Charles Coutel, universitaire, vice-président du Comité Laïcité République 22 décembre 2024
Notre CLR par sa Commission École et République, animée par Philippe Guittet et par son Institut de Formation, mène depuis longtemps une réflexion sur le devenir de l’École républicaine ; voir les interventions de Philippe Guittet et de Samuel Mayol. Tous les deux ont raison d’insister sur l’importance de cet enjeu essentiel de la Formation des maîtres ; il nous revient de préciser pourquoi.
Tout notre travail de définition et de clarification paie, car certaines de nos récentes analyses et propositions furent reprises dans les projets officiels visant à refonder le recrutement et la Formation des maîtres.
Notons qu’à chaque fois que la République a voulu instituer une École au service du Peuple souverain et des Lumières, elle a pris soin de mettre en place des institutions dédiées à cette tâche de formation. Ce fut le cas en 1794-1795 avec Lakanal, sous la IIIe République avec Jules Ferry et Ferdinand Buisson ou encore sous le Front populaire avec Jean Zay. L’histoire de ces institutions devrait être étudiée à l’Université et dans le temps de formation, tant sur le plan de la formation initiale que continue ; rappelons que ce fut encore le cas jusque dans les années 1980, dans le cadre des Écoles normales.
En 2023-2024, le ministère de l’Éducation nationale a voulu se réapproprier cette tradition dans un projet qui va dans le bon sens, au service de la Cause républicaine, laïque et humaniste.
Car une Formation des maîtres de qualité est bien au cœur de toute volonté effective de réinstitution de l’École républicaine. Ces premiers constats expliquent le plan que nous allons suivre.
En un premier temps, je souhaite expliquer pourquoi cette question de la Formation des maîtres est essentielle, en insistant sur trois urgences.
En un deuxième temps, j’avancerai une hypothèse de travail confirmant l’importance de la question de la Formation, si nous voulons que le mot d’ordre « réinstitution de l’École républicaine » n’en reste pas au stade de l’incantation, alimentant ainsi désespérément un des travers de notre vie intellectuelle et politique : le gattopardisme, c’est-à-dire ne rien changer au moment même l’on dit que l’on doit et veut tout changer !
Enfin, pour conclure sur un mode programmatique, nous avancerons quelques propositions pratiques et concrètes.
Indiquons trois urgences.
Première urgence, de type institutionnel.
Le 19 novembre 2024, le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche a présenté une sorte de « feuille de route » insistant sur diverses priorités pour 2024-2025 : la Formation des enseignants redevient prioritaire. Cette feuille de route se décline en trois rubriques dont la dernière est la réforme de la Formation des enseignants… à mettre en place dans les trois mois à venir. Ce calendrier étonne par sa précipitation. Au CLR de peser sur ces choix et de montrer que ce chantier essentiel est nôtre depuis longtemps.
Deuxième urgence, de type géopolitique.
La nécessité de réinstituer une véritable Formation des maîtres, rappelée par Philippe Guittet et Samuel Mayol, mais aussi par nos partenaires, est un enjeu de type géopolitique.
Nous songeons ici aux conclusions du chercheur Pierre Vermeren qui, dans une tribune du 16 octobre dernier [1], a insisté sur l’instrumentalisation qu’opèrent les fanatiques religieux qui exploitent le faible niveau actuel de l’École, en y voyant l’occasion révée de « tuer l’esprit critique des élèves ». Beaucoup d’autres chercheurs analysent de près les stratégies entristes et obscurantistes, notamment des Frères musulmans, qui multiplient provocations et fausses informations, visant à discréditer et intimider nos valeureux professeurs en faisant tout pour perturber leur enseignement. Nous renvoyons ici à toutes les prises de position du CLR rendant hommage à Samuel Paty et à Dominique Bernard. Pour répondre non fanatiquement aux fanatismes, réinstituons l’École républicaine par une Formation des maîtres et des concours nationaux de qualité.
Troisième urgence, de type philosophique et politique.
La qualité des recrutements et l’élévation du niveau intellectuel, civique et pédagogique des maîtres sont des nécessités absolues, surtout si l’on garde à l’esprit le défi indiqué par Condorcet : « Même sous la constitution la plus libre, un peuple ignorant est esclave ». Nous renvoyons ici aux séquences pédagogiques disponibles sur notre Institut de Formation.
Ayant à l’esprit ces trois urgences, nous mesurons mieux la gravité de notre situation et nous prenons conscience de notre responsabilité comme intellectuel collectif, au sens gramscien.
Prenant un certain recul sur ces trois urgences, essayons de formuler une hypothèse de travail qui peut ouvrir de nouveaux chantiers pour notre CLR et ses partenaires. Force critique, notre CLR est aussi une force de proposition, ce qui est implicite dans notre volonté de réinstituer l’École de la République.
Une hypothèse de travail
Cette hypothèse de travail doit beaucoup à deux auteurs. Tout d’abord Pierre Legendre, dans un entretien accordé à la revue L’Aventure humaine, 10, paru en 2000 aux PUF, où cet auteur affirme combien l’école, quand elle instruit structure l’autonomie intellectuelle de chaque élève, notamment par la précision des mots et la maîtrise d’une véritable culture humaniste. L’autre auteur est Pierre Hayat, qui, dans la conclusion de son livre paru en 1998 chez Kimé, La laïcité et les pouvoirs, valorise la notion de culture laïque que l’École républicaine a pour fonction de diffuser et de renforcer. Dans la suite, nous lisons donc Pierre Legendre avec Pierre Hayat, en gardant à l’esprit l’avertissement de Condorcet.
Cette hypothèse est la suivante : nous avons du mal à penser la réinstitution de l’École républicaine et donc de la Formation des maîtres parce que nous ne mettons pas la Formation des maîtres au poste de commande. Conséquence : cette marginalisation de la Formation des maîtres nous fait oublier le rôle émancipateur des savoirs et de l’attachement à la République et à la Nation. C’est pourquoi nous nous contentons des mots confus comme "réformer", "restaurer", voire "refonder", nous condamnant à la réforme permanente et vaine, au détriment d’une véritable réinstitution. Dans une récente contribution disponible sur le site du CLR [2], j’ai essayé de montrer que les expressions « Valeurs de la République » ou « Vivre ensemble » s’intègrent dans une volonté de ne pas réinstituer pour de bon l’École et la Formation des maîtres.
Cette dégradation se retrouve dans les actuels lieux de formation, les médias et les « éléments de langage » dominants. Depuis la réforme Haby des années 1970, une « langue giscardienne » remplace le vocabulaire et le lexique républicain. L’École giscardienne adapte à la société, au lieu de nous émanciper. L’École républicaine, elle, fait aimer les savoirs, la République et la France. Or la puissance émancipatrice des savoirs est le cœur de la tradition républicaine et préside à l’organisation des savoirs en disciplines précises, dont la Formation initiale et continue assure la maîtrise. Le professeur est attaché à l’amour d’une discipline et non à une relation improbable avec les élèves : quoi de plus ambigu que l’expression "relation maître-élève" ? Pierre Legendre, en 2000, insiste, lui, sur la nécessaire relation à trois : le maître, l’élève et la discipline à enseigner. On mesure les ravages de l’optionalisation à outrance des disciplines et la survalorisation du contrôle continu. N’est-ce pas, pour reprendre une formule de Catherine Kintzler, une "institutionnalisation de la lèche" ? Pierre Hayat a raison d’appeler culture laïque cette unité entre la maîtrise des savoirs par les disciplines scolaires, la connaissance de la tradition républicaine et la vertu politique au sens de Montesquieu : préférer l’intérêt général à l’intérêt particulier. L’abus du terme "valeur" s’explique par cette volonté plus ou moins explicite de ne plus faire de l’École un lieu d’instruction, mais de préparation au stato-consumérisme. Le « Je dépense dons je suis » remplace « Je pense donc je suis ». Notre hypothèse permet de justifier le terme de "réinstitution" en expliquant pourquoi, en précisant les obstacles qui rendent difficile son emploi.
Un travail critique immense nous attend, bien engagé par le CLR à travers cette belle initiative de Ferney-Voltaire, notamment par la qualité des échanges avec les élèves du lycée international de cette ville. Les conséquences de cette hypothèse sont étudiées dans les différentes contributions de notre Institut de Formation mais aussi dans le numéro 10-11 de la revue Adogma, paru en 2023.
Pourquoi et comment réinstituer la Formation des maîtres ?
Nous avons pris la mesure de la difficulté de notre tâche. Retrouver le sens profond du mot "réinstituer" qui relie les principes fondateurs de notre République avec des institutions dédiées à cette tâche de promotion et de développement : instituer, c’est préciser et définir des principes mais aussi savoir en tirer les conséquences institutionnelles, comme la puissance publique a voulu le faire dans le récent projet des Écoles normales du XXIe siècle. Ceci est une urgence absolue dans la mesure où, d’ici 2030, c’est plus de 230 000 professeurs qu’il nous faudra former. Mais soyons lucides, en plus des difficultés sémantiques, il nous faut surmonter deux obstacles qui nous empêchent d’avancer.
Tout d’abord, un obstacle généalogique, car l’École républicaine doit affronter la présence dans les médias, dans certaines associations, les réseaux sociaux ou encore dans certains lieux de formation, à un « cléricalisme langagier d’atmosphère » qui tente d’instiller un vocabulaire religieux sans le dire ; voir la tribune de Pierre Vermeren.
Surmontons aussi un obstacle d’ordre pédagogique, car depuis 1970 les lieux de formation ont mis en place un véritable « clergé de la pensée pédagogique », diffusant une série de sophismes qui dissolvent l’exigence émancipatrice par l’enseignement des disciplines scolaires et par la culture humaniste, formulée par Condorcet, les Lumières, la IIIe République ou encore un Jean Zay ; nous nous permettons de renvoyer aux pages 51 à 53 de notre ouvrage Pourquoi apprendre ? (2001, Édition Pleins Feux). Ce clergé de la pensée sévit aussi à l’université à travers la mode du wokisme ; voir les travaux de Xavier-Laurent Salvador et l’intervention de Samuel Mayol.
Le récent projet des nouvelles Écoles normales du XXIe siècle allait dans le bon sens, en commençant à dépasser ces obstacles. Il nous semble que ce projet est à reprendre, notamment en résolvant la question du financement. Devant la crise du recrutement évoquée par Philippe Guittet, il nous faut susciter une nouvelle attractivité pour les métiers de l’enseignement, et ce, dès la Licence, puis dans un Master dédié à la formation théorique et pratique avec des indispensables périodes de stage dans les établissements scolaires. Dans ces Licences, il convient de mettre au centre la maîtrise des disciplines à enseigner, la formation aux principes républicains, dont principalement celui de laïcité, et l’amour de la République et de la Nation.
Quelques brèves conclusions
Ayant en tête les urgences à méditer, mais aussi les obstacles à surmonter, notre rencontre doit déboucher sur une série d’initiatives avec les acteurs privilégiés que sont les associations laïques mais aussi les élus politiques, comme c’est le cas avec la municipalité de la ville qui nous accueille. Pour fédérer tous ces projets et initiatives, nous devons faire notre miel d’une notion étudiée par Pierre Hayat dans la conclusion de son ouvrage de 1998. Il en appelle au renforcement d’une culture laïque qui devrait nourrir notre volonté de réinstituer l’École républicaine et donc une Formation des maîtres de qualité. Avec lui, nous pensons que cette culture laïque nous délivrera de ces deux grands maux qui font le malheur français : le technocratisme, qui réserve les savoirs à quelques-uns et le populisme qui, oubliant l’avertissement de Condorcet et des Lumières, pactise avec l’ignorance en prétendant que le peuple n’a pas besoin d’être instruit.
Notre CLR voit dans la promotion des principes républicains, notamment de laïcité, et dans la nécessité de réinstituer l’École républicaine, une justification de la création de notre Institut de Formation.
Sachons nous inspirer de ces lignes de Pierre Hayat, 1998, pages 186-187 : « La laïcité suppose une confiance en l’aptitude des hommes à résoudre par eux-mêmes leurs problèmes au lieu de se soumettre à une transcendance inquestionnable ».
Œuvrons !
[1] "Les islamistes tentent d’accentuer le faible niveau de l’école pour tuer l’esprit critique des élèves" (P. Vermeren, Le Figaro, 15 oct. 24) (note de la rédaction CLR).
[2] Voir les Contributions (note de la rédaction CLR).
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