(Le Figaro, 10 jan. 25) 11 janvier 2025
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"REPORTAGE - Dix ans après l’attentat contre Charlie Hebdo, la Région Île-de-France lance un outil pédagogique sur « les caricatures et la démocratie » afin d’évoquer ce sujet sensible en classe. Séquence dans un établissement du Val-d’Oise.
Par Caroline Beyer
L’attentat contre Charlie Hebdo ? « On avait 6 ans », répondent simplement quatre adolescents, élèves au lycée de Bezons (Val-d’Oise), qui, penchés sur une série de caricatures, travaillent à rédiger une problématique autour du thème « Caricature et démocratie ». « Vous avez tous soulevé que c’est sujet à débat », observe Paul [1], professeur d’histoire, à sa classe de seconde répartie en quatre groupes. « Est-ce que les caricatures peuvent faire débat en démocratie ? » ou encore « Quelles sont les limites à ne pas dépasser en démocratie ? », se sont-ils demandé.
Ce 7 janvier 2025, ces 17 élèves n’ignorent rien du contexte de la journée de commémoration, dix ans après l’assassinat, au siège du journal satirique, de 12 personnes, parmi lesquelles les dessinateurs Cabu, Charb, Wolinski, Honoré et Tignous. D’autant que Valérie Pécresse, la présidente LR de la région Île-de-France, a fait le déplacement dans ce lycée socialement mixte du bassin d’Argenteuil, pour accompagner le lancement du projet « Caricature et Démocratie », mis à disposition des lycées de la région et décliné pour l’heure dans une dizaine d’établissements.
Cet outil pédagogique a été conçu par l’association Dessinez Créez Liberté (DCL), fondée en 2015 par Charlie Hebdo et SOS-Racisme, qui œuvre auprès des jeunes en milieu scolaire et carcéral. Au total, douze caricatures et dessins de presse historiques et contemporains ont été sélectionnés. Il est question de l’Affaire Dreyfus, des religions, de la vie politique actuelle, mais aussi des réseaux sociaux.
Ils sont affichés ce 7 janvier sur les vitres de la salle de classe de Paul qui, avec un jeune collègue prof d’espagnol, s’est lancé dans le projet qui occupera le cours d’éducation morale et civique jusqu’en juin. En guise d’entrée en matière de cette première séance, il leur projette au tableau « Louis-Philippe métamorphosé en poire », ce célèbre croquis à l’encre et au crayon réalisé par Charles Philipon lors de son procès, en 1831.
« Une dame », « métamorphosée en poire », estiment les élèves. « Pourquoi une dame ? », interroge le professeur trentenaire. « Ce personnage, vous l’avez peut-être croisé en 4e », tente-t-il, avant d’entendre, la bonne réponse, sans en croire vraiment ses oreilles… « Vous m’étonnez ! Et quel est l’objectif de cette caricature ? », poursuit-il. « Faire comprendre au roi que ce qu’il fait, c’est pas bien, en l’attaquant sur son physique », lance un élève. « C’est bien, vous avez essayé de contextualiser. Mais il vous manque des dates », ajoute Paul, avant de revenir sur la Révolution française, la désacralisation du roi, la Restauration et la monarchie de juillet. « La caricature est une arme politique, un contre-pouvoir. Elle est essentielle dans une démocratie », leur explique-t-il.
Vient ensuite le moment pour les élèves de choisir un dessin parmi les douze pour le présenter à l’assistance. « Prenez une caricature qui vous touche », leur conseille l’enseignant. Les dessins les plus anciens - l’affaire Dreyfus avec le célèbre « dîner en famille », la séparation des Églises et de l’État, la mort de De Gaulle avec le « bal tragique à Colombey » dans Hara-Kiri - sont à peine regardés. Ils n’évoquent pas grand-chose. « Certains font un peu boomeur », admet le professeur d’histoire lui-même, en indiquant ce dessin de Riss de 2015 sur lequel un jeune, portant une casquette, lit une notice d’iPhone avec le surtitre « 92 % des jeunes lisent un livre par an ».
Pour les profs d’histoire, tout l’enjeu est précisément de contextualiser, sachant que, comme le précise Paul, le programme de seconde va de Périclès à la veille de la Révolution. « Il faut que j’attaque les grandes découvertes avant la fin du mois », lâche-t-il.
Les deux caricatures qui traitent des religions ne sont pas non plus choisies. Même si un groupe de jeunes filles s’attarde devant un dessin de Willem de 2006, où les représentants des trois grandes religions monothéistes sèchent sur un dessin qui se moquerait des athées « sans les blesser ». « Y a beaucoup de choses à dire », défend une élève. « Ce n’est pas possible. Ça m’atteint personnellement. Je risque de donner mon avis personnel », objecte une autre. Pour cette jeune fille de 15 ans, de confession musulmane, « on ne peut pas faire de caricatures sur tous les sujets ».
La politique, oui. La religion, non. « Caricaturer les religions, ça offense beaucoup plus de monde, car cela touche aux croyances, explique-t-elle. La religion construit notre caractère, notre pensée. Voir une caricature sur la religion impacte notre personne. La politique, on peut en rigoler, ce n’est pas spirituel. » Si elle concède que la caricature en question « met toutes les religions sur un même pied d’égalité », elle aurait préféré qu’elle n’existe pas.
Comme ses camarades. Le petit groupe de filles choisira finalement la une de Charlie Hebdo, signée Coco, représentant un homme dont la langue et les mains sont écrasées par un téléphone portable, avec le texte « Nouvelles censures… Nouvelles dictatures ». « Le téléphone et les réseaux sociaux écrasent nos pensées et notre liberté d’expression, explique la même élève, lors de la présentation devant ses camarades. Sur les réseaux sociaux, si une jeune fille parle de politique et pas de mode, on risque de ne pas la prendre au sérieux », poursuit-elle.
Loin des préoccupations adultes de cette journée de commémoration, les élèves ont finalement choisi les dessins les plus proches de leur quotidien, ceux qui mettent en scène les réseaux sociaux, comme ce « tribunal en ligne » dessiné en 2020 par Gorce. « En cassant le respect au sacré, le dessin de presse permet de mettre l’émotion à distance et de revenir sur le terrain de la raison », intervient en fin de séance le dessinateur des célèbres pingouins, présent dans la classe.
Celui qui connaissait bien les dessinateurs de Charlie se veut optimiste. Le sondage publié le 7 janvier par Charlie Hebdo est « plutôt réjouissant », confie Xavier Gorce au Figaro. Selon ce sondage Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès, 76 % des Français estiment que « la liberté d’expression est un droit fondamental » et que « la liberté de caricature en fait partie ». Mais les jeunes se démarquent. Parmi les 18-24 ans, 31 % considèrent que l’hebdomadaire n’aurait pas dû publier les caricatures de Mahomet en 2006, et 46 % se disent « choqués » par la une de Cabu faisant dire au prophète : « C’est dur d’être aimé par des cons… » « Je m’attendais à ce que ce soit pire que ça », ajoute Xavier Gorce.
Les caricatures du prophète ne font pas partie de cette sélection de douze dessins proposés aux lycéens d’Île-de-France. Un sujet qui avait suscité la polémique lors du lancement du projet fin novembre par Valérie Pécresse. « L’idée était de choisir douze caricatures qui ont fait la République, fait valoir Pierre-Henri Tavoillot, maître de conférences en philosophie à la Sorbonne et référent laïcité de la région Île-de-France, en charge du projet. Mais ce programme s’étend sur trois ans. Les caricatures de Mahomet arriveront en fin de parcours, pour permettre de comprendre qu’elles sont légitimes. Un enseignant ne commence jamais par de la provocation, ajoute-t-il. Les personnes qui diffusent ces caricatures sont celles qui ont un intérêt politique à le faire. Personne n’est obligé de s’abonner à Charlie Hebdo », conclut-il."
[1] Le prénom a été modifié.
Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris
Voir les mentions légales