Revue de presse / livre

"« Charlie » : Lançon, penser les plaies" (Libération, 12 av. 18)

15 avril 2018

"Rescapé de l’attentat du 7 janvier 2015, le journaliste de « Libération » et de « Charlie Hebdo », gravement touché à la mâchoire, raconte dans « le Lambeau » l’avant, le pendant et l’après."

Philippe Lançon, Le Lambeau, Gallimard, 2018, 512 p., 21 e.

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"Il a commencé à enquêter sur lui-même bien avant d’avoir l’idée de raconter l’attentat contre Charlie Hebdo dont il a été un des rares rescapés. « Ma mémoire était brouillée, comme si je n’avais plus accès à la personne que j’étais avant », nous a confié Philippe Lançon, qui publie ce jeudi le Lambeau, récit détaillé de l’attaque terroriste du 7 janvier 2015 et du calvaire hospitalier qui a suivi. La mâchoire emportée par une balle, le journaliste et écrivain raconte les longs mois d’opérations chirurgicales à répétition, d’espoirs et de désespoir, de déconstruction et de reconstruction, de douleurs et de rares moments d’infimes plaisirs.

Des mois dont aucun détail ne nous est épargné : ni sur l’horreur des quelques minutes qui ont permis aux frères Kouachi de tuer de sang-froid douze personnes et d’en blesser onze ; ni sur les chairs meurtries, le péroné greffé sur le reste de menton et les poils qui finissent par pousser dans la bouche, les fonctions organiques perturbées, les humeurs suintantes ; ni sur l’épuisement, la culpabilité, le découragement, la colère, et puis, un jour, le retour à la vie. C’est précisément cette crudité qui fait de ce livre un témoignage rare, fascinant autant qu’effrayant. « Oublier le moins possible devient essentiel quand on devient brutalement étranger à ce qu’on a vécu, quand on se sent fuir de partout », écrit-il.

« Une énigme »

A quoi pense-t-on dans les vingt-quatre heures précédant une telle tragédie ? A-t-on la prescience de ce qui va advenir ? Les signes sont-ils là qu’il suffirait de saisir pour comprendre le drame qui couve ? C’est ce que Lançon a tenté de comprendre en reconstituant les dernières heures du 6 janvier. Ce soir-là, il accompagnait une amie au théâtre. Critique culturel à Libération et chroniqueur à Charlie Hebdo, il fait partie de ces êtres qui se nourrissent de tout. Il n’avait aucune commande de quiconque et se rendait « les mains dans les poches et le cœur léger » aux Quartiers d’Ivry où l’on jouait une pièce de Shakespeare, la Nuit des rois. Il se souviendra plus tard que le décor était constitué de lits blancs d’hôpitaux.

A peine la représentation entamée, il a sorti son stylo et un carnet. « Le dernier mot que j’ai noté ce soir-là, dans le noir et de travers, est de Shakespeare : "Rien de ce qui est, n’est", écrit-il. Si j’ai à peu près tout oublié du spectacle, sauf certains détails qui ne sont pas sans importance, je n’ai cessé de lire et relire depuis la Nuit des rois. Je l’ai sans doute lue de la plus mauvaise façon possible, comme une énigme, pour y trouver des signes ou des explications à ce qui allait arriver. Je savais que c’était stupide, ou du moins assez vain, mais cela ne m’a jamais empêché de le faire et de penser malgré tout, de sentir plutôt, qu’il y avait dans ce concours de circonstances quelque chose de plus vrai que dans le constat de son incohérence. Shakespeare est toujours un excellent guide lorsqu’il s’agit d’avancer dans un brouillard équivoque et sanglant. Il donne forme à ce qui n’a aucun sens et, ce faisant, donne sens à ce qui a été subi, vécu. »

« Une sensation »

Le matin du 7 Janvier, il s’est réveillé « de mauvaise humeur, fatigué par un je-ne-sais-quoi d’insatisfait ». Peut-être cette émission avec Michel Houellebecq, regardée à la télé avant de s’endormir au retour du théâtre. Le week-end précédent, Lançon avait publié dans Libé une critique du nouveau roman de Houellebecq, Soumission, qui agitait le fantasme de l’arrivée au pouvoir des islamistes en France. Un roman qui devait paraître le… 7 janvier. Ce matin-là, alors qu’il faisait ses exercices de gym sur son tapis rapporté de Bagdad au son de la radio, il a de nouveau entendu… Houellebecq. « Les tueurs se préparaient donc au moment où il parlait d’une voix faussement endormie de République et d’islam. Ils vérifiaient leurs armes tandis qu’il murmurait ses provocations en mode mineur. Dans deux heures sa fiction serait dépassée par une excroissance du phénomène qu’elle avait imaginé. » Après coup, Lançon a tenté de retrouver chaque seconde d’action et de réflexion de ces instants qui ont précédé la tragédie. « Il ne s’agirait pas de noter les choses essentielles, les grandes étapes, cela c’est une perspective d’homme vivant et bien portant. Il n’y aurait d’abord que les toutes petites choses, celles des dernières minutes, les toutes petites cendres de la dernière cigarette du condamné, celui qui ne sait pas encore que la sentence est prononcée et que le bourreau est en route, avec armes et bagages dans le coffre d’une voiture volée. »

Ce 7 janvier vers 10 h 30, la France est loin d’être Charlie. Le journal satirique est en perte de vitesse, à court de moyens, et son équipe une bande de vieux potes que plus rien n’effraye et que soudent le goût de la liberté et sens de la dérision. D’ordinaire à l’heure, Lançon est arrivé en retard ce matin-là. Jusqu’au dernier moment il a hésité à filer directement à Libé ou à s’arrêter chez Charlie pour assister à la conférence de rédaction hebdomadaire. C’est en chemin, sur les grands boulevards, qu’il a décidé de faire un crochet par Charlie. La conférence a commencé, tout le monde est assis, une place l’attend au fond, entre Bernard Maris et Honoré. Le détail a son importance, dans quelques instants les deux hommes vont être abattus.

Il est environ 11 h 25 quand il se lève et enfile son caban, il est temps pour lui de regagner Libé. Avant de partir, il veut montrer à Cabu un livre de jazz qu’il a dans son sac. Bernard Maris s’approche et lui demande s’il ne veut pas écrire sa prochaine chronique sur… Houellebecq. Lançon s’exclame qu’il l’a déjà fait dans Libé, qu’il ne tient pas à en faire « une resucée ». Le mot fait mouche, Charb s’amuse : « Oh si, s’il te plaît, fais-nous une resucée. » Ce sera sa dernière blague. « C’est à cet instant qu’un bruit sec, comme de pétard, et les premiers cris dans l’entrée ont interrompu le flux de nos blagues et de nos vies. […] Lorsqu’on ne s’y attend pas, combien de temps faut-il pour sentir que la mort arrive ? » écrit-il. Tout va ensuite très vite, même si chaque seconde pèse une tonne. « J’ai entendu une femme crier : "Mais qu’est-ce que…", une autre voix de femme crier : "Ah !", une autre voix encore pousser un cri de rage, plus strident, plus agressif, une sorte de "Aaaaaah", mais celle-là, je peux l’identifier, c’était la voix d’Elsa Cayat. Pour moi, son cri signifiait simplement : "Mais qu’est-ce que c’est que ces connaaaaards ?!" La dernière syllabe s’est étirée d’une pièce à l’autre. Il y avait dedans autant de rage que d’effroi, mais il y avait encore beaucoup de liberté. Peut-être est-ce le seul instant de ma vie où ce mot, liberté, a été plus qu’un mot : une sensation. »

Les lignes et les pages qui suivent sont à la limite du soutenable, on est dans la pièce de cet immeuble sans charme de la rue Nicolas-Appert. On perçoit les derniers regards, les espoirs vains, l’incompréhension. C’est à peine si la peur y a sa place. « J’étais maintenant à terre, sur le ventre, les yeux pas encore fermés, quand j’ai entendu le bruit des balles sortir tout à fait de la farce, de l’enfance, du dessin, et se rapprocher du caisson ou du rêve dans lequel je me trouvais. Il n’y avait pas de rafales. Celui qui avançait vers le fond de la pièce et vers moi tirait une balle et disait : "Allah akbar !" Il tirait une autre balle et répétait : "Allah akbar !" Il tirait encore une autre balle et répétait encore : "Allah akbar !" […] C’était un génie qui sortait d’une lampe noire, et peu importe la main qui l’avait frottée. L’abjection vivait sans limites et d’être sans limites. […] Il y a eu encore des balles, des secondes, des "Allah akbar !". Tout était à la fois brumeux, précis et détaché. […] J’ai ouvert un œil et vu apparaître, sous la table, de l’autre côté près du corps de Bernard, deux jambes noires et un bout de fusil qui flottaient plus qu’ils n’avançaient. J’ai fermé les yeux puis je les ai de nouveau ouverts, comme un enfant qui croit que nul ne le verra s’il fait le mort. […] J’attendais simultanément l’invisibilité et le coup de grâce. »

C’est une scène de guerre qu’il décrit. Et c’est une chirurgie de guerre qui va peu à peu lui permettre de redevenir non pas celui qu’il était avant, car celui-ci est un autre qui n’existe plus, mais au moins un homme capable de reprendre le cours d’une vie où le temps, les êtres, l’art - et notamment la musique et la littérature - ont acquis une valeur particulière.

« Une certaine paix »

Qu’est-ce qui permet de tenir quand on a vu la mort de si près ? Quand on a aperçu la cervelle s’écouler du crâne d’un collègue et ami ? Quand on est défiguré et perclus de douleurs ? C’est là que le témoignage de Lançon a valeur universelle : on n’est plus le même mais on peut reprendre goût à la vie. Les femmes ont joué un grand rôle dans la reconstruction, elles sont omniprésentes dans le livre : les amies, l’amoureuse, mais aussi la mère et les grands-mères, qui lui insufflent, de là ou de l’au-delà, les forces nécessaires pour se raccrocher à la moindre branche. Notamment cette grand-mère paternelle dont on découvre qu’elle avait été donnée pour morte après un accident de voiture qui l’avait défigurée et qui avait dû subir une trentaine d’opérations chirurgicales et de reconstruction faciale. Déjà.

La nourriture n’existe pas dans les premiers mois, Lançon est alimenté par sonde, c’est la musique qui va le porter et le nourrir. Voire accompagner certaines opérations. « La musique de Bach, comme la morphine, me soulageait. Elle faisait plus que me soulager : elle liquidait toute sensation de plainte, tout sentiment d’injustice, toute étrangeté du corps. Bach descendait sur la chambre et le lit et ma vie, sur les infirmières et leur chariot. Il nous a tous enveloppés. Dans sa lumière sonore chaque geste s’est détaché et la paix, une certaine paix, s’est installée. » Le pire, c’est que l’hôpital devient un cocon. « J’ai éprouvé un certain bonheur à résider ici sans téléphone, sans télévision, presque sans radio, sous surveillance policière permanente […]. Le sens du combat s’était simplifié », écrit-il. En sortir est une nouvelle violence. Surtout quand, tentant une première sortie mondaine, il tombe sur… Houellebecq.

Alexandra Schwartzbrod"

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