’a fait qu’empirer jusqu’au moment où il est devenu patent que notre modèle laïque était sur le point de s’effondrer.

Ce qui m’a le plus frappé en 2002-2003 lorsqu’il est apparu que l’on frôlait l’intolérable, c’est la profonde division, aussi bien du monde politique que de la société civile, sur la réponse à apporter.

Très clairement, il y avait trois types d’attitudes. Il y a toujours trois types d’attitudes face à ce questionnement qui demeure, dès lors qu’il touche les libertés ou la société.

  • La première, la plus simple, la plus facile : ne rien faire, laisser faire. Depuis plus de dix ans, l’immobilisme, la passivité, l’attentisme étaient la règle. Alors pourquoi ne pas persister dans cette attitude aussi confortable qu’irresponsable ? A force d’affirmer et de valoriser l’individu et sa liberté, pourquoi dès lors brutalement les contraindre ? Depuis mai 68, la tendance n’était-elle pas de tout tolérer ?

Et l’on peut revendiquer cette attitude en s’appuyant sur la laïcité, du moins, sur une certaine idée de la laïcité. Après tout la religion et les affaires religieuses relèvent de la sphère privée, l’État garantit la liberté de la religion et la liberté de culte et il lui revient de la faire respecter et de ne pas l’entraver. C’est une argumentation certes spécieuse, qu’ont élaborée quelques juristes pour revendiquer et justifier les atteintes à la laïcité de l’école que j’évoquais tout à l’heure ... Des manuels, en fait de véritables catéchismes, ont même été édités à cette fin.

  • La seconde attitude était de prendre acte de la crise du modèle laïque et donc de l’adapter sans se rendre compte qu’en le remettant en cause on pouvait ouvrir des brèches, sans s’apercevoir qu’en donnant satisfaction aux revendications qui s’exprimaient, on empruntait un chemin particulièrement périlleux dont on ne savait pas où il mènerait.

Aujourd’hui encore, cette revendication s’exprime d’abord et principalement chez les représentants de certaines religions mais également dans la classe politique, à droite comme à gauche, sous des formes diverses.

Bien sur modifier la loi de 1905 est possible.

Modifier la loi de 1905 a toujours été possible, aujourd’hui comme hier, puisque le texte a été modifié à huit reprises depuis 1905, la dernière fois cette année, le 28 juillet !

Elle a été modifiée par des gouvernements de droite comme par des gouvernements de gauche sans que cela ne suscite de grands débats, parce que personne, jusqu’à présent, n’a voulu remettre en cause les deux premiers articles qui posent le principe de séparation et fondent la laïcité.

Y toucher est donc possible, mais il faut auparavant s’interroger sur ce que nous voulons faire et sur le signal que nous voulons donner.

Aujourd’hui, j’entends dire que la question des lieux de culte ne serait pas réglée, que la question de la formation des imams serait toujours pendante.

Peut-être, mais pourquoi vouloir légiférer pour régler la question des lieux de culte et celle de la formation des imams alors que ces problèmes ne relèvent pas de la loi ?

On dénonce à juste titre les conditions d’exercice du culte musulman dans certaines villes où certains quartiers. Il faut avoir l’honnêteté et la lucidité de reconnaître que cette situation n’est pas acceptable. La liberté des cultes suppose que ceux-ci puissent s’exercer dignement. Mais cette situation ne résulte pas d’un manque d’argent, elle résulte le plus souvent d’un défaut de volonté politique. Si les musulmans, dans notre pays, ne disposent pas de lieux de culte dignes de ce nom, c’est souvent parce que les élus locaux ont déployé des trésors d’ingéniosité, sous la pression de leurs électeurs, pour s’y opposer. Une loi n’y changerait pas grand-chose.

Est-ce vraiment un financement public qui changerait la donne ?

Quand bien même ce financement public serait licite, interdirait-il pour autant le financement de l’étranger ? Je n’en suis pas sûr.

Le droit actuel permet bien des choses et là où il n’y a pas eu d’opposition politique, des mosquées, parfois importantes, ont été construites.

Concernant la formation des imams, que pourrait dire la loi ? Imagine-t-on un seul instant aujourd’hui le Gouvernement de la République se prononcer sur la formation des prêtres, des pasteurs, ou des rabbins, ou s’occuper de celle-ci ? Quelle est la légitimité de l’État à intervenir dans ce domaine si ce n’est des considérations d’ordre public ? Or, si le culte trouble l’ordre public, les moyens d’y mettre un terme existent déjà.

Légiférer dans ces domaines me paraît de surcroît dangereux et superflu.

Dangereux d’abord, parce qu’il ne faut pas examiner les questions qui nous sont posées sous le seul prisme de l’islam. Certes, ce sont 5 à 6 millions de personnes qui sont concernées. Mais est-on certain de leur unanimité sur le sujet ? Surtout, bien d’autres mouvements aux contours plus flous pourraient emboîter le pas à l’islam et réclamer les mêmes facilités. En ouvrant une brèche pour une religion, quel que soit le nombre de ses fidèles, on ouvre forcément une brèche pour toutes les religions et surtout, pour tous les mouvements qui revendiquent ce statut.

Sur quelle légitimité pourrait alors, là encore, s’appuyer l’État pour dire si tel ou tel mouvement est, ou non, une religion ? Un État laïque n’a pas à s’immiscer dans des controverses d’ordre religieux et, aujourd’hui, les tribunaux qui sont saisis de ce type de question ont les plus grandes difficultés pour se prononcer.

Mais au-delà du droit et des questions juridiques, est-on bien sûr que nos concitoyens accepteraient de concéder à ce qui pourrait être considéré comme des mouvements de type sectaire, ce que certains seraient prêts à accorder à l’islam.

Légiférer est superflu aussi parce que je reste convaincu que derrière ce regain de religiosité, c’est une quête de reconnaissance, une demande d’intégration qui est en jeu, intégration des populations nouvellement arrivées, intégration de populations en voie de marginalisation, intégration des religions que je qualifierai de nouvelles. On peut répondre à ces attentes légitimes sans avoir à légiférer.

  • La troisième attitude, c’est la fermeté, c’est une intervention ferme, claire, solennelle visant à rappeler que la laïcité était l’un des principes fondamentaux de notre société.

En 2003 et 2004, les débats furent particulièrement vifs dans l’opinion d’abord, par presse et médias interposés, mais également dans les instances officielles chargées de réfléchir à la question, c’est-à-dire au sein de la mission que j’ai présidée, ou au sein de la commission Stasi.

Ils traduisaient à la fois une interrogation, un trouble et une hésitation. C’est vrai, le rappel des principes, à l’époque, n’était par trop dans l’air du temps, il l’est certainement davantage aujourd’hui.

Moi-même, j’ai longtemps hésité.

Une loi, même limitée à l’école n’allait-elle pas aggraver un peu plus une situation déjà passablement tendue ? Mais le constat était trop clair pour qu’on laisse la situation se dégrader encore un peu plus. Très vite, j’ai acquis la conviction qu’avec le fonctionnement de l’école, c’étaient notre société et les principes qui la gouvernent qui étaient en balance, c’était la République et ses valeurs qui étaient en jeu. Il fallait un signe fort.

Mais alors, que n’ai-je entendu pour tenter de me dissuader de proposer de légiférer sur le sujet !

Finalement, cette solution l’emporta. Elle déboucha sur la loi du 17 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics.

Ce rappel s’est avéré salutaire, personne ne peut le nier aujourd’hui. Je crois que la simplicité et la brièveté du texte voté, la solennité qui a entouré son adoption, la quasi unanimité qui en a résulté en a accentué l’effet.

Cette loi a permis un réel apaisement des esprits. Je crois qu’elle a montré à tous ceux qui voulaient imposer à l’État et à ses représentants leur conception de la laïcité, à tous ceux qui voulaient imposer leurs propres visions de l’école et de la société, que le législateur savait prendre ses responsabilités et ne craignait pas de réaffirmer les principes auxquels il croyait et qui fondaient sa légitimité.

Nombre de Cassandre avaient prédit l’apocalypse pour la rentrée 2004. Jamais le nombre de jeunes filles voilées n’a été aussi faible. Le nombre de contentieux s’est avéré bien inférieur aux années précédentes et la communauté scolaire n’a pu que constater le bien-fondé des décisions prises, puisqu’une aucune sanction n’a été annulée.

La rentrée qui vient de s’achever paraît avoir été plus calme encore que la précédente.

Pour autant, la situation est-elle stabilisée et la laïcité suffisamment confortée ?

Pour ma part, je n’en suis pas sûr, et je m’interroge parfois sur le point de savoir s’il faut aller plus loin puisque le Premier ministre, à l’époque de la discussion du texte, avait annoncé un triptyque dont la loi sur les signes religieux à l’école n’était qu’un élément. Autrement dit, faut-il aujourd’hui légiférer pour rappeler ce que signifie la laïcité à l’hôpital et dans l’entreprise ?

La question mérite d’être posée.

Certains objecteront que le rappel que constitue la loi du 17 mars 2004 fut suffisamment fort pour s’être imposé aux autres secteurs de la société et que légiférer à nouveau reviendrait à rouvrir des plaies en voie de cicatrisation. La répétition pourrait, en quelque sorte, affadir le message.

Je partage cette prudence, bien que je sois parfaitement conscient que rien ne garantit la pérennité de la paix qui semble être revenue.

Vous connaissez mon souci de ne réserver à la loi que ce qui lui revient, d’éviter l’inflation et le bavardage législatifs inutiles.

En effet, les lois inutiles tuent les lois nécessaires.

Nous avons voté l’année dernière une loi indispensable.

Je ne suis pas convaincu que de nouvelles lois apporteraient une amélioration sensible.

La laïcité, cette laïcité à laquelle nous sommes tous attachés n’a pas besoin de longs développements pour exister. Elle a besoin de vigilance, elle a besoin d’engagement, elle a besoin de conviction et de courage de la part, non seulement des responsables politiques, mais aussi de tous les républicains, pour lesquels les notions de liberté, d’égalité et de fraternité ont un sens.

La laïcité, comme la République sont fragiles.

Cette laïcité, comme la République a besoin d’être confortée et constamment vivifiée.

Et qui, mieux que l’éducation pourrait le faire ?

Encore faut-il que la laïcité soit enseignée, soit expliquée, tout comme, d’ailleurs, le sens de notre devise républicaine. Aujourd’hui, malgré les recommandations formulées en 2003 et 2004, la laïcité ne l’est pas toujours dans les I.U.F.M., alors comment pourrait-elle l’être à l’école ?

Je suis fermement convaincu que c’est en transmettant les valeurs de la laïcité, que c’est en expliquant ce en quoi cette valeur est toujours d’actualité, à défaut d’être nouvelle, que nous ferons progresser le respect, la tolérance et la liberté.

C’est en expliquant la laïcité que l’on fera mieux comprendre ce qu’est la République. C’est par le biais de l’enseignement de ces valeurs que l’on apprendra aux jeunes adolescents à se respecter, à refuser la violence, à se montrer solidaire.

C’est par leur enseignement que l’on réglera à terme la question de la formation des imams, car ce sont ces valeurs qui détourneront leurs ouailles des plus extrémistes d’entre eux !

C’est par leur enseignement que l’on favorisera l’adhésion à la République et à son modèle social, et par conséquent que l’on facilitera l’intégration.

Bien sûr, cela ne suffira pas à régler toutes les questions liées à l’intégration, on le voit bien ces temps-ci. Mais en tout cas, ce qui est certain, c’est que sans cet enseignement nous ne pourrons jamais réussir cette intégration.

L’éducation, nous en sommes tous convaincus, est un facteur d’émancipation, l’enseignement des valeurs de la laïcité aussi.

C’est la laïcité qui donne tout son sens à la devise de notre République car la laïcité, c’est d’abord la garantie de la liberté, la laïcité, c’est la garantie de l’égalité, et parce que la laïcité c’est aussi la tolérance et le respect, la laïcité est la condition de la fraternité.

C’est cela qu’il faut enseigner. C’est de cela qu’il faut convaincre.

Le principe de laïcité, pas plus que la devise de notre République ne doivent être rangés au rayon des antiquités !

Ce ne sont pas des idées neuves mais ce sont des notions qui sont toujours d’actualité si l’on veut revivifier l’idée de République

Il faut redonner à la laïcité une nouvelle jeunesse.

Bien sûr, les circonstances ont changé ... Le combat de l’instituteur contre le curé, le combat de l’anticlérical contre la bigoterie ou l’obscurantisme, ne sont plus d’actualité, ou du moins ont pris d’autres formes.

Mais aujourd’hui, permettre à chacun de se déterminer librement par rapport aux questions existentielles est toujours aussi nécessaire.

A ceux qui seraient tentés de relativiser cette nécessité, il faut rappeler l’histoire ancienne, il faut rappeler l’actualité aussi puisque, aujourd’hui comme hier, on peut être condamné à mort parce que l’on ne partage pas les idées dominantes du pays que l’on habite, parce que l’on n’adhère pas à la religion majoritaire ou qu’on la refuse.

Les droits de l’homme sont universels, la laïcité est une des conditions de leur exercice.

Il nous revient donc de le rappeler constamment et d’en convaincre les plus jeunes mais aussi les personnes les plus récemment installées sur notre sol.

A une époque où le relativisme sert parfois de paravent au révisionnisme, nous ne devons pas avoir peur d’affirmer les principes qui sont les nôtres.

Le principe de laïcité est au cœur de notre République. Il est un des garants de la cohésion sociale de notre pays et vous pouvez être assurés, puisque nous sommes à l’Assemblée nationale, que les députés ne laisseront à personne d’autre, ni au juge, ni à la presse, ni même à l’opinion publique et encore moins à une religion le soin de déterminer ce que doit être cette laïcité.

Mais, il nous appartient à nous tous, une fois cette affirmation posée, de faire vivre et partager ce principe.


Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
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