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Christophe Guilluy : « Il n’y a pas trois blocs mais deux : les métropoles contre la France périphérique » (Le Figaro, 16 juil. 24)

(Le Figaro, 16 juil. 24). Christophe Guilluy, géographe 16 juillet 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Christophe Guilluy, Les Dépossédés, éd. Flammarion, oct. 2022, 240 p., 19 euros.

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Christophe Guilluy : « Il n’y a pas trois blocs mais deux, les métropoles contre la France périphérique »

Par Alexandre Devecchio

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GRAND ENTRETIEN - Pour le géographe, le résultat des dernières élections législatives a moins donné à voir une tripartition électorale qu’une opposition durable entre France des métropoles et France périphérique, deux réalités socioculturelles indépassables.

LE FIGARO. - Vous aviez analysé les résultats des Européennes comme la conséquence d’un puissant mouvement de contestation venu de la France populaire. Un mouvement que vous présentez comme quasi inarrêtable. Le barrage a pourtant une nouvelle fois bien fonctionné et semble résister à cette vague… Assistons-nous vraiment au crépuscule de la France d’en haut ?

Christophe GUILLUY. - Vous confondez deux choses, la réalité politique et la réalité culturelle. Le mouvement des classes populaires et moyennes est moins politique qu’existentiel, il s’inscrit donc dans le temps long. Porté par l’instinct de survie de la majorité ordinaire, il n’est pas réductible à un résultat électoral, ni dépendant d’un parti et encore moins d’un homme providentiel. Nous assistons à un basculement culturel qui dépasse de loin la question de la physionomie de l’Assemblée nationale ; cette photographie de l’Assemblée s’effacera rapidement comme l’encre sympathique. Dans ce contexte, il faut voir la progression du RN et l’ampleur du barrage républicain comme les symptômes du schisme culturel qui percute la France et les pays occidentaux.

N’est-ce pas plutôt le baroud d’honneur de la France d’en bas ?

Pardon, mais votre question est typique de la prophétie autoréalisatrice des élites qui depuis des décennies nous expliquent que le peuple et la majorité ordinaire n’existent pas. Cette idée du « baroud d’honneur » est typique d’une forme de nihilisme qui se répand au sein des classes supérieures occidentales dites « progressistes », mais finalement « thatchériennes » pour qui « la société n’existe pas » [1] ! Car, si on part du principe qu’on en a fini avec les classes populaires et moyennes, alors il n’y a plus de société. La décision impulsive de dissoudre l’Assemblée est d’ailleurs une illustration parfaite de ce nihilisme « d’en haut ».

Aujourd’hui, l’espérance ne semble plus portée par « le haut », ni par la classe politique, ni par des intellectuels et encore moins par des idéologues. Ce constat doit nous alerter et surtout nous contraindre à considérer la demande des gens ordinaires non pas comme un problème, mais comme une solution. Porté par la volonté de préserver le bien commun (attachement au régalien et, dans le même temps, à l’État-providence), le mouvement existentiel des classes populaires et moyennes est une réponse au nihilisme d’en haut. Donc à votre question, je répondrais plutôt que nous avons peut-être assisté au baroud d’honneur du monde d’en haut.

Dans votre dernier livre Les Dépossédés , vous mettez en lumière la politique de la peur et une forme de « brume médiatique » qui l’accompagne. Avons-nous eu une nouvelle démonstration de l’efficacité de cette politique ?

Oui, un classique. L’idée est toujours la même : invisibiliser une réalité qui donne à voir la responsabilité des classes supérieures, ce que j’appelle leur empreinte sociale, dans le chaos ambiant. Donc, oui, logiquement, nous avons effectivement assisté à une véritable procession de clercs, d’experts à moitié ou totalement aveugles et sourds à la réalité. C’est d’ailleurs en partie efficace, mais, n’oubliez pas une chose, cette brume médiatique ne touche que les populations les plus consommatrices d’information, catégories supérieures et retraités. Désormais autonome, la majorité ordinaire est peu réceptive aux prêches des clercs.

Au-delà de ce que vous appelez « la brume », quel bilan tirez-vous de ces élections à répétition ?

Pour le pouvoir, ces trois élections sont trois échecs. Ensuite, c’est le plus important, elles viennent encore confirmer l’existence de deux continuums socioculturels qui n’en finissent pas de se séparer. La France périphérique, fragilisée par le modèle, mais majoritaire, et une France des métropoles globalisées, où se concentrent emplois et richesses, mais structurellement minoritaire. Cette opposition entre les planètes « Métropolia » et « Périphéria » (Jean-Claude Michéa m’a conseillé de les nommer ainsi) permet de comprendre les dynamiques culturelles et politiques à l’œuvre dans tous les pays occidentaux.

Le concept de « France périphérique » agit comme un révélateur, c’est pourquoi les clercs des médias ou de l’académie, qui ne peuvent plus nier ces dynamiques, utilisent maintenant des périphrases pour renvoyer cet ensemble majoritaire (petites villes, villes moyennes et rurales) à des « marges ». On parle ainsi de « France des campagnes » (en sous-entendant l’urbanophobie des ploucs), de « France périurbaine » (expression technocratique particulièrement brumeuse ; le périurbain des Yvelines par exemple n’a rien en commun avec le périurbain de Saint-Dizier), la France « des bourgs », « des sous-préfectures », « la France rurale » ; autant d’expressions qui permettent de panéliser et de minorer le continuum socioculturel majoritaire situé à l’écart des villes globalisées.

Ce qui est frappant aussi est l’attachement des gens à leur mode de vie. C’est vrai des habitants de la France périphérique, mais aussi de ceux des métropoles. Car, contrairement à ce qu’on imagine, les métropolitains ne sont pas des « nowhere », ils sont au contraire très attachés à leur mode de vie, à leur territoire, celui de Métropolia ! Derrière son refus de toute altérité sociale, la bourgeoisie métropolitaine murmure discrètement un radical : « On est chez nous. »

L’Assemblée nationale est pourtant désormais divisée en trois blocs, qui semblent irréconciliables. Cela ne contredit-il pas votre analyse d’une France fracturée en deux ?

Oui, mais c’est un trompe-l’œil. À l’Assemblée, il y a trois groupes politiques, mais, dans le pays, deux réalités socioculturelles, deux expériences humaines ; quelles que soient les régions. Par ailleurs, comment identifier sérieusement ces groupes politiques à un moment de désidéologisation généralisée et d’évaporation du clivage gauche-droite. Le tripartisme est une construction pratique, mais qui ne tient pas sur les sables mouvants de la recomposition culturelle. Le RN n’est pas plus « la droite » que le NFP n’est « la gauche », quant à Ensemble, il est à peine un parti et encore moins un mouvement en marche.

Dans ce théâtre d’ombres, le NFP peut par exemple être majoritaire à l’Assemblée alors que la gauche est morte en 1983 en abandonnant la question sociale et, accessoirement avec elle, les classes populaires. D’ailleurs, le Nouveau Front populaire n’attire plus les classes populaires (pas même le fantasmagorique « électorat de banlieue » largement indifférent à sa rhétorique, comme le prouve l’abstention majoritaire dans ces communes), mais essentiellement des classes moyennes et supérieures (les CSP+ ont voté majoritairement à gauche).

Que révèle le rapprochement entre les électorats mélenchoniste et macroniste entre les deux tours alors que tout semblait les opposer ? Comment expliquez-vous que les consignes de vote aient été aussi bien appliquées ?

Si l’on met à l’écart l’héritage électoral de la gauche (quelques régions historiques, comme le Sud-Ouest) ou les territoires riches et proeuropéens de la macronie (comme l’Alsace), l’essentiel du stock de voix de la gauche et du camp présidentiel est situé dans les mêmes lieux : les métropoles globalisées. C’est donc dans ces citadelles gentrifiées que ces deux électorats se concentrent.

Les « bourgs » du Moyen Âge portent aujourd’hui un nom : la métropole globalisée. Or, « celui qui habite le bourg » s’appelle le « bourgeois ». Ces lieux, désormais clos et vidés de toute présence populaire (à l’exception de la main-d’œuvre dont la nouvelle bourgeoisie des grandes villes a besoin et qu’elle concentre dans les quartiers de logements sociaux), sont devenus des laboratoires culturels d’où émergent les nouvelles figures de la bourgeoisie contemporaine.

Logiquement, leur sociologie reflète celle des grandes villes : surreprésentation des catégories supérieures, sous-représentations des classes populaires. Le différentiel entre les deux électorats se joue uniquement sur les revenus et le statut. La petite bourgeoisie culturelle, les professions moyennes de la fonction publique pour la gauche et la bourgeoisie huppée, les retraités aisés, les chefs d’entreprise pour le camp présidentiel. Mais, géographiquement et culturellement, ces gens vivent dans le même bain culturel. Un bocal de plus en plus homogène socialement et culturellement, un continuum socioculturel dans lequel les classes populaires et moyennes sont persona non grata. Cet habitus explique, plus encore que les manœuvres politiciennes, la force du barrage républicain.

Dans ce bocal métropolitain, la comédie humaine de Balzac qui se réécrit avec les normes et valeurs d’aujourd’hui : la bourgeoisie et la petite bourgeoisie se croisent, se méprisent parfois, sont en concurrence. Comme au XIXe siècle, la petite bourgeoisie rêve de s’élever à un rang supérieur mais craint aussi sa prolétarisation croissante. La concurrence est aussi politique puisque les deux bourgeoisies (qui symboliquement dominent la capitale, l’Est pour la petite bourgeoisie, l’Ouest pour la grande) sont en lutte pour la gouvernance métropolitaine. Mais toutes les deux bénéficient du modèle dominant, et singulièrement, comme dans le théâtre balzacien, du renchérissement du foncier. Et puis, surtout, elles mettent en avant, comme la bourgeoisie du XIXe siècle, des valeurs qui confortent aujourd’hui leur supériorité morale et donc leur position de classes. Le « salon » a toujours été adossé à la morale de son époque, la nôtre ne fait pas exception.

Or, moins le modèle économique fonctionne pour la majorité ordinaire, plus la grande et la petite bourgeoisie ont besoin de produire de nouvelles morales, un nouveau ciel étoilé : l’antiracisme dévoyé (tirer du prestige de la culture de « l’Autre » en gardant ses distances sociales), le féminisme dévoyé (ce qui n’empêche pas le harcèlement), écologie dévoyée (dans des villes ayant le pire bilan carbone), etc., pour justifier leur domination. Ces Dorian Gray du progressisme métropolitain incarnent à merveille l’alliance du libéralisme économique et du libéralisme culturel, dont les ressorts ont été parfaitement décrits par Jean-Claude Michéa.

La recomposition politique s’accompagne donc d’une recomposition culturelle ?

C’est précisément l’inverse. Dans le bocal métropolitain comme dans la France périphérique, la fermentation culturelle est en cours, qui contraint à la recomposition politique ; une recomposition qui n’est portée par aucune idéologie, mais par la volonté des uns et des autres de préserver ce qu’ils ont et ce qu’ils sont.

En parlant de culture, vous avez été interpellé par une tribune d’Ariane Mnouchkine publiée dans Libération, dans laquelle la metteuse en scène reconnaît que « les gens de culture sont en partie responsable de la montée du RN ».

Oui, il faut la citer : « Nous gens de gauche, nous, gens de culture. On a lâché le peuple, on n’a pas voulu écouter les peurs, les angoisses. Quand les gens disaient ce qu’ils voyaient, on leur disait qu’ils se trompaient, qu’ils ne voyaient pas ce qu’ils voyaient. Ce n’était qu’un sentiment trompeur, leur disait-on. Puis, comme ils insistaient, on leur a dit qu’ils étaient des imbéciles, puis, comme ils insistaient de plus belle, on les a traités de salauds (…). Une partie de nos concitoyens en ont marre de nous : marre de notre impuissance, de nos peurs, de notre narcissisme, de notre sectarisme, de nos dénis. »

Ariane Mnouchkine parle d’or. La metteuse en scène semble avoir compris que les gens ordinaires en ont assez de se faire donner la leçon par des Tartufes. Cette déclaration, ne va pas renverser la table dans le monde paradoxalement fermé de la culture, mais il illustre ce que j’appelle le soft power des classes populaires. Nous n’en sommes pas encore à une épiphanie du monde de la culture, mais au début d’une prise de conscience. Or, dans un milieu qui contribue depuis des décennies à produire des représentations qui dénigrent les classes populaires, cela n’est pas rien.

Le vote RN, pour l’heure systématiquement perdant au second tour, ne condamne-t-il pas, in fine, les classes populaires à l’invisibilité en dehors des campagnes électorales ? La réponse à cette question dépend-elle des abstentionnistes ?

Je rappelle que le RN n’est qu’un révélateur, un élément, d’un mouvement beaucoup plus vaste, qui porte sa dynamique, mais qui le dépasse. D’ailleurs, en dehors des campagnes électorales, les classes populaires ont déjà démontré qu’elles étaient tout à fait capables d’être visibles et même de continuer à offenser les gens intelligents qui nous gouvernent. Leur autonomie culturelle rend désormais possible tous les basculements sociaux ou politiques et ce d’autant plus qu’aujourd’hui la France, déjà désindustrialisée et surendettée, repose sur une dangereuse faille sismique, celle d’un État-providence qui « tient tout », mais qui est en train de se fissurer.

[1"There is no such thing as society. There are individual men and women, and there are families. And no government can do anything except through people, and people must look to themselves first", Woman’s Own magazine, 31 octobre 1987 (note de la rédaction CLR).


Voir aussi dans la Revue de presse le dossier Christophe Guilluy dans la rubrique La gauche et les classes populaires dans Gauche (note de la rédaction CLR).


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