(E. Gernelle, Le Point, 15 fév. 24) 17 février 2024
[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]
"L’ÉDITO D’ÉTIENNE GERNELLE. Députés et sénateurs ont voté une mesure dont la conséquence est une atteinte directe à la liberté d’informer. Petits arrangements entre amis…
Lire "Ces élus qui réécrivent (à leur avantage) la loi de 1881 sur la liberté de la presse".
On se frotte les yeux, et pourtant c’est vrai : sénateurs et députés s’en sont pris à la grande loi de 1881, un monument législatif qui garantit encore aujourd’hui notre liberté d’expression, pour se ménager un petit privilège rien que pour eux. En cause, le délai de prescription pour attaquer des propos supposés injurieux ou diffamatoires : celui-ci restera de trois mois pour le commun des mortels, mais sera allongé à un an pour les élus. Pourquoi cette exception ?
Personne n’a besoin d’un an pour savoir s’il s’estime diffamé ou injurié. La seule conséquence de cet allongement pour les élus – et eux seuls – sera l’instauration d’une menace continue de poursuites sur les journaux qui enquêtent et écrivent régulièrement sur eux. L’intimidation permanente. Une arme juridique de dissuasion contre l’investigation journalistique.
Cocktails Molotov et journalisme dans le même sac
Ce mauvais coup porté à la liberté de la presse est en outre particulièrement tordu, car il a été logé dans une loi sur la protection des élus et particulièrement des maires. Comment y être opposé, sachant l’insupportable hausse des agressions dont les édiles sont victimes ? Le Point n’a d’ailleurs pas été le dernier à traiter ce sujet crucial. Mais mettre dans le même sac les cocktails Molotov et le journalisme, il fallait le faire…
C’est par la discrète voie d’amendements que Catherine Di Folco (apparentée LR), au Sénat, puis Violette Spillebout (Renaissance), à l’Assemblée nationale, ont détourné cette juste cause pour modifier (à leur bénéfice et à celui de leurs pairs) la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Le tout dans une terrifiante indifférence. En commission, à l’Assemblée, il s’est tout de même trouvé quelques députés, dont Raquel Garrido (LFI), pour soulever des réserves, et sauver l’honneur. Pour le reste, les parlementaires de tous bords ont marché dans la combine sans scrupules ni honte. Ajoutant même une peine de travaux d’intérêt général quand la victime de l’injure ou de la diffamation est un élu !
Une longue gestation pour un subtil équilibre
La seule explication tangible à ce scandale, en dehors du petit arrangement entre amis, est la déculturation du personnel politique. La loi de 1881, faut-il le leur rappeler, est le fruit d’un très long débat, commencé en 1791. Durant quatre-vingt-dix ans, beaucoup plaidèrent, en France, pour une totale liberté d’expression, à la manière du free speech établi par le premier amendement de la Constitution américaine. Finalement, en 1881, la commission préparatoire présidée par une légende de la presse française, Émile de Girardin, se résolut à un compromis. Si l’article premier de la loi dispose que « l’imprimerie et la librairie sont libres », la suite est un catalogue de sanctions. Et ce n’est que pour compenser le caractère répressif de la loi que des garde-fous de procédure – comme le délai de prescription de trois mois – furent ajoutés. Cette longue gestation et ce subtil équilibre n’ont pas impressionné Violette Spillebout, qui en a parlé comme d’« une loi datant de 1881 »… C’est vrai, tout cela est tellement vieux jeu. Tant qu’on y est, il faudra aussi revoir la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui date, elle, de 1789. Quant à l’habeas corpus, pensez, 1679…
À l’heure où les régimes autoritaires marquent des points et s’appliquent à déstabiliser les démocraties libérales, nos parlementaires n’ont donc rien de mieux à faire que de piétiner une loi fondatrice de ce que nous sommes ?
Et le contexte n’excuse rien. En 1893, alors que les attentats anarchistes font rage, Clemenceau s’oppose aux tentatives de détricoter la loi de 1881 : « À mon sens, la liberté de presse est moins la liberté de tout écrire que la liberté de tout lire. En ce sens, c’est la liberté de tous les Français. » En 1917, en pleine guerre, il assurait, alors qu’il était au pouvoir, que « le droit d’injurier les membres du gouvernement doit être mis hors de toute atteinte ». Ce qui frappe, à lire les débats, notamment parlementaires, de cette époque, c’est la qualité de la langue. Et le souci de la liberté. Sur ces deux points, le niveau a baissé."
Lire aussi dans la Revue de presse "Un amendement usant pour la liberté de la presse" (Le Canard enchaîné, 14 fév. 24) dans le dossier Liberté d’expression : loi dans la rubrique Liberté d’expression (note de la rédaction CLR).
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