(Le Monde, 30 août 24) 5 septembre 2024
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Lire "Chamanisme made in France".
« Nouvelles spiritualités des jeunes » (4/6). Entrer en transe au son du tambour, consommer de l’ayahuasca… Sous nos latitudes, les néochamans séduisent une jeunesse désireuse d’explorer son inconscient et d’interroger son rapport au vivant. Non sans danger.
Par Margherita Nasi
Allongées sur le sol, les yeux bandés, une trentaine de personnes respirent à l’unisson. Elles gonflent leur poitrine puis expulsent l’air vigoureusement, portées par des mélodies intenses, ponctuées de rythmes tribaux. L’atmosphère se charge d’encens et d’émotions. Quelques mains se crispent, des jambes sursautent, des corps tremblent. Larmes et sanglots se mêlent aux éclats de rire. Des cris résonnent dans la salle, dont un lancinant : « Je t’aime ! »
Cet exercice de respiration chamanique s’est tenu au printemps, en banlieue de Lyon, dans un grand loft industriel, le plus souvent loué comme salle de danse ou de réception. « En modulant le souffle jusqu’à l’hyperventilation, le cerveau bascule en mode sommeil, sauf qu’on est réveillés », explique Charlotte Hoefman. Sourire serein et cheveux bruns, la jeune femme de 32 ans anime des retraites qui mêlent yoga, chant de mantras et techniques chamaniques comme la respiration ou le voyage au tambour.
Des « outils » découverts dans sa vingtaine, à la suite du décès brutal de son père. Fraîchement diplômée de Sciences Po Lyon, Charlotte Hoefman entre alors en état de sidération. Pendant six mois, elle est clouée au lit. Puis finit par acheter un aller simple pour le Népal et voyage deux ans durant. Elle gravit des sommets de plus de 5 000 mètres, découvre le yoga en Inde et le chamanisme en Mongolie, où elle entre en transe, portée par le son du tambour. « Mes mâchoires claquaient, mes paupières se sont révulsées, j’ai pris peur. Plus tard seulement j’ai appris que certains sons nous font basculer dans un état modifié de conscience, un sujet qui fait l’objet d’investigations scientifiques. Ça m’a rassurée et passionnée. »
« Réveil des consciences »
Pourtant, dans ses stages comme sur les réseaux sociaux, où elle comptabilise plus de cent mille abonnés, Charlotte Hoefman évite les références au chamanisme, préférant parler de « réveil des consciences ». « Je fais du chamanisme sans le dire. Prononcer ce terme, c’est susciter tout un tas de projections. Les uns s’attendent à entrer en transe, les autres à voir leur animal totem, d’autres encore à prendre des psychotropes. Le chamanisme est galvaudé. »
Cercles de tambours, festivals, huttes de sudation – une sorte de sauna amérindien qui permettrait de communiquer avec les esprits –, le chamanisme se déploie en France sous de multiples visages. « Les apprentis chamans ont des parcours variés, constate l’anthropologue indépendante Laetitia Merli. Ils choisissent la tradition qui leur correspond le mieux, ils bricolent leur propre spiritualité. »
L’engouement pour le chamanisme, un terme vernaculaire d’origine sibérienne, remonte aux années 1960. Une nouvelle génération se rend alors en Amérique centrale et du Sud, « portée par l’idée que l’homme pourrait se régénérer au contact de ces populations soi-disant primitives, renouer avec quelque chose que nous aurions perdu avec les processus d’urbanisation, de sécularisation et d’industrialisation », retrace l’anthropologue David Dupuis, rattaché à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux.
Aujourd’hui, c’est dans un contexte de crise sociale et écologique que les jeunes s’intéressent au chamanisme, perçu comme l’expérience religieuse originelle. « Le chamanisme renvoie à un envers de la modernité occidentale, en ce qui concerne la santé mais aussi notre rapport au vivant », poursuit David Dupuis, également commissaire de « Visions chamaniques », au Musée du quai Branly. L’exposition, qui s’est terminée en mai, présentait un panorama des images visionnaires induites par l’ayahuasca.
Ce breuvage hallucinogène, popularisé par la Beat generation des années 1960, reste une des principales portes d’entrée du chamanisme. Selon un rapport de l’International Center for Ethnobotanical Education, Research and Service, 4 millions d’individus en auraient consommé au moins une fois dans leur vie. Seulement 10 % d’entre eux appartiennent à des groupes indigènes. La consommation de cette plante chargée en diméthyltryptamine, une molécule psychotrope rebaptisée « molécule de Dieu », est un phénomène de plus en plus répandu dans le monde occidental. En Europe, les retraites avec prise d’ayahuasca, substance illégale en France, se multiplient.
Cyrille, 44 ans, psychopraticien spécialisé en hypnose, en consomme régulièrement en Belgique. Le rituel dure une nuitée, témoigne le psychothérapeute : « Il n’y a aucune proposition de système de croyances. Chacun vient avec son monde psychique et ses intentions. Pour moi, c’est de la psychothérapie induite par des agents pharmacologiques. »
Balthazar Benadon, 33 ans, a découvert la plante aux résonances mystiques en 2016, en Espagne : « Je travaillais comme agent immobilier à Paris, avec l’impression d’avoir capitulé face aux pressions sociales. L’ayahuasca a réveillé un feu sacré en moi, l’inspiration fondamentale qu’on peut avoir à habiter dans le monde. » Depuis, le trentenaire a déménagé au Pays basque. Il propose des retraites dans des pays à la législation plus souple : « Parmi les personnes que j’accompagne, certaines en parlent à leur médecin généraliste. C’est la mode. »
Trop peut-être, met en garde Zoë Hababou, cofondatrice de l’association Decriminalize Nature France, un mouvement de sensibilisation à la valeur des substances psychédéliques : « On paie plusieurs centaines d’euros pour prendre de l’ayahuasca le week-end, puis retourner au travail le lundi, dans une optique consumériste. Les soi-disant chamans qui encadrent la prise du breuvage n’ont souvent aucune compétence. »
La Miviludes, qui a traité cinquante-neuf saisines sur le chamanisme pour l’année 2021, appelle à la vigilance. Sur son site, on lit que la consommation d’ayahuasca « dans le cadre de “stages” dont les intervenants n’ont reçu aucune formation médicale sérieuse peut être d’une efficacité redoutable dans le processus d’emprise mentale exercé par un gourou sur ses adeptes ».
« Expériences radicales »
Certaines retraites associent l’ayahuasca à Bufo alvarius, un crapaud originaire du désert de Sonora, au Mexique, dont le « venin » – en fait, un mucus toxique – provoquerait une extase spirituelle : « On fume le liquide dans des pipes en verre, on s’écroule au bout de deux secondes tellement c’est fort. Il faut faire attention à ces expériences radicales », prévient Zoë Hababou. L’autrice d’une série d’ouvrages sur la médecine amazonienne a participé à une centaine de cérémonies d’ayahuasca. Elle conseille ceux qui souhaitent en consommer dans les règles de l’art : « En retraite dans la jungle, on suit un régime qui exclut le sel, le sucre, la viande, les laitages et les relations sociales. »
Répandu en Amazonie, mais aussi de plus en plus en Mongolie, autre berceau du chamanisme, le tourisme chamanique fait évoluer les coutumes locales. « Dans ce contexte, autochtones n’utilisent plus l’ayahuasca pour convoquer les esprits du gibier, mais pour soigner le burn-out ou la dépression », relate David Dupuis. Là où le chamanisme tisse des relations avec des êtres invisibles, le néochamanisme, plus narcissique, mobilise l’ayahuasca pour mieux se connaître soi-même : « On peut voir y voir une dégradation d’une pratique ancestrale, critiquer une forme d’appropriation culturelle. Mais il s’agit aussi d’un laboratoire d’élaboration de nouvelles pratiques thérapeutiques et spirituelles », explique l’anthropologue.
Loin de s’opposer, usages chamaniques et préoccupations occidentales peuvent se combiner. A terme, Charlotte Hoefman envisage de proposer des retraites au Pérou. Elle se remémore sa propre prise d’ayahuasca comme le moment « le plus intense de [s]on existence » : « D’un seul coup, j’ai ouvert les yeux et perçu les choses avec une autre clarté. »
Voir aussi dans la Revue de presse tout le dossier Le Monde "Nouvelles spiritualités des jeunes" (août 24) (note de la rédaction CLR).
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