Revue de presse

Chloé Morin : « Pour les wokistes, la fin justifie tous les moyens » (La Tribune Dimanche, 4 fév. 24)

(La Tribune Dimanche, 4 fév. 24). Chloé Morin, politologue 4 février 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Chloé Morin, Quand il aura vingt ans, Fayard, 7 février 2024, 320 p., 21,50 €.

"ENTRETIEN - Ils effraient souvent, indiffèrent parfois... Les militants néoféministes ou décoloniaux constituent-ils un phénomène de gauche radicale comme un autre ? Dans son dernier livre, Chloé Morin a mesuré l’ampleur du wokisme et le danger qu’il représente pour la démocratie.

Nicolas Prissette

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Lire « Pour les wokistes, la fin justifie tous les moyens ».

[...] Pour moi, le wokisme est une vision manichéenne, où le monde se compose uniquement de dominants et de dominés, chacun étant enfermé dans sa case étanche et sans autre perspective que le conflit. Les dominants, ce sont les hommes, l’Occident, Israël... Les dominés sont les femmes, les anciennes colonies, les Palestiniens... L’objectif poursuivi est simple : renverser les rapports de domination. Ce mode de pensée s’est installé dans les débats, dictant l’agenda médiatique grâce à une grande maîtrise des codes des réseaux sociaux et des médias d’information continue. Les activistes wokes considèrent que la fin justifie tous les moyens. Ainsi, ils n’hésitent pas à piétiner la présomption d’innocence, ou encore à intimider leurs cibles : des pièces de théâtre et des conférences ont été empêchées, la censure gagne dans l’édition et le cinéma, dans les entreprises. Par peur de représailles, de plus en plus de citoyens n’osent plus exprimer leur désaccord. [...]

Comment expliquez-vous cette radicalité ?

On touche ici à des sujets auxquels les Français sont attachés : la lutte contre les discriminations, l’égalité, le combat contre le sexisme et ses violences. Ces causes nourrissent une forme d’impatience, notamment chez les plus jeunes. Et, pour certains, comme je le disais, la fin en vient à justifier tous les débordements, même les moins démocratiques. Notre héritage révolutionnaire ou l’exemple du trotskisme devraient pourtant nous rappeler que, lorsqu’on utilise tous les moyens au service d’une cause messianique, cela ne se finit jamais très bien... On écrase sans états d’âme la présomption d’innocence, les principes du contradictoire nécessaires à des procès équitables, l’habeas corpus, l’universalisme des Lumières... Ce sont bien les moyens, davantage que les objectifs poursuivis, qui distinguent le wokisme de la gauche républicaine et universaliste.

Ce clivage entre l’action directe et la négociation a toujours existé à gauche, depuis les mouvements ouvriers du XIXe siècle...

Les jeunes se tournent vers le wokisme parce qu’ils croient que la gauche sociale-démocrate a échoué à combattre les discriminations. Or l’égalité est au cœur du logiciel de la gauche. Le problème, c’est que le chemin emprunté par les activistes risque de disqualifier l’ensemble de ceux qui se battent pour la faire progresser. Car enfin, la question mérite d’être posée : qui profite du rejet grandissant du wokisme ? Les conservateurs et tous ceux qui disqualifient le combat pour l’égalité ! La gauche républicaine doit reprendre le dessus, regarder en face ces dérives, et s’en détacher clairement. Sinon, j’ai la certitude qu’elle ne reviendra pas au pouvoir avant de très longues années.

Sont-ils vraiment dangereux ou simplement zélés et bruyants ?

Outre le fait qu’ils pourraient condamner durablement à la marginalité le combat pour l’égalité, ils ont de nombreux effets nocifs. On juge acceptable de remplacer une injustice par une autre. On balance des noms sur les réseaux, on détruit des carrières et des réputations. Le directeur de Sciences-Po Paris, Mathias Vicherat, n’est ni visé par une plainte, ni encore moins condamné, mais on exige sa démission séance tenante au nom d’une certaine idée de l’exemplarité. Nicolas Bedos, qui n’a été ni jugé ni condamné par la justice, se voit interdire par Amazon de faire la promotion de sa série Alphonse, mais aussi, avec lui, l’intégralité du casting, de Jean Dujardin à Charlotte Gainsbourg. On censure, on efface, on intimide, on dénonce... La justice s’est construite pour mettre fin, notamment, à la vengeance privée. Et voilà qu’on revient, avec l’aide précieuse des réseaux sociaux et la complicité active de certains médias, au Moyen Âge. [...]

Vous soulignez aussi l’antisémitisme de la pensée woke.

Elle considère que l’État hébreu est un colonisateur, et ne tient aucun compte des circonstances de sa naissance, à savoir la Shoah. Les Juifs sont des dominants (des Palestiniens), et ne peuvent donc pas être en même temps des victimes. Donc l’antisémitisme n’existe pas, c’est un point aveugle de la pensée woke. C’est pour cela aussi qu’ils ne condamnent pas le terrorisme du Hamas. Je note aussi que le patriarcat est toujours dénoncé, sauf le patriarcat musulman. Car, pour eux, les musulmans font partie des dominés.

A-t-on échoué à transmettre les valeurs universalistes aux jeunes générations ? Les parents nés dans les années 1960 ou 1970, qui ont vu chuter le communisme, ont-ils cru que le progrès irait de soi ?

Oui, le wokisme fait partie des conséquences d’un échec de la transmission de nos valeurs et principes fondamentaux. Rendez-vous compte : au pays de Charlie, la moitié des Français pensent qu’on ne devrait pas critiquer les religions ! Or l’idée qu’il ne faudrait jamais offenser quiconque est d’une grande perversité : c’est la fin du débat public. Il y aura toujours quelqu’un pour se dire offensé par vos propos. Si le ressenti individuel devient la limite de toute expression, alors tout le monde se taira. On aboutit à une dictature horizontale. [...]"


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