Revue de presse

"« Charlie » : après la mobilisation, l’action" (K. Lahidji, Libération, 30 jan. 15)

Par Karim Lahidji Président de la Fédération internationale des droits de l’homme. 30 janvier 2015

"Le 11 janvier 2015 restera dans l’histoire comme un jour de mobilisation exceptionnelle pour la liberté d’expression, et la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) rend hommage aux millions de citoyens réunis, en France et dans le monde, en réponse aux attentats contre Charlie Hebdo et à la tuerie dans un supermarché casher. Depuis, plusieurs manifestations ont eu lieu dans le monde pour protester contre la caricature publiée à la une du nouvel exemplaire de Charlie Hebdo. Si le droit de manifester pacifiquement son opinion religieuse est inaliénable, nous devons dénoncer les attaques inadmissibles contre des représentants des minorités, comme les chrétiens du Niger. Nous condamnons également l’instrumentalisation politique de cette affaire qui a pu être faite à cette occasion, à Grozny ou ailleurs. A l’aune de ces contre-manifestations réactionnaires, il importe plus que jamais de mesurer la portée de ces événements et d’en tirer des conséquences.

Beaucoup de principes ont en effet été (ré-)affirmés depuis, mais aussi beaucoup de doutes émis quant à notre conception commune de la liberté d’expression, et nous nous devions d’apporter ici notre contribution, en nous basant sur les textes internationaux et la jurisprudence. La Cour européenne des droits de l’homme rappelle ainsi que la liberté d’expression vaut « pour les informations ou idées, (y compris) celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique ».

Mais le droit international fixe également les limites à cette liberté d’expression. Elle ne comprend pas l’incitation à la perpétration ni l’apologie de génocide et de crimes contre l’humanité, ou encore l’incitation à la haine ou à la discrimination raciale, ethnique ou religieuse. Il fixe encore des restrictions à la liberté, en particulier pour protéger les droits et la réputation d’autrui contre l’injure ou la diffamation, mais seulement contre des personnes dénommées. Une religion ou une conviction relevant, quant à elles, de la sphère privée, subjective. Le Comité des droits de l’homme des Nations unies l’a affirmé avec force : « Les interdictions des manifestations de manque de respect à l’égard d’une religion ou d’un autre système de croyance, y compris les lois sur le blasphème, sont incompatibles avec les textes internationaux relatifs aux droits de l’homme. »

Les lois nationales adoptées dans le sens de l’interdiction du blasphème sont, rappelons-le, le plus souvent dévoyées pour devenir l’instrument de la violation des libertés. Beaucoup d’Etats ou de forces politiques ou religieuses, opposés à la liberté d’expression, justifient plus largement les violations de cette liberté pour asseoir leur pouvoir ou leur influence, ou perpétuer des pratiques coutumières liberticides ou inégalitaires, comme en Mauritanie, par exemple.

Les premières victimes en sont les voix indépendantes qui tentent de se faire entendre, à l’instar, en Arabie Saoudite, de Raef Badaoui, blogueur. Pour avoir défendu une vision plus libérale de l’islam et des réformes nécessaires dans son pays, il a été, entre autres, condamné, pour « insulte à l’islam », à 1 000 coups de fouets et dix années de prison. En 2012, trois jeunes femmes ayant organisé un concert punk dans l’église du Christ-Sauveur à Moscou, pour protester contre la candidature de Vladimir Poutine à la présidentielle, ont été condamnées pour « incitation à la haine religieuse », à deux ans de camp de travail. Le juge avait alors conclu que leurs actes étaient « blasphématoires ».

La liberté d’expression ne s’oppose pourtant pas à la liberté de religion ou de conviction, elle en constitue au contraire l’indispensable complément, garantissant au pluralisme des opinions, croyances et convictions, la liberté de leur expression. C’est pourquoi nous défendons la liberté de conscience et de religion partout où elle est menacée, comme par exemple au Vietnam, en Iran ou en Chine.

La démocratie requiert une exigence permanente dont les gouvernants sont débiteurs à l’égard de leurs concitoyens pour garantir la réalisation des droits et l’effectivité des libertés, y compris le droit à la sécurité, surtout dans les moments les plus difficiles. Nous déplorons à cet égard le fait qu’en tête de la marche parisienne du 11 janvier, une vingtaine de représentants de gouvernements oppresseurs de la liberté de conscience se soient précipités pour proclamer leur condamnation du terrorisme, sans se voir rappeler que la garantie des libertés en constitue la condition.

Savoir résister à la tentation du « Patriot Act-isme », renforcer la sécurité au service des libertés plutôt qu’à leur détriment est la condition nécessaire pour permettre la réalisation des chantiers essentiels : l’éducation des jeunes à la citoyenneté, l’égalité entre les sexes, la lutte contre les inégalités sociales, la promotion des droits universels dans une société accueillante à l’égard de toutes et tous, quelles que puissent être leurs convictions religieuses ou philosophiques."

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