Par Etienne Gernelle et Christophe Ono-dit-Biot. 14 octobre 2019
[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
Riss, Une Minute quarante-neuf secondes, Actes Sud-Les Echappés, oct. 19., 320 p., 21 €
"Le directeur de « Charlie Hebdo » a pris une balle dans l’épaule le 7 janvier 2015. Il publie un récit rageur et tendre, un brûlot politique.
Quand un livre vous a-t-il fait pleurer pour la dernière fois ? Nous, c’est lorsqu’on a lu « Une minute quaranteneuf secondes », signé Riss. Une minute quarante-neuf secondes : le temps que les frères Kouachi ont passé dans les locaux de Charlie Hebdo. Assez pour décimer la rédaction, assez pour nous faire tous passer d’un monde à l’autre. C’est un blessé que l’on rencontre au Point. Il a pris une balle dans l’épaule le 7 janvier 2015. Légèrement voûté, le regard bienveillant et, parfois, un rire de cour d’école. Riss, alias Laurent Sourisseau, journaliste, dessinateur et patron de Charlie Hebdo, dégage une force impressionnante. On a, malgré cela, envie de le prendre dans ses bras. Il nous dit qu’il n’y a plus rien à soigner, mais on sent qu’il a pas mal de bleus à l’âme. Comment oublier que ceux de Charlie sont morts en défendant notre liberté ? Avec leurs crayons et leurs blagues au second degré contre des kalachnikovs qui se contentent du premier. Pointées par des extrémistes, en l’occurrence islamistes, venus pour tuer. Quatre ans et demi après la tuerie, Riss a donc pris la plume. Avec une humilité rageuse, dans un livre aussi entier que lui, qui tient à la fois de la littérature et du brûlot politique, du roman de formation et de l’appel au sursaut, il mêle le récit de son enfance, « dans des villes rassurantes », le souvenir du bocage et des guerres vendéennes, la vie de reportages - Mozambique, Bethléem -, l’amour du dessin et les franches rigolades avec Cabu l’antimilitariste parmi les légionnaires enthousiastes : « Cabu, c’est super ! Je vous regardais quand j’étais petit au "Club Dorothée" ! » Et puis il y a le récit de l’attentat, qui prend à la gorge dans « l’air blanchi par la poudre », la mort des copains, l’hôpital, la lutte pour la survie de son journal, des portraits bouleversants de Cabu, Charb, Wolinski et les autres. On y suit son apprentissage de la mort, du corps froid de son grand-père à ceux de ses amis de Charlie. Un cheminement philosophique et intime. Mais « Une minute quarante-neuf secondes » est aussi - beaucoup - un livre de combat contre les assassins et ceux qui recherchent l’apaisement dans la lâcheté. Ceux qu’il n’hésite pas à qualifier, avec calme et au moyen d’une argumentation solide, de « collabos ». Charlie a-t-il perdu ? Riss ne se résout pas à cette idée. Pas vraiment. Pas le genre. Mais il est difficile, à le lire et à l’écouter, de ne pas être saisi avec lui par la colère et la tristesse, en constatant l’abandon par beaucoup de ce qui avait fait marcher les gens le 11 janvier 2015 : une certaine idée de la liberté. Et de la dignité face à l’ennemi. Lui marche toujours. A sa manière : comique, tragique, tendre. On se bidonne, au coin d’une phrase, parce que le pilier de Charlie ne peut pas s’en empêcher. Et on retient son souffle quand il évoque les secondes de l’après : la main tendue du pompier, son regard qu’il détourne pour ne pas voir ses copains « comme ça ». Et puis ce corps étendu sur le passage. « C’était un copain de 25 ans. Pour atteindre la sortie, je n’avais pas d’autre solution que de l’enjamber. Aidé par le pompier, je me résolus à ce geste qui me fit honte. Je te demande mille fois pardon, mon vieux, mais je ne pouvais pas faire autrement. » N’ayez pas honte, cher Riss. Oh non !
Le Point : Comment va votre épaule ?
Riss : La blessure est présente. Tout le temps. Je sens la douleur, c’est comme des crampes, raide et dur. Le corps te rappelle que ça ne sera jamais plus comme avant. Te rappelle les limites de ta vie, tout ce que tu as perdu. Il y a des gens qui me disent : « Mais pourquoi tu te soignes pas ? » D’abord il n’y a plus rien à soigner, mais, surtout, ma gêne les gêne. Et la tête, le cœur ? Bah… Il faut faire bonne figure. Continuer. Faire un journal, ça distrait de la solitude, c’est bien d’être à l’intérieur. Mais c’est difficile de retrouver la confiance, pour ne pas parler de la candeur, que j’avais avant. Quand je regarde le monde, maintenant c’est comme si tout était transparent. Par exemple, je vois toutes les fêlures dans le squelette de la liberté d’expression. Tout ce qui déconne. Comme si j’étais un radiologue. Et qu’est-ce que vous voyez, docteur ? Les intellectuels qui font des contorsions. Les hommes politiques aussi. Si on publiait à nouveau les caricatures, on serait à nouveau seuls. L’attentat n’a pas rendu les gens plus courageux, au contraire… Mais je comprends maintenant que si la liberté d’expression est un grand principe, quand les gens sont confrontés à des vrais enjeux ils chient dans leur froc. C’est vrai qu’en en usant on peut se faire buter…
Il y a plusieurs passages rageurs dans le livre, notamment sur ceux que vous appelez les « collabos » : « On nous infligea de belles théories pour expliquer que les manifestations du 11 janvier étaient le fait d’une France blanche de zombies catholiques », écrivez-vous. Vous y fustigez les « délateurs de l’islamophobie », les « adeptes de la laïcité apaisée », les « trotsko-staliniens », les « petits soldats de cette gauche soi-disant radicale »…
Ceux qui nous ont traités de racistes, ceux qui réclament la « laïcité apaisée », oui… Mais ceux-là ne demandent jamais aux plus fanatiques de s’apaiser, ça non. Ils savent très bien d’où vient le danger. On ne va pas, nous les laïques, leur tirer dessus. Au pire, ils se font descendre dans Charlie, mais c’est avec un dessin… Les gens sont des petits animaux peureux qui vont là où ils espèrent qu’ils auront moins mal. C’est une manifestation de l’instinct de survie, sans doute.
Un instinct de survie qu’à « Charlie Hebdo » vous aviez perdu ?
Je suis pour une démocratie combattante. Ici, la vie est belle. Dès que tu sors de France, tu te rends compte combien ici c’est confortable, mais il ne faut jamais perdre ce goût pour le combat. Les moments de crise comme celui qu’on a vécu sont des moments de vérité dans une société. Avant, Charlie était comme tous les commentateurs : on émettait des jugements, on se moquait des gens. Et puis on s’est retrouvés dans une position politique. Comment faire pour continuer à défendre ce qu’on défendait avant ? On se dit, c’est vrai, ça va servir à quoi ? Peut-être qu’on parle dans le vide. Quand on se jette dans ce genre de combat, le contrecoup, c’est de s’apercevoir de la limite de ce qu’on pensait produire comme effets. J’ai toujours pensé, dès le moment où j’ai publié mes premiers dessins à La Grosse Bertha, que c’était comme si j’avais montré mon cul à tous les passants : c’est un risque de dessiner, il y a des choses qui t’échappent, il ne faut pas essayer de tout contrôler car, quand on dessine - quand on écrit aussi, d’ailleurs -, il manque quelque chose si on cherche à trop contrôler. On fait du mieux qu’on peut, on va loin, on veut modifier un peu les choses, mais est-ce qu’on ne s’épuise pas pour un résultat modeste ?
Est-ce que vous faites le bilan, est-ce que vous vous demandez si ça valait le coup, vu le prix, de publier les caricatures ?
C’est facile à dire quand on connaît la suite de l’histoire, mais on ne peut pas raisonner comme ça. Il ne doit pas y avoir de prix. On n’a pas à payer pour ça. Si tout devient monnayable, même en termes de vies, alors ce n’est plus une société vivable.
Disons-le autrement : est-ce que vous regrettez ?
Je ne regrette pas de l’avoir fait, on a dit ce qu’on était. Quand on l’a fait on avait une foi inébranlable dans ce qu’on faisait, la liberté d’expression, la démocratie, et je l’ai quand même encore un peu. Si j’ai des regrets, c’est sur ce qui s’est passé avant les événements… Tout ce qu’on a pu dire n’a pas été pris en compte, par le milieu intellectuel, médiatique, politique… Là j’ai des regrets, oui. J’ai relu récemment les numéros de 2013, et tous les dessins que faisait Charb, par exemple, alertaient. Tout était déjà clair, tout était écrit. Quand le journal a brûlé en 2011, on peut dire qu’on avait eu un avant-goût de ce qui allait arriver. Pour nous, c’était possible, mais pour beaucoup de gens ça ne l’était pas, et c’est peut-être à tous ceux-là qu’il faut poser la question : avez-vous des regrets d’avoir pensé que ce n’était pas possible ?
« On n’a pas le droit d’être islamophobe », a twitté, le 28 août dernier, Julien Denormandie.
C’est qui celui-là ?
Le ministre de la Ville et du Logement.
Le niveau intellectuel est faible. Ou est-ce que c’est par trouille qu’il dit cela ? Dès que ça jappe un peu, on s’éloigne…
Pour vous, Emmanuel Macron est-il à la hauteur des enjeux ?
Il sait que c’est le sujet casse-gueule, mais il a quand même parlé d’un islam qui veut « faire sécession ». On sait qu’il y a des problèmes à l’intérieur de l’islam, et, quand on est président, on ne peut pas faire comme si ça n’existait pas. On ne doit pas en parler tout le temps, certes, mais il y a des moments où il faut dire les choses clairement. Et que cela ait du poids. A la de Gaulle. On attend de lui qu’il pose des jalons. On veut savoir dans quel pays on vit.
A propos de ce mot « islamophobe », d’ailleurs, qu’on vous a accolé, vous parlez de fascisme. Vous y allez fort…
Fort, c’est vous qui le dites. Le mot « islamophobe » a été inventé pour écarter du débat public ceux qui gênaient et les fusiller sans preuve. Comme le mot « laïcard », que le monarchiste Charles Maurras avait créé pour discréditer les tenants de la laïcité. Il y a quand même une similitude de méthodes dans les fascismes d’extrême droite et les fascismes d’extrême gauche pour exterminer leurs ennemis avec des mots, d’abord. Et dire « collabo », c’est interdit ? On est confronté à une idéologie totalitaire, ça on peut le dire ? La plus grande peut-être depuis la chute de l’URSS. Alors qu’est-ce qu’on fait ? Est-ce qu’on s’adapte, est-ce qu’on collabore, oui, ou est-ce que, sans employer le grand mot de « Résistance », on se positionne contre ? La capacité d’adaptation de l’être humain est infinie, Houellebecq l’a bien montré dans « Soumission ». Sans être de vrais nazis, il y a eu plein de gens, pendant la Seconde Guerre mondiale, des types brillants parfois, qui ont trouvé toutes les raisons de se trouver une petite niche intellectuelle où leur confort était préservé. Et leur vie aussi…
Il y a aussi des gens qui pensent que la nouvelle lutte des classes est la lutte contre ceux qui attaquent la religion de populations vues comme les nouveaux damnés de la terre.
Vous croyez que ça fonctionne encore, ça ?
Mediapart a plein d’abonnés…
Bon, il y a toujours des chapelles… Et on ne peut pas empêcher les gens d’aller à la messe…
Dès le début du livre, on sursaute à cause d’une phrase terrible : « On aimerait n’avoir jamais joué à ce jeu dangereux où l’on imaginait triompher du silence. » On dirait que vous pensez avoir avez perdu ?
C’est ce que pensent beaucoup de gens. On s’est permis une audace, on a osé, on s’est fait tuer, et, pour eux, on avait donc eu tort car les perdants ont toujours tort. On nous regardait comme si le journal allait fermer. « Ils bougent encore, mais dans deux heures ils ne bougeront plus. » C’était glaçant : j’avais l’impression qu’on nous regardait comme des gladiateurs se débattant dans l’arène et que nos nécros étaient prêtes. Alors est-ce qu’on a perdu ? On a perdu beaucoup de nous-mêmes en perdant ceux qui étaient avec nous. On a perdu notre innocence, notre optimisme. Cabu était un optimiste, même s’il avait connu des tragédies personnelles - d’ailleurs, à Charlie Hebdo, les gens étaient plus tragiques qu’ils ne le montraient. Mais Cabu s’astreignait à être optimiste. C’est pour cela qu’il n’aimait pas Houellebecq, car chez Houellebecq il n’y a pas d’échappatoire. Il avait une espèce de foi en la liberté, enfin, « foi » n’est peut-être pas le bon mot [il rit]. J’espère qu’on regagnera cet optimisme. Et qu’à long terme on n’a pas perdu. Et puis, admettons que le problème se soit posé comme ça, qu’est-ce qu’on avait à gagner ?
La montagne d’argent qui est tombée sur « Charlie » n’a-t-elle pas aussi été une plaie ?
Les copains sont morts et ils ne pensaient pas à l’argent. C’est contre nature, à Charlie. Certains ont cru que c’était un deuxième fonds d’indemnisation. Or on ne savait pas de quoi on allait avoir besoin exactement, mais, ce qui était sûr, c’est que le journal allait avoir besoin de cet argent pour se reconstruire. L’essentiel était qu’il vive, et cet argent nous donne une indépendance inouïe. C’est le nerf de la guerre, comme on dit. Et, si l’on parle de démocratie combative, il faut pouvoir continuer le combat. On n’est pas plus payés qu’avant et le train de vie est le même. Le journal est debout, c’est ce qui compte. On a pu démentir tous ceux qui voulaient nous voir crever. Ça rejoint votre question précédente : le journal est encore là, alors on a gagné. Quand je suis seul et que je gamberge, je vois les choses négativement, mais quand je suis avec les autres, je vois que le journal est très vivant. Alors on n’a pas perdu parce qu’on continue à faire chier le monde, qu’on aime ça, mais on doit être protégés, et l’environnement politique, intellectuel semble avoir cédé du terrain… Disons que ce n’est pas une défaite, mais une victoire d’étape. Il en faudra d’autres.
Quel regard portez-vous sur la phrase « Je suis Charlie », devenue un slogan que beaucoup de gens ont ensuite violemment rejeté comme une posture devenue obligatoire, très « camp du bien » ?
Je n’ironiserais pas trop là-dessus. Les gens nous le disent, et, quand tu te sens seul, si c’est la forme avec laquelle les gens expriment leur solidarité, qu’importe. C’est le geste qui compte. Je vais même vous dire : on en a encore besoin. Ça nous fait du bien, tout simplement.
Vous parlez dans le livre de vos envies de meurtre. Notamment envers ceux qui, selon vous, déstabilisaient le journal de l’intérieur. Mais vous ne donnez pas de noms…
Non, je ne donne pas de noms. Ce n’est pas un règlement de comptes. Et puis ils se reconnaîtront, comme on dit. La vente à près de 6 millions d’exemplaires du « numéro vert » a, vous l’avez souligné, fait tourner des têtes. Il y a eu des commentaires fielleux dans la presse, des ragots, des coups de poignard, et je savais très bien d’où ils venaient. C’était médiocre, mais c’était dangereux pour le journal, et alors, oui, j’ai parfois voulu les tuer de mes propres mains. Ils ne se rendaient absolument pas compte des conséquences de ce qu’ils faisaient. J’étais en pyjama à l’hôpital, en rééducation, et je recevais des coups de fil inquiétants sur ce qui se passait, et, je vous l’ai dit, l’essentiel c’était que le journal survive, pas de distribuer de l’argent pour faire plaisir à tout le monde. L’argent était pour le journal. Et quand tu as encaissé une telle violence, il ne faut pas grandchose pour qu’au moindre obstacle tu aies envie de le pulvériser, pas par tyrannie mais parce que tout devient très vite insupportable. D’autant que ces collaborateurs ne valaient pas le quart des pointures qu’étaient ceux qu’on avait perdus.
Ce livre est aussi l’occasion de portraits bouleversants de Charb, Tignous, Cabu, Wolinski, Honoré…
Je voulais qu’ils soient dans le livre, mais pas en tant que morts… Je les entends encore parler. Je me dis souvent : qu’est-ce qu’ils diraient s’ils étaient là ? On dit des gens qui meurent qu’ils disparaissent, mais des personnalités comme celles-là ne peuvent pas disparaître complètement.
Vous évoquez Bernard Maris et un dîner qu’il avait organisé avec Michel Houellebecq. Vous ne saviez pas qu’il allait sortir quelques semaines plus tard son livre « Soumission », qui, comme vous l’écrivez, « imaginait une France peu à peu transformée par un islam conquérant ». Qu’avez-vous pensé de ce livre dont le héros décide, précisément, de collaborer par confort ?
C’est un livre qui désarçonne, qui perturbe, mais on n’est pas chez Barbara Cartland. C’est fait pour gêner, pour mettre mal à l’aise. Houellebecq a vu des choses qu’on ne voulait pas voir, c’est ce que j’attends d’un artiste.
« Les prédictions du mage Houellebecq », c’était le titre de la caricature de Luz publiée le 7 janvier…
Oui : « En 2015, je perds mes dents… En 2022, je fais ramadan. » Il y en avait une autre de Houellebecq, que Charb avait faite pendant le bouclage du 5 janvier et qui est restée scotchée au mur de la pièce où son auteur est mort.
« Dieu est amour », disait ironiquement le tee-shirt que Bernard Maris portait le 7 janvier…
Oui, avec un dessin de Willem qui montrait Ben Laden et George Bush entourés de cadavres.
Vous racontez que vous n’avez pas voulu regarder les corps.
Je savais déjà ce que j’allais voir. Des corps démantibulés, désordonnés. On est minable quand on est mort, alors que pour moi les gens de Charlie étaient extraordinaires… Donc je n’ai pas regardé.
Alors que vous aviez déjà un long compagnonnage avec la mort : « J’avais le sentiment d’avoir été enrôlé par la Mort elle-même pour l’aider à accomplir sa sinistre besogne… »
Oui, j’ai été quelques jours assistant funéraire à La Baule. Confronté à la mort des autres, j’y ai découvert la honte d’appartenir aux vivants. Cela m’a aidé en janvier 2015. Tout n’était pas inédit, même si c’était bien plus que la mort, bien plus qu’un petit vieux qui fait une crise cardiaque : c’était la violence, un déchaînement de violence. Mais voilà, quand on vit ce genre de choses, on prend tout ce qu’on a dans sa vie pour essayer de les surmonter. On prend tous les outils, même les plus modestes, pour se bricoler des choses afin de pouvoir tenir debout. D’autant que ce n’était pas, comme à La Baule, la mort des autres. C’était une partie de moi qui était morte.
« Une minute quarante-neuf secondes », c’est le temps qu’a duré la tuerie. Que vous décrivez dans le détail, dans « l’air blanchi par la poudre ».
Oui, c’était tout blanc, pendant quelques secondes. Avec une odeur âcre. Cette minute quarante-neuf, elle dure des plombes. Tu gamberges sans arrêt, tu as l’impression de voir la scène sous plusieurs points de vue. Tu penses à la fois à ce qui est en train de se passer et à ce que tu vas subir dans quelques instants. Tu t’attends à recevoir un coup, et ça n’a pas lieu. Tu te dis que ça n’a pas lieu, et en même temps tu penses déjà aux conséquences. Tu te dis, ne bouge pas d’un poil, tu ne sais pas quand ça se termine, ni combien ils sont, tu es en apnée, tu n’es maître de rien, tu es perdu comme un fétu de paille attendant sur quel rivage tu vas t’échouer. Et puis tu entends les coups à l’extérieur, et tu anticipes : qui est vivant ? Qu’est ce qui va rester de ce journal ? Et tu entends un Nicolino [Fabrice Nicolino, journaliste de Charlie Hebdo blessé lui aussi lors de l’attentat du 7 janvier 2015, NDLR] qui gémit, et tu attends les secours qui n’arrivent pas, les valides flottent comme des fantômes. Tu ne sais pas si tu vas claquer. Même à l’hôpital, j’étais convaincu que les mecs allaient arriver et nous liquider tous. Encore maintenant je me demande s’il ne va pas m’arriver quelque chose. On dit que les chiens sentent les tremblements de terre, et moi aussi je sens l’air vibrer parfois, est-ce que c’est ma parano, un truc « post-traumatique », comme disent les médecins…
Vous avez compris tout de suite qu’ils étaient venus tuer ?
Quand tu vois un mec en noir devant toi, avec sa cagoule percée de deux grandes ouvertures pour les yeux - on appelle ça une « cagoule chouette » parce que ça évoque les yeux d’un rapace -, oui, tu comprends tout de suite. Tu ne vois jamais des mecs comme ça dans la vie, ce sont des personnages de fiction, normalement. Tu ne vois pas ce qui peut te protéger… C’est la bascule. Il y a avant et après. C’est très court, et c’est le moment de ta vie où tu es au bord de la fin. Ça y est, tu te dis, je suis arrivé au bout.
Vous avez essayé de vous mettre dans la tête des frères Kouachi ?
Tuer Cabu, il faut le faire… Pendant une ou deux secondes il a regardé, il ne pensait pas qu’il y avait autant de monde. Il a été désarçonné, j’imagine, mais vite il a repris le dessus : il fallait qu’il aille au bout du truc. Il était investi d’une mission divine, il en était convaincu, alors il est allé jusqu’au bout.
Il y a pourtant des moments où vous ne pouvez vous empêcher de faire de l’humour : l’histoire de votre trousse, que vous voulez à tout prix retrouver. Une trousse qui vous suivait depuis le collège et où l’un de vos camarades, pour vous faire une blague, s’était masturbé, adolescent…
Oui. Tu rigoles encore de ce genre de conneries. Elle m’avait suivi depuis le collège jusque dans les locaux du journal. Et l’image de cette trousse me revenait, un peu comme les débris d’un naufrage. Je voulais la retrouver alors que j’aurais dû depuis longtemps la jeter. Je voulais la retrouver parce que c’était un objet d’avant, de ma vie d’avant, et je m’y accrochais symboliquement. Et je l’imaginais me faire ses adieux, enfermée dans le sac poubelle de l’entreprise venue nettoyer les locaux du journal.
Pourquoi écrire le livre seulement maintenant ?
Il faut du temps pour y voir clair. Pour sortir de la pièce pleine de fumée blanche… 2015 et 2016, c’était un tel bordel. Je ne savais pas par quel bout gérer ma vie, et tout tournait dans ma tête comme un tambour de machine à laver. Et puis j’étais un peu naïf : quelqu’un va le dire à ma place. Et en fait personne ne l’a fait à ma place. Il fallait l’écrire, ne serait-ce que parce que j’avais peur que ça disparaisse avec moi. Comment ça continuera après nous, je ne le sais pas. Est-ce que d’autres générations vont arriver ? Des fois je me sens un peu vieux, la perte que j’ai vécue est comme une accélération de la vie qui s’emballe. J’ai parfois l’impression d’avoir 90 ans et de n’avoir plus grand-chose à faire. J’espère que d’autres vont prendre le relais. Ce n’est pas une seule existence qui peut maintenir ce genre de tension en permanence. Il faut mille existences qui se succèdent pour que ce qui est essentiel perdure, la démocratie, la liberté de penser, j’ai soulevé des choses, d’autres doivent reprendre le combat. C’est ça qui fait aussi que j’ai envie de vivre, oui, j’espère…
Vous avez lu le livre de Philippe Lançon ?
Oui. C’était la première fois que quelqu’un qui était dans la pièce écrivait. Pour moi, c’est le critère : dans la pièce ou en dehors de la pièce. C’est un livre courageux. Il m’a intimidé. Quelqu’un donnait la mesure de l’ampleur qu’avaient ces choses qui étaient en nous.
A la fin, vous évoquez le moment où vous les rejoindrez…
Oui, un jour on sera dans le même bain. On se rejoindra. Il ne se passera plus rien après mais au moins on sera sur un pied d’égalité. Ce qui est insupportable, c’est de se demander pourquoi on est là et pas les autres, pourquoi je ne suis pas entre quatre planches.
Vous culpabilisez ?
Quand tu vois des gens dans la peine, tu es mal à l’aise dans ta vie. Alors quand les autres sont déjà à l’état de rien, c’est un malaise insurmontable, et il n’y a pas de solution. Tu te demandes si tu ne vas pas perdre les pédales, faire n’importe quoi. Quand tu es à l’hôpital militaire, tu vois des gens transformés en loques. Tu te dis, un jour je vais me réveiller comme ces mecs-là, dans deux ans, dans trois ans. Tu as toujours un doute, un truc qui plane et qui va te faire t’effondrer. Un moment arrivera peut-être où l’illusion d’être dans la vie ne suffira plus. Tu te distrais, mais est-ce que ça suffira ? On est partout dans des lieux de mort, et on ne se rend pas compte. On vit entouré de cadavres. En Vendée, à Varsovie, on marche sur des cadavres. Les vivants ne s’en rendent pas assez compte. C’est mieux, sans doute.
Vous dormez bien ?
J’ai toujours bien dormi. Mais c’est plutôt quand tu es éveillé que la lucidité frappe le plus terriblement. Les cauchemars tu t’en réveilles, mais là c’est le réel, tu ne peux pas t’enfuir, tu ne peux pas te réveiller, tu vis avec ça.
Et l’amour dans tout ça ?
Il y a encore de l’amour. Il y a encore l’envie d’aimer les gens. Je fais un court portrait de ma femme, je ne me suis pas étalé, mais, si elle n’avait pas été présente, j’aurais défailli plus vite. Le matin, quand je me lève, parfois le ciel est bleu, ma femme est là, et c’est une victoire personnelle.
La couverture du livre montre un œil d’animal en gros plan. C’est un fragment de tableau ?
Un tableau de Géricault, « Officier de chasseurs à cheval de la garde impériale chargeant » (1812). C’est un détail de ce tableau. L’œil du cheval. Quand tu regardes ce tableau c’est le point central, un œil traversé par la folie, un œil qui a vu des choses qu’il n’aurait pas dû voir. Cela renvoie au fait que je n’ai pas voulu regarder… Parce que je ne voulais pas devenir fou."
Lire "« Charlie Hebdo » : 4 ans et demi après l’attentat, Riss se confie".
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