Revue de presse

"Concert de Bilal Hassani annulé : les extrémistes font-ils la loi ?" (G. Bronner, L’Express, 13 av. 23)

Gérald Bronner, sociologue, président du jury des Prix de la Laïcité 2020-2021. 14 avril 2023

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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"La récente annulation du concert de Bilal Hassani apporte une nouvelle illustration à la puissance d’intimidation que les extrémistes de tout poil possèdent aujourd’hui. Que s’est-il passé ? Le chanteur qui défendit les couleurs de la France au concours Eurovision et passe pour l’un des porte-drapeaux de la communauté LGBT+ avait prévu de faire un tour de chant dans un espace culturel de Metz. Pendant des centaines d’années, le site avait été un entrepôt militaire. Seulement voilà : avant 1556, il s’agissait d’une église ! Une maigre communauté de radicaux a considéré que le concert du jeune chanteur constituait une profanation pour un lieu pourtant désacralisé depuis cinq cents ans.

Qui se soucie de radicaux qui, à défaut de croisades, enragent contre les offenses que le monde contemporain leur paraît produire sans discontinuer ? Les producteurs de Bilal Hassani eux-mêmes. Effrayés par les menaces à l’encontre du chanteur, ils ont jugé plus prudent d’annuler. Difficile de savoir si la décision a été sage dans ce cas de figure, mais, assez souvent, dans d’autres situations de ce genre, lorsque les institutions ont le courage de tenir bon, il ne se passe pas grand-chose.

Ainsi, la sociologue Nathalie Heinich, invitée à donner une conférence à l’espace Mendès France de Poitiers (une structure dédiée à la vulgarisation scientifique et aux débats de société), a-t-elle vu son intervention menacée par des militants prétendant qu’elle était homophobe. L’affaire est piquante, mise en regard avec la précédente, car c’est cette fois des activistes LGBT+ qui voulaient faire œuvre de censure. Pendant des jours, ils appelèrent au chahutage de la conférence. Celle-ci venue, une maigre armée se présenta et refusa d’écouter les propos de la chercheuse au CNRS – opportunité de les contester leur était pourtant offerte par le débat qui devait suivre. L’évocation de la police suffit à les faire déguerpir. La seule victime dans cette affaire fut la porte de l’établissement, saccagée dans la nuit. Plainte fut déposée.

Contrairement à ce qu’il s’est passé ici, il existe un grand nombre de cas où les organisateurs de manifestation se laissent intimider et finissent par accepter de courber servilement l’échine sous la censure numérique. Pourtant, lorsque l’on résiste, on découvre simplement qu’on s’est laissé provisoirement terroriser par une communauté qui tape du pied mais pèse quantitativement bien peu. Le pouvoir de certaines minorités de transmuer leur corps de grenouille en bœuf est un grand classique, notamment de l’histoire politique, mais il a pris un tour particulier depuis que ces vociférations sont à présent portées par les réseaux sociaux.

Dès les débuts de ce que l’on nommait alors la new science of networks ou la Web science, les chercheurs ont remarqué qu’un faible nombre de personnes motivées pouvaient influencer l’opinion sur Internet beaucoup plus que dans la vie sociale classique. Certains ont souligné au début des usages d’Internet qu’il s’agissait d’une forme de démocratisation du marché de l’information puisque chacun, désormais, pouvait y intervenir. Dubitatif à ce sujet, j’ai souligné dans La Démocratie des crédules (PUF) que c’est une démocratie où certains votent beaucoup tandis que d’autres jamais. Il me semblait, en effet, que les plus motivés d’entre nos concitoyens, ceux qui sont porteurs de croyances fortes et militantes, par exemple, en se faisant entendre au-delà de leur espace naturel, pouvaient créer, dans l’esprit de beaucoup, une confusion entre leur visibilité et leur représentativité.

Les études ont depuis largement confirmé cette crainte. Une recherche récente a même montré que sur Facebook 1 % des détenteurs de compte produisaient 33 % des posts émis. Un autre article publié en 2021 dans le Journal of Communication souligne que le fait de commenter souvent sur les réseaux sociaux prédit une forme de radicalité politique. Cette fréquence d’intervention dans le monde numérique s’accompagne aussi ordinairement d’un recours à l’intimidation, à l’insulte ou à la menace, bref à tout ce que les auteurs de l’article considèrent comme un langage toxique. Ces vociférations ne sont suivies d’effet que grâce à la pusillanimité des institutions qui y cèdent. S’il leur prenait parfois le courage de s’opposer à la censure, il verrait bien que, comme dans la fable, la grenouille a beau "s’étendre et s’enfler", elle ne deviendra pas un bœuf."



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