Guylain Chevrier, ancien membre de la mission Laïcité du Haut Conseil à l’Intégration (2010-2013) ; Malik Bezouh, président de l’association Mémoire et Renaissance. 24 décembre 2016
"Malik Bezouh : [...] Daesh, véritable tacticien usant de l’arme de la terreur comme d’un moyen, non comme un but, ambitionne de "co-radicaliser" les sociétés occidentales dans lesquelles vivent des minorités musulmanes.
En effet. Daesh est conscient qu’une poignée de kamikazes ne peuvent semer le chaos dans les sociétés occidentales, dotées d’États stables et démocratiques. En revanche, le groupe takfiriste compte sur une modification du regard posé sur les minorités musulmanes qui vivent en leur sein. Professeurs de psychologie sociale, les chercheurs Stephen Reicher et Alexander Aslam ont affirmé, sans ambages, que si nos sociétés faisaient peser sur les minorités musulmanes "le poids de la suspicion et de la méfiance", alors celles-ci jetteront bien "plus de personnes (musulmanes) dans les bras des extrémistes (de Daesh) que ne le feraient des bataillons d’enrôleurs de Daesh" [1]. Et de rajouter : "Si vous parvenez à faire en sorte qu’un nombre suffisant de non-musulmans traitent tous les musulmans avec peur et hostilité, alors ces derniers, qui naguère préféraient éviter le conflit, se sentiront marginalisés et commenceront à prêter une oreille attentive aux voies les plus radicales issues de leurs rangs. De la même manière, si vous obtenez que suffisamment de musulmans traitent tous les Occidentaux avec hostilité, alors la majorité de ces derniers souhaiteront confier leur destin politique à des leaders prônant la confrontation". Bref, le processus de co-radicalisation, qui s’enclenche après des attentats, permet aux populistes de se renforcer et, par ricochet, de faciliter l’arrivée de nouvelles recrues chez Daesh ou chez tout autre groupe radical. Ainsi, des chercheurs ont montré que les propos de Donald Trump, ceux dans lesquels il préconisait d’interdire aux musulmans de fouler le sol américain, ont provoqué "une hausse des recrutements chez Al-Qaida". Une question à présent : pourquoi la suspicion, voire l’hostilité, développée par une fraction des sociétés occidentales peut conduire un citoyen de culture ou de confession musulmane à basculer dans la radicalité ? La réponse tient en un mot : la mésidentification !
Processus psychologique complexe, sur lequel ont travaillé les chercheurs précités, Recheir et Haslam, la mésidentification consiste en un affaiblissement des liens d’appartenance à la société d’un individu donné. Ce processus explique, pour une large part, le ralliement à des sectes, quelles qu’elles soient, et Daesh en est une assurément. Ainsi donc, un citoyen de culture ou de confession musulmane peut sombrer dans un processus de mésidentification, fruit malheureux d’une séquence de stigmatisation, du moins vécue comme telle par l’individu en question. Car la stigmatisation, supposée ou réelle, agit comme un solvant social et tend à dissoudre ce qui rattache un individu au reste de la communauté nationale jugée "hostile". Voilà donc ce que recherche Daesh par ses attentats : une co-radicalisation induite par la peur de l’altérité musulmane, d’une part, et, par la mésidentification, d’autre part. Dans cette perspective, les attentats ne sont que des moyens, aucunement une fin en soi.
Guylain Chevrier : Il cherche évidemment par ces attentats à déstabiliser les sociétés démocratiques, pas seulement parce qu’il entend jeter le trouble en tentant de dresser les uns contre les autres, mais parce que ce sont des cibles à ses yeux comme terre des mécréants et apostats. Le but est de créer, bien sûr, du désordre, de faire douter les populations au regard de leurs propres valeurs, d’encourager un litige entre les non-musulmans et les musulmans. Le but final est de déclencher des affrontements entre populations, en se servant de ce type d’attaque comme détonateur. C’est sans doute ce qu’auraient voulu provoquer tout particulièrement les attentats de novembre 2015, franchisant dans l’horreur une limite censée désinhiber les pulsions, pour enflammer certains esprits. C’est pour cela que nous devons nous attendre à ce que cela se reproduise, car c’est un véritable mode opératoire d’une guerre totale, dont la guerre civile fait stratégiquement partie.
On ne saurait ignorer que des arguments jouent en faveur de l’EI, au regard de ce risque de polarisation de nos sociétés. Il sait pouvoir jouer sur des contradictions, qu’il connait bien par les djihadistes venus des pays européens, que résume le climat dans nos banlieues en France et ailleurs, dans les communautés fermées du multiculturalisme des pays qui le pratiquent. Il entend créé une sorte d’effet de souffle sur un feu qui couve déjà dans les pays occidentaux, pour embrasser les choses, du fait des problèmes économiques et sociaux qui produisent des inégalités qui alimentent des tensions sociales mais aussi, en raison des difficultés que posent peu ou prou l’islam comme religion importée, au regard de sa faculté à trouver sa place dans les sociétés démocratiques. L’EI sait que l’islam est partout religion d’Etat dans les pays d’origine des migrants et des descendants d’immigrés, et ainsi, que beaucoup d’entre eux peuvent être potentiellement sensibles à un fond commun relatif à cet état de fait, car encore souvent très liés avec ces pays ne serait-ce que par antenne satellite interposée et par la famille restée y vivre. On sait que la modernité de ces pays n’est pas toujours au rendez-vous, dont le printemps arabe a rendu compte des désirs et des limites, qui sont traversés par les mêmes enjeux que les nôtres.
[...] Ce qui commence à émerger comme sentiment, c’est celui de la fragilité de nos démocraties face à la multiplication d’attentats particulièrement abjects. Une fragilité qui tient aux libertés que nos démocraties accordent et sur lesquelles nous fondons nos valeurs et institutions, mais qui ne sont pas pour autant partagées par tous autant que nous le souhaiterions, alors que nous voyons des nationaux d’origine étrangère ou des demandeurs d’asile, de religion musulmane, impliqués dans les attentats. Le simple fait d’évoquer cette possibilité au début des attentats en Europe, vous frappait immédiatement d’accusation de racisme, voyant là la volonté de stigmatiser les migrants tous assimilés à des « réfugiés », sacralisés par les ONG et un discours anti Bachar el-Assad sans nuance. Ceci renvoie à une réalité que l’on n’a longtemps pas voulu voir, le danger que représente l’islam communautariste qui porte la foi au-dessus de la loi civile, comme zone grise pour la radicalisation, voire plus encore, au cœur de ce phénomène, le développement du salafisme, qui tourne totalement le dos à nos sociétés et pourrait très bien constituer, si les choses étaient amenées à s’aggraver, le risque d’une véritable cinquième colonne.
Les Allemands se sont crus à l’abri des attentats non seulement parce que leur engagement dans la coalition se réduit à une activité de surveillance et de conseil, parce qu’ils ont ouvert leurs frontières aux réfugiés, parce qu’ils ne sont pas laïques, mais aussi parce qu’ils pratiquent le multiculturalisme qui, par la loi, laissent vivre les musulmans en communauté largement comme ils le veulent, jusqu’à tolérer une police religieuse interdisant l’alcool dans certains quartiers et veillant à ce que les femmes musulmanes soient bien voilées, comme à Bonn ou à Wuppertal… Ils se pensaient en dehors de tout risque, comme en Belgique, par l’illusion qu’a créé ce système de séparation communautariste derrière le mur duquel se tramait en réalité le pire. En Angleterre, on laisse se dérouler des manifestations de musulmans en soutien à ceux qui sont désignés comme les « victimes » du régime syrien, où on brandit des drapeaux de l’Etat islamique, comme si de rien n’était. Il y a là aussi à attendre des retours de bâton car fondamentalement, ce n’est pas en laissant faire que l’on risquera le moins, bien au contraire, c’est laisser proliférer le terreau de la haine. Ce sont les sociétés de liberté qui sont visées et l’objectif final de l’EI est leur anéantissement, c’est de cela qu’il faut nous convaincre aujourd’hui, pour pouvoir agir à la mesure de la menace.
Peut-on considérer que le seul moyen d’atténuer les tensions communautaires serait que les musulmans s’emparent de la sphère publique pour prendre la parole et dénoncer activement la stratégie de l’Etat Islamique ? Quelle est la probabilité qu’une telle action des musulmans s’organise en France et dans d’autres pays européens ?
Malik Bezouh : Petit préambule : après l’effroyable attentat perpétré par le terroriste d’extrême-droite Anders Breivik, le 22 juillet 2011, causant la mort de 77 personnes, dont de nombreux adolescents, il n’est venu à l’esprit de personne de demander aux militants de droite de clamer leur réprobation contre cette idéologie mortifère au possible. Beaucoup de Français de culture ou de confession musulmane ne comprennent pas pourquoi, les concernant, ce doute d’une adhésion éventuelle à l’ignoble pensée takfiriste de Daesh existe. Ils en conçoivent du ressentiment. La question qu’il conviendrait de se poser, selon moi, est plutôt celle-ci : pourquoi avons-nous besoin d’entendre les Français musulmans crier leur rejet du Daeshisme ? N’est-ce pas, en principe, quelque chose qui coule de source ? Comment peut-on imaginer que des individus, en nombre, puissent épouser les vues macabres des tenants d’un islam takfiriste se repaissant de sang et de carnage ? N’est-ce pas là, au fond, un aveu de suspicion portée par la société sur les citoyens de culture ou de confession musulmane ?
Ce préambule porte en germe la réponse : c’est un travail collectif que nous devons mener. Bien évidemment, les représentants des institutions officielles de l’islam de France doivent prendre la parole et dénoncer, avec force, ces ignobles attentats, et ils le font. Mais il convient aussi aux responsables politiques, intellectuels engagés, et universitaires d’expliquer ce phénomène takfiriste qui est, en partie, le fruit d’une désagrégation de l’Orient musulman affligé par près d’un demi-siècle de despotisme politique, père de tous les fléaux. Sans parler de la désastreuse intervention en Irak de l’administration Bush qui enfanta Daesh... Tout comme il conviendrait de travailler les préjugés qui défigurent la réalité de l’islam de France, à tort présenté comme un bloc homogène alors qu’il est traversé par de multiples courants. Et pour preuve ! On y trouve des courants libéraux, réformistes, conservateurs, agnostiques, mutazilites (tenants d’un islam rationnaliste), etc. Et que dire de tous ces "musulmans" athées dont on ne parle que trop peu !
De nombreux Français de confession ou de culture musulmane s’engagent dans cette voie de la dénonciation de l’extrémisme musulman. Au risque de leur vie parfois. N’ai-je pas reçu une condamnation à mort, le 10 novembre 2015, soit trois jours avant les attentats du Bataclan, pour avoir critiqué et insulté Daesh ? Avec des amis de culture ou de confession musulmane, nous avions par ailleurs projeté de nous rassembler afin de dénoncer cet odieux groupe takfiriste ; l’arrivée de la primaire de la droite a repoussé cette initiative... Mais ce n’est que partie remise !
Guylain Chevrier : Que les musulmans s’emparent de la sphère publique pour dénoncer la stratégie de l’Etat islamique, ce serait évidemment une très bonne chose, mais nous en sommes loin. Si l’EI peut faire ce qu’il fait, c’est bien en reflet de l’absence de manifestation de masse des musulmans contre lui, dans les pays qui sont frappés par le terrorisme. Il y a à cela des causes. Il y a tout d’abord un mouvement de re-sacralisation du religieux au sein de l’islam, avec retour à une lecture littérale des textes qui correspond à un repli sur des valeurs très traditionnelles, qui se confronte à la modernité démocratique. Contre toute attente, en réaction, on voit s’exprimer en conséquence un sentiment de victimisation chez de nombreux musulmans, qui rejoint le fond de commerce de la martyrologie de l’EI face au pays occidentaux. Il faut replacer le religieux sous la loi commune et la citoyenneté au centre, si on veut nourrir l’espoir que l’on arrête ce qui progressivement se fait jour : un mouvement de séparation litigieux de nombreux musulmans avec les autres membres de la société, sur fond de retour au sacré qui n’augure rien de bon.
A ne pas vouloir faire le lien entre islam et djihadisme, au nom de ne pas faire d’amalgame, on entretient une situation où beaucoup de musulmans avancent ne pas être concernés par l’EI, alors que si on faisait le lien, cela obligerait ces musulmans à se sentir concernés pour manifester en montrant leur différence, entre cet islam là qui s’inscrit dans la violence, la haine et le nihilisme, et le leur, respectueux de la loi commune, de la liberté. Voilà ce qui serait susceptible d’enrayer le phénomène de radicalisation plus ou moins larvé qui courre, en ne cessant d’augmenter de façon inquiétante, avec une idéologie complotiste que l’on retrouve jusque dans la bouche des enfants.
Mais il y a aussi des responsabilités qui viennent des pays occidentaux eux-mêmes, par le choix du laxisme face à la montée des affirmations identitaires. On a voulu dans beaucoup de pays pratiquer le multiculturalisme, chacun son dieu et le marché pour tous, mais cela n’a pas suffit à faire une société, et on a en fait abouti à un éclatement culturel. En France, alors que la laïcité garantit la liberté de conscience et donc le libre choix de sa religion ou de ne pas en avoir, on a assigné les personnes d’origine de pays maghrébins ou africains à leur religion, l’islam, à travers la création d’un Conseil français du culte musulman comme unique voie d’expression, reproduisant la logique du parti unique sur un mode religieux. On a ainsi poussé dans le sens d’une homogénéisation religieuse que l’on aurait pu éviter en s’y prenant autrement, et par voie de conséquence, on a flatté une séparation voulue par certains qui ont trouvé là toute l’eau nécessaire à leur moulin. En même temps, on a ainsi empêché qu’émergent d’autres initiatives plus citoyennes de la part des musulmans au sein de la société civile, en tout cas, on en a rendu la possibilité beaucoup plus difficile, même si quelques voix intéressantes peuvent s’élever.
Par la mise en place d’une fondation pour l’islam on croit pouvoir régler le problème en formant à l’Université les imams. Les imams trouveront les limites à leurs pêches dans ce qu’acceptent d’entendre les musulmans, et lorsqu’ils seront vraiment pour la plupart des citoyens avant tout, les religieux plus ou moins radicaux n’auront plus, ni ici ni là-bas, jusqu’au fin fond de la Syrie, d’influence sur eux. Alors, nous verrons peut-être ces manifestations, mais pour cela il y a à opérer un complet changement de cap, qui demande un sacré déminage. Ce n’est pas encore à l’ordre du jour."
[1] Cerveau&Psycho, n° 78, juin 2016.
Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
Voir les mentions légales